Nous lui aurions dit : « Ne prenez pas la peine de nous inviter jamais », et tout malentendu aurait été évité. »

Quand miss Clarissa eut fini de secouer la tête, miss Savinia reprit la parole, tout en consultant ma lettre à travers son lorgnon. Les deux sœurs avaient de petits yeux ronds et brillants qui ressemblaient à des yeux d’oiseau. En général, elles avaient beaucoup de rapport avec de petits oiseaux, et il y avait dans leur ton bref, prompt et brusque, comme aussi dans le soin propret avec lequel elles rajustaient leur toilette, quelque chose qui rappelait la nature et les mœurs des canaris.

Miss Savinia reprit donc la parole.

« Vous nous demandez, monsieur Copperfield, à ma sœur Clarissa et à moi, l’autorisation de venir nous visiter, comme fiancé de notre nièce ?

– S’il a convenu à notre frère Francis, dit miss Clarissa qui éclata de nouveau (si tant est qu’on puisse dire éclater en parlant d’une interruption faite d’un air si calme), s’il lui a plu de s’entourer de l’atmosphère des Doctors’-Commons, avions-nous le droit ou le désir de nous y opposer ? Non, certainement. Nous n’avons jamais cherché à nous imposer à personne. Mais pourquoi ne pas le dire ? mon frère Francis et sa femme étaient bien maîtres de choisir leur société, comme ma sœur Clarissa et moi de choisir la nôtre. Nous sommes assez grandes pour ne pas nous en laisser manquer, je suppose ! »

Comme cette apostrophe semblait s’adresser à Traddles et à moi, nous nous crûmes obligés d’y faire quelque réponse. Traddles parla trop bas, on ne put l’entendre ; moi, je dis, à ce que je crois, que cela faisait le plus grand honneur à tout le monde. Je ne sais pas du tout ce que je voulais dire par là.

« Ma sœur Savinia, dit miss Clarissa maintenant qu’elle venait de se soulager le cœur, continuez. »

Miss Savinia continua :

« Monsieur Copperfield, ma sœur Clarissa et moi nous avons mûrement réfléchi au sujet de votre lettre ; et, avant d’y réfléchir, nous avons commencé par la montrer à notre nièce et par la discuter avec elle. Nous ne doutons pas que vous ne croyiez l’aimer beaucoup.

– Si je crois l’aimer, madame ! oh !... »

J’allais entrer en extase ; mais miss Clarissa me lança un tel regard (exactement celui d’un petit serin), comme pour me prier de ne pas interrompre l’oracle, que je me tus en demandant pardon.

« L’affection, dit miss Savinia en regardant sa sœur comme pour lui demander de l’appuyer de son assentiment, et miss Clarissa n’y manquait pas à la fin de chaque phrase par un petit hochement de tête ad hoc, l’affection solide, le respect, le dévouement ont de la peine à s’exprimer. Leur voix est faible. Modeste et réservé, l’amour se cache, il attend, il attend toujours. C’est comme un fruit qui attend sa maturité. Souvent la vie se passe, et il reste encore à mûrir à l’ombre. »

Naturellement, je ne compris pas alors que c’était une allusion aux souffrances présumées du malheureux Pidger ; je vis seulement, à la gravité avec laquelle miss Clarissa remuait la tête, qu’il y avait un grand sens dans ces paroles.

« Les inclinations légères (car je ne saurais les comparer avec les sentiments solides dont je parle), continua miss Savinia, les inclinations légères des petits jeunes gens ne sont auprès de cela que ce que la poussière est au roc. Il est si difficile de savoir si elles ont un fondement solide, que ma sœur Clarissa et moi nous ne savions que faire, en vérité, monsieur Copperfield, et vous monsieur...

– Traddles, dit mon ami en voyant qu’on le regardait.

– Je vous demande pardon, monsieur Traddles du Temple, je crois ? dit miss Clarissa en lorgnant encore la lettre.

– Précisément », dit Traddles, et il devint rouge comme un coq.

« Je n’avais encore reçu aucun encouragement positif, mais il me semblait remarquer que les deux petites sœurs, et surtout miss Savinia, se complaisaient dans cette nouvelle question d’intérêt domestique ; qu’elles cherchaient à en tirer tout le parti possible, à la faire durer le plus possible, et cela me donnait bon espoir. Je croyais voir que miss Savinia serait ravie d’avoir à gouverner deux jeunes amants, comme Dora et moi, et que miss Clarissa serait presque aussi contente de la voir nous gouverner, en se donnant de temps à autre le plaisir de disserter sur la branche de la question qu’elle s’était réservée pour sa part. Cela me donna le courage de déclarer avec la plus grande chaleur que j’aimais Dora plus que je ne pouvais le dire, ou qu’on ne pouvait le croire ; que tous mes amis savaient combien je l’aimais ; que ma tante, Agnès, Traddles, tous ceux qui me connaissaient, savaient combien mon amour pour elle m’avait rendu sérieux. J’appelai Traddles en témoignage. Traddles prit feu comme s’il se plongeait à corps perdu dans un débat parlementaire, et vint noblement à mon aide ; évidemment, ses paroles simples, sensées et pratiques produisirent une impression favorable.

« J’ai, s’il m’est permis de le dire, une certaine expérience en cette matière, dit Traddles ; je suis fiancé à une jeune personne qui est l’aînée de dix enfants, en Devonshire, et même pour le moment je ne vois aucune probabilité que nous puissions nous marier.

– Vous pourrez donc confirmer ce que j’ai dit, M. Traddles, repartit miss Savinia, à laquelle il inspirait évidemment un intérêt tout nouveau, sur l’affection modeste et réservée qui sait attendre, et toujours attendre.

– Entièrement, madame », dit Traddles.

Miss Clarissa regarda miss Savinia en lui faisant un signe de tête plein de gravité. Miss Savinia regarda miss Clarissa d’un air sentimental et poussa un léger soupir.

« Ma sœur Savinia, dit miss Clarissa, prenez mon flacon. »

Miss Savinia se réconforta au moyen des sels de sa sœur, puis elle continua d’une voix plus faible, tandis que Traddles et moi nous la regardions avec sollicitude.

« Nous avons eu de grands doutes, ma sœur et moi, monsieur Traddles, sur la marche qu’il convenait de suivre quant à l’attachement, ou du moins quant à l’attachement supposé de deux petits jeunes gens comme votre ami M. Copperfield et notre nièce.

– L’enfant de notre frère Francis, fit remarquer miss Clarissa. Si la femme de notre frère Francis avait, de son vivant, jugé convenable (bien qu’elle eût certainement le droit d’agir différemment) d’inviter la famille à dîner chez elle, nous connaîtrions mieux aujourd’hui l’enfant de notre frère Francis. Ma sœur Savinia, continuez. »

Miss Savinia retourna ma lettre, pour en remettre l’adresse sous ses yeux, puis elle parcourut avec son lorgnon quelques notes bien alignées qu’elle y avait inscrites.

« Il nous semble prudent, monsieur Traddles, dit-elle, de juger par nous-mêmes de la profondeur de tels sentiments. Pour le moment nous n’en savons rien, et nous ne pouvons savoir ce qu’il en est réellement ; tout ce que nous croyons donc pouvoir faire, c’est d’autoriser M. Copperfield à nous venir voir.

– Je n’oublierai jamais votre bonté, mademoiselle, m’écriai-je, le cœur soulagé d’un grand poids.

– Mais, pour le moment, reprit miss Savinia, nous désirons, monsieur Traddles, que ces visites s’adressent à nous. Nous ne voulons sanctionner aucun engagement positif entre M. Copperfield et notre nièce, avant que nous ayons eu l’occasion...

– Avant que vous ayez eu l’occasion, ma sœur Savinia, dit miss Clarissa.

– Je le veux bien, répondit miss Savinia, avec un soupir, avant que j’aie eu l’occasion d’en juger.

– Copperfield, dit Traddles en se tournant vers moi, vous sentez, j’en suis sûr, qu’on ne saurait rien dire de plus raisonnable ni de plus sensé.

– Non, certainement, m’écriai-je, et j’y suis on ne peut plus sensible.

– Dans l’état actuel des choses, dit miss Savinia, qui eut de nouveau recours à ses notes, et une fois qu’il est établi sur quel pied nous autorisons les visites de M. Copperfield, nous lui demandons de nous donner sa parole d’honneur qu’il n’aura avec notre nièce aucune communication, de quelque espèce que ce soit, sans que nous en soyons prévenues ; et qu’il ne formera, par rapport à notre nièce, aucun projet, sans nous le soumettre préalablement...

– Sans vous le soumettre, ma sœur Savinia, interrompit miss Clarissa.

– Je le veux bien, Clarissa, répondit miss Savinia d’un ton résigné, à moi personnellement... et sans qu’il ait obtenu notre approbation. Nous en faisons une condition expresse et absolue qui ne devra être enfreinte sous aucun prétexte. Nous avions prié M. Copperfield de se faire accompagner aujourd’hui d’une personne de confiance (et elle se tourna vers Traddles qui salua), afin qu’il ne pût y avoir ni doute ni malentendu sur ce point. M. Copperfield, si vous ou M. Traddles vous avez le moindre scrupule à nous faire cette promesse, je vous prie de prendre du temps pour y réfléchir. »

Je m’écriai, dans mon enthousiasme, que je n’avais pas besoin d’y réfléchir un seul instant de plus. Je jurai solennellement, et, du ton le plus passionné, j’appelai Traddles à me servir de témoin ; je me déclarai d’avance le plus atroce et le plus pervers des hommes si jamais je manquais le moins du monde à cette promesse.

« Attendez, dit miss Savinia en levant la main : avant d’avoir le plaisir de vous recevoir, messieurs, nous avions résolu de vous laisser seuls un quart d’heure, pour vous donner le temps de réfléchir à ce sujet. Permettez-nous de nous retirer. »

En vain je répétai que je n’avais pas besoin d’y réfléchir ; elles persistèrent à se retirer pour un quart d’heure. Les deux petits oiseaux s’en allèrent en sautillant avec dignité, et nous restâmes seuls : moi, transporté dans des régions délicieuses, et Traddles occupé à m’accabler de ses félicitations. Au bout du quart d’heure, ni plus ni moins, elles reparurent, toujours avec la même dignité ! À leur sortie le froissement de leurs robes avait fait un léger bruissement comme si elles étaient composées de feuilles d’automne ; quand elles revinrent, le même frémissement se fit encore entendre.

Je promis de nouveau d’observer fidèlement la prescription.

« Ma sœur Clarissa, dit miss Savinia, le reste vous regarde. »

Miss Clarissa cessa, pour la première fois, de laisser ses bras croisés, prit ses notes et les regarda.

« Nous serons heureux, dit miss Clarissa, de recevoir M. Copperfield à dîner tous les dimanches, si cela lui convient. Nous dînons à trois heures. »

Je saluai.

« Dans le courant de la semaine, dit miss Clarissa, nous serons charmées que M. Copperfield vienne prendre le thé avec nous.