Rien ne peut les y décider. J’aurais beau porter sur ma tête un poids de cinquante livres d’ici à Putney, que mes cheveux se redresseraient aussitôt derechef, dès que le poids aurait disparu. Vous ne pouvez vous faire une idée de leur entêtement, Copperfield. Je suis comme un porc-épic en colère. »

J’avoue que je fus un peu désappointé, tout en lui sachant gré de sa bonhomie. Je lui dis que j’adorais son bon caractère, et que certainement il fallait que tout l’entêtement qu’on peut avoir dans sa personne eût passé dans ses cheveux, car pour lui, il ne lui en restait pas trace.

« Oh ! reprit Traddles, en riant, ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai à me plaindre de ces malheureux cheveux. La femme de mon oncle ne pouvait pas les souffrir. Elle disait que ça l’exaspérait. Et cela m’a beaucoup nui, aussi, dans les commencements, quand je suis devenu amoureux de Sophie. Oh ! mais beaucoup !

– Vos cheveux lui déplaisaient ?

– Pas à elle, reprit Traddles, mais, sa sœur aînée, la beauté de la famille, ne pouvait se lasser d’en rire, à ce qu’il paraît. Le fait est que toutes ses sœurs en font des gorges chaudes.

– C’est agréable !

– Oh ! oui, reprit Traddles avec une innocence adorable, cela nous amuse tous. Elles prétendent que Sophie a une mèche de mes cheveux dans son pupitre, et que, pour les tenir aplatis, elle est obligée de les enfermer dans un livre à fermoir. Nous en rions bien, allez !

– À propos, mon cher Traddles, votre expérience pourra m’être utile. Quand vous avez été fiancé à la jeune personne dont vous venez de me parler, avez-vous eu à faire à la famille une proposition en forme ? Par exemple, avez-vous eu à accomplir la cérémonie par laquelle nous allons passer aujourd’hui ? ajoutai-je d’une voix émue.

– Voyez-vous, Copperfield, dit Traddles, et son visage devint plus sérieux, c’est une affaire qui m’a donné bien du tourment. Vous comprenez, Sophie est si utile dans sa famille qu’on ne pouvait pas supporter l’idée qu’elle pût jamais se marier. Ils avaient même décidé, entre eux, qu’elle ne se marierait jamais, et on l’appelait d’avance la vieille fille. Aussi, quand j’en ai dit un mot à mistress Crewler, avec toutes les précautions imaginables...

– C’est la mère ?

– Oui ; son père est le révérend Horace Crewler. Quand j’ai dit un mot à mistress Crewler, en dépit de toutes mes précautions oratoires, elle a poussé un grand cri, et s’est évanouie. Il m’a fallu attendre des mois entiers avant de pouvoir aborder le même sujet.

– Mais à la fin, pourtant, vous y êtes revenu ?

– C’est le révérend Horace, dit Traddles ; l’excellent homme ! exemplaire dans tous ses rapports ; il lui a représenté que, comme chrétienne, elle devait se soumettre à ce sacrifice, d’autant plus que ce n’en était peut-être pas un, et se garder de tout sentiment contraire à la charité à mon égard. Quant à moi, Copperfield, je vous en donne ma parole d’honneur, je me faisais horreur : je me regardais comme un vautour qui venait de fondre sur cette estimable famille.

– Les sœurs ont pris votre parti, Traddles, j’espère ?

– Mais je ne peux pas dire ça. Quand mistress Crewler fut un peu réconciliée avec cette idée, nous eûmes à l’annoncer à Sarah. Vous vous rappelez ce que je vous ai dit de Sarah ? c’est celle qui a quelque chose dans l’épine dorsale !

– Oh ! parfaitement.

– Elle s’est mise à croiser les mains avec angoisse, en me regardant d’un air désolé ; puis elle a fermé les yeux, elle est devenue toute verte ; son corps était roide comme un bâton, et pendant deux jours elle n’a pu prendre que de l’eau panée, par cuillerées à café.

– C’est donc une fille insupportable, Traddles ?

– Je vous demande pardon, Copperfield. C’est une personne charmante, mais elle a tant de sensibilité ! Le fait est qu’elles sont toutes comme ça. Sophie m’a dit ensuite que rien ne pourrait jamais me donner une idée des reproches qu’elle s’était adressés à elle-même, tandis qu’elle soignait Sarah. Je suis sûr qu’elle en a dû bien souffrir, Copperfield ; j’en juge par moi, car j’étais là comme un vrai criminel. Quand Sarah a été guérie, il a fallu l’annoncer aux huit autres, et sur chacune d’elles l’effet a été des plus attendrissants. Les deux petites que Sophie élève commencent seulement maintenant à ne pas me détester.

– Mais enfin, ils sont tous maintenant réconciliés avec cette idée, j’espère ?

– Oui... oui, à tout prendre, je crois qu’ils se sont résignés, dit Traddles d’un ton de doute. À vrai dire, nous évitons d’en parler : ce qui les console beaucoup, c’est l’incertitude de mon avenir et la médiocrité de ma situation. Mais, si jamais nous nous marions, il y aura une scène déplorable. Cela ressemblera bien plus à un enterrement qu’à une noce, et ils m’en voudront tous à la mort de la leur ravir. »

Son visage avait une expression de candeur à la fois sérieuse et comique, dont le souvenir me frappe peut-être plus encore à présent que sur le moment, car j’étais alors dans un tel état d’anxiété et de tremblement pour moi-même, que j’étais tout à fait incapable de fixer mon attention sur quoi que ce fût.