À mesure que nous
approchions de la maison des demoiselles Spenlow, je me sentais si
peu rassuré sur mes dehors personnels et sur ma présence
d’esprit, que Traddles me proposa, pour me remettre, de boire
quelque chose de légèrement excitant, comme un verre
d’ale. Il me conduisit à un café voisin, puis, au
sortir de là, je me dirigeai d’un pas tremblant vers la
porte de ces demoiselles.
J’eus comme une vague sensation
que nous étions arrivés, quand je vis une servante nous
ouvrir la porte. Il me sembla que j’entrais en chancelant dans
un vestibule où il y avait un baromètre, et qui donnait
sur un tout petit salon au rez-de-chaussée. Le salon ouvrait
sur un joli petit jardin. Puis, je crois que je m’assis sur un
canapé, que Traddles ôta son chapeau, et que ses
cheveux, en se redressant, lui donnèrent l’air d’une
de ces petites figures d’épouvantail à ressort
qui sortent d’une boîte quand on lève le
couvercle. Je crois avoir entendu une vieille pendule rococo qui
ornait la cheminée faire tic tac, et que j’essayai de
mettre celui de mon cœur à l’unisson ; mais
bah ! il battait trop fort. Je crois que je cherchai des yeux
quelque chose qui me rappelât Dora, et que je ne vis rien. Je
crois aussi que j’entendis Jip aboyer dans le lointain et que
quelqu’un étouffa aussitôt ses cris. Enfin, je
manquai de pousser du coup Traddles dans la cheminée, en
faisant la révérence, avec une extrême confusion,
à deux vieilles petites dames habillées en noir, qui
ressemblaient à deux diminutifs ratatinés de feu
M. Spenlow.
« Asseyez-vous, je vous
prie, dit l’une des deux petites dames. »
Quand j’eus cessé de
faire tomber Traddles et que j’eus trouvé un autre siège
qu’un chat sur lequel je m’étais premièrement
installé, je recouvrai suffisamment mes sens pour m’apercevoir
que M. Spenlow devait évidemment être le plus jeune
de la famille ; il devait y avoir six ou huit ans de différence
entre les deux sœurs. La plus jeune paraissait chargée
de diriger la conférence, d’autant qu’elle tenait
ma lettre à la main (ma pauvre lettre ! je la
reconnaissais bien, et pourtant je tremblais de la reconnaître),
et qu’elle la consultait de temps en temps avec son lorgnon.
Les deux sœurs étaient habillées de même,
mais la plus jeune avait pourtant dans sa personne je ne sais quoi
d’un peu plus juvénile ; et aussi dans sa toilette
quelque dentelle de plus à son col ou à sa chemisette,
peut-être une broche ou un bracelet, ou quelque chose comme
cela qui lui donnait un air plus lutin. Toutes deux étaient
roides, calmes et compassées. La sœur qui ne tenait pas
ma lettre avait les bras croisés sur la poitrine, comme une
idole.
« M. Copperfield, je
pense ? » dit la sœur qui tenait ma lettre, en
s’adressant à Traddles.
Quel effroyable début !
Traddles, obligé d’expliquer que c’était
moi qui étais M. Copperfield, et moi réduit à
réclamer ma personnalité ! et elles forcées
à leur tour de se défaire d’une opinion préconçue
que Traddles était M. Copperfield. Jugez comme c’était
agréable ! et par-dessus le marché nous entendions
très distinctement deux petits aboiements de Jip, puis sa voix
fut encore étouffée.
« Monsieur Copperfield ! »
dit la sœur qui tenait la lettre.
Je fis je ne sais quoi, je saluai
probablement, puis je prêtai l’oreille la plus attentive
à ce que me dit l’autre sœur.
« Ma sœur Savinia
étant plus versée que moi dans de pareilles matières
va vous dire ce que nous croyons qu’il y ait de mieux à
faire dans l’intérêt des deux parties. »
Je découvris plus tard que
miss Savinia faisait autorité pour les affaires de cœur,
parce qu’il avait existé jadis un certain M. Pidger,
qui jouait au whist, et qui avait été, à ce
qu’on croyait, amoureux d’elle. Mon opinion personnelle,
c’est que la supposition était entièrement
gratuite et que Pidger était parfaitement innocent d’un
tel sentiment ; ce qu’il y a de sûr, c’est que
je n’ai jamais entendu dire qu’il en eût donné
la moindre atteinte. Mais enfin, miss Savinia et miss Clarissa
croyaient comme un article de foi qu’il aurait déclaré
sa passion s’il n’avait été emporté,
à la fleur de l’âge (il avait environ soixante
ans), par l’abus des liqueurs fortes, corrigé ensuite
mal à propos par l’abus des eaux de Bath, comme
antidote. Elles avaient même un secret soupçon qu’il
était mort d’un amour rentré, celui qu’il
portait à Savinia. Je dois dire que le portrait qu’elles
avaient conservé de lui présentait un nez cramoisi qui
ne paraissait pas avoir autrement souffert de cet amour dissimulé.
« Nous ne voulons pas, dit
miss Savinia, remonter dans le passé jusqu’à
l’origine de la chose. La mort de notre pauvre frère
Francis a effacé tout cela.
– Nous n’avions pas,
dit miss Clarissa, de fréquents rapports avec notre frère
Francis ; mais il n’y avait point de division ni de
désunion positive entre nous. Francis est resté de son
côté, nous du nôtre. Nous avons trouvé que
c’était ce qu’il y avait de mieux à faire
dans l’intérêt des deux parties, et c’était
vrai. »
Les deux sœurs se penchaient
également en avant pour parler, puis elles secouaient la tête
et se redressaient quand elles avaient fini. Miss Clarissa ne remuait
jamais les bras. Elle jouait quelquefois du piano dessus avec ses
doigts, des menuets et des marches, je suppose, mais ses bras n’en
restaient pas moins immobiles.
« La position de notre
nièce, du moins sa position supposée, est bien changée
depuis la mort de notre frère Francis. Nous devons donc
croire, dit miss Savinia, que l’avis de notre frère sur
la position de sa fille n’a plus la même importance. Nous
n’avons pas de raison de douter, M. Copperfield, que vous
ne possédiez une excellente réputation et un caractère
honorable, ni que vous ayez de l’attachement pour notre nièce,
ou du moins que vous ne croyiez fermement avoir de l’attachement
pour elle. »
Je répondis, comme je n’avais
garde en aucun cas d’en laisser échapper l’occasion,
que jamais personne n’avait aimé quelqu’un comme
j’aimais Dora. Traddles me prêta main-forte par un
murmure confirmatif.
Miss Savinia allait faire quelque
remarque quand miss Clarissa, qui semblait poursuivie sans cesse du
besoin de faire allusion à son frère Francis, reprit la
parole.
« Si la mère de
Dora, dit-elle, nous avait dit, le jour où elle épousa
notre frère Francis, qu’il n’y avait pas de place
pour nous à sa table, cela aurait mieux valu dans l’intérêt
des deux parties.
– Ma sœur Clarissa,
dit miss Savinia, peut-être vaudrait-il mieux laisser cela de
côté.
– Ma sœur Savinia,
dit miss Clarissa, cela a rapport au sujet. Je ne me permettrai pas
de me mêler de la branche du sujet qui vous regarde. Vous seule
êtes compétente pour en parler. Mais, quant à
cette autre branche du sujet, je me réserve ma voix et mon
opinion. Il aurait mieux valu, dans l’intérêt des
deux parties, que la mère de Dora nous exprimât
clairement ses intentions le jour où elle a épousé
notre frère Francis. Nous aurions su à quoi nous en
tenir.
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