Je
saisis cette occasion de lui demander si elle connaissait
M. Brooks de Sheffield ; elle me répondit que non, mais
que probablement c’était quelque fabricant de coutellerie.
Est-il possible, au moment où le visage de ma
mère paraît devant moi, aussi distinctement que celui d’une
personne que je reconnaîtrais dans une rue pleine de monde, que ce
visage n’existe plus ? Je sais qu’il a changé, je sais qu’il
n’est plus ; mais en parlant de sa beauté innocente et
enfantine, puis-je croire qu’elle a disparu et qu’elle n’est plus,
tandis que je sens près de moi sa douce respiration, comme je la
sentais ce soir-là ? Est-il possible que ma mère ait changé,
lorsque mon souvenir me la rappelle toujours ainsi ; lorsque
mon cœur fidèle aux affections de sa jeunesse, retient encore
présent dans sa mémoire ce qu’il chérissait alors.
Pendant que je parle de ma mère, je la vois
belle comme elle était le soir où nous eûmes cette conversation,
lorsqu’elle vint me dire bonsoir. Elle se mit gaiement à genoux
près de mon lit, et me dit, en appuyant son menton sur ses
mains :
« Qu’est-ce qu’ils ont donc dit,
Davy ? répète-le moi, je ne peux pas le croire.
– La séduisante… commençai-je à
dire. »
Ma mère mit sa main sur mes lèvres pour
m’arrêter.
« Mais non, ce n’était pas séduisante,
dit-elle en riant, ce ne pouvait pas être séduisante, Davy. Je sais
bien que non.
– Mais si ! la séduisante
Mme Copperfield, répétai-je avec vigueur, et aussi « la
jolie. »
– Non, non, ce n’était pas la jolie, pas la
jolie, repartit ma mère en plaçant de nouveau les doigts sur mes
lèvres.
– Oui, oui, la jolie petite veuve.
– Quels fous ! quels impertinents !
cria ma mère en riant et en se cachant le visage. Quels hommes
absurdes ! N’est-ce pas ? mon petit Davy ?
– Mais, maman.
– Ne le dis pas à Peggotty ; elle se
fâcherait contre eux. Moi, je suis extrêmement fâchée contre eux,
mais j’aime mieux que Peggotty ne le sache pas. »
Je promis, bien entendu. Ma mère m’embrassa
encore je ne sais combien de fois ; et je dormis bientôt
profondément.
Il me semble, à la distance qui m’en sépare,
que ce fut le lendemain que Peggotty me fit l’étrange et
aventureuse proposition que je vais rapporter ; mais il est
probable que ce fût deux mois après.
Nous étions un soir ensemble comme par le
passé (ma mère était sortie selon sa coutume), nous étions
ensemble, Peggotty et moi, en compagnie du bas, du petit mètre, du
morceau de cire, de la boîte avec saint Paul sur le couvercle, et
du livre des crocodiles, quand Peggotty après m’avoir regardé
plusieurs fois, et après avoir ouvert la bouche comme si elle
allait parler, sans toutefois prononcer un seul mot, ce qui
m’aurait fort effrayé, si je n’avais cru qu’elle bâillait tout
simplement, me dit enfin d’un ton câlin :
« Monsieur Davy, aimeriez-vous à venir
avec moi passer quinze jours chez mon frère, à Portsmouth ?
Cela ne vous amuserait-il pas ?
– Votre frère est-il agréable, Peggotty ?
demandai-je par précaution.
– Ah ! je crois bien qu’il est
agréable ! s’écria Peggotty en levant les bras au ciel. Et
puis il y a la mer, et les barques, et les vaisseaux, et les
pêcheurs, et la plage, et Am, qui jouera avec vous. »
Peggotty voulait parler de son neveu Ham, que
nous avons déjà vu dans le premier chapitre, mais en supprimant l’H
de son nom, elle en faisait une conjugaison de la grammaire
anglaise[3].
Ce programme de divertissement m’enchanta, et
je répondis que cela m’amuserait parfaitement : mais qu’en
dirait ma mère ?
– Eh bien ! je parierais une guinée, dit
Peggotty en me regardant attentivement, qu’elle nous laissera
aller. Je le lui demanderai dès qu’elle rentrera, si vous voulez.
Qu’en dites-vous ?
– Mais, qu’est-ce qu’elle fera pendant que
nous serons partis ? dis-je en appuyant mes petits coudes sur
la table, comme pour donner plus de force à ma question. Elle ne
peut pas rester toute seule. »
Le trou que Peggotty se mit tout d’un coup à
chercher dans le talon du bas qu’elle raccommodait devait être si
petit, que je crois bien qu’il ne valait pas la peine d’être
raccommodé.
« Mais, Peggotty, je vous dis qu’elle ne
peut pas rester toute seule.
– Que le bon Dieu vous bénisse ! dit
enfin Peggotty en levant les yeux sur moi : ne le savez-vous
pas ? Elle va passer quinze jours chez mistress Grayper, et
mistress Grayper va avoir beaucoup de monde. »
Puisqu’il en était ainsi, j’étais tout prêt à
partir. J’attendais avec la plus vive impatience que ma mère revint
de chez mistress Grayper (car elle était chez elle ce soir-là) pour
voir si on nous permettrait de mettre à exécution ce beau projet.
Ma mère fut beaucoup moins surprise que je ne m’y attendais, et
donna immédiatement son consentement ; tout fut arrangé le
soir même, et on convint de ce qu’on payerait pendant ma visite
pour mon logement et ma nourriture.
Le jour de notre départ arriva bientôt. On
l’avait choisi si rapproché qu’il arriva bientôt, même pour moi qui
attendais ce moment avec une impatience fébrile, et qui redoutais
presque de voir un tremblement de terre, une éruption de volcan, ou
quelque autre grande convulsion de la nature, venir à la traverse
de notre excursion. Nous devions faire le voyage dans la carriole
d’un voiturier qui partait le matin après déjeuner. J’aurais donné
je ne sais quoi pour qu’on me permît de m’habiller la veille au
soir et de me coucher tout botté.
Je ne songe pas sans une profonde émotion,
bien que j’en parle d’un ton léger, à la joie que j’éprouvais en
quittant la maison où j’avais été si heureux : je ne
soupçonnais guère tout ce que j’allais quitter pour toujours.
J’aime à me rappeler que lorsque la carriole
était devant la porte, et que ma mère m’embrassait, je me mis à
pleurer en songeant, avec une tendresse reconnaissante, à elle et à
ce lieu que je n’avais encore jamais quitté. J’aime à me rappeler
que ma mère pleurait aussi, et que je sentais son cœur battre
contre le mien.
J’aime à me rappeler qu’au moment où le
voiturier se mettait en marche, ma mère courut à la grille et lui
cria de s’arrêter, parce qu’elle voulait m’embrasser encore une
fois. J’aime à songer à la profonde tendresse avec laquelle elle me
serra de nouveau dans ses bras.
Elle restait debout, seule sur la route,
M. Murdstone s’approcha d’elle, et il me sembla qu’il lui
reprochait d’être trop émue. Je le regardais à travers les barreaux
de la carriole, tout en me demandant de quoi il se mêlait. Peggotty
qui se retournait aussi de l’autre côté, avait l’air fort peu
satisfait, ce que je vis bien quand elle regarda de mon côté.
Pour moi, je restai longtemps occupé à
contempler Peggotty, tout en rêvant à une supposition que je venais
de faire : si Peggotty avait l’intention de me perdre comme le
petit Poucet dans les contes de fées, ne pourrais-je pas toujours
retrouver mon chemin à l’aide des boutons et des agrafes qu’elle
laisserait tomber en route ?
Chapitre 3
Un changement.
Le cheval du voiturier était bien la plus
paresseuse bête qu’on puisse imaginer (du moins je l’espère) ;
il cheminait lentement, la tête pendante, comme s’il se plaisait à
faire attendre les pratiques pour lesquelles il transportait des
paquets. Je m’imaginais même parfois qu’il éclatait de rire à cette
pensée, mais le voiturier m’assura que c’était un accès de toux,
parce qu’il était enrhumé.
Le voiturier avait, lui aussi, l’habitude de
se tenir la tête pendante, le corps penché en avant tandis qu’il
conduisait, en dormant à moitié, les bras étendus sur ses genoux.
Je dis tandis qu’il conduisait, mais je crois que la carriole
aurait aussi bien pu aller à Yarmouth sans lui, car le cheval se
conduisait tout seul ; et quant à la conversation, l’homme
n’en avait pas d’autre que de siffler.
Peggotty avait sur ses genoux un panier de
provisions, qui aurait bien pu durer jusqu’à Londres, si nous y
avions été par le même moyen de transport. Nous mangions et nous
dormions alternativement. Peggotty s’endormait régulièrement le
menton appuyé sur l’anse de son panier, et jamais, si je ne l’avais
pas entendu de mes deux oreilles, on ne m’aurait fait croire qu’une
faible femme pût ronfler avec tant d’énergie.
Nous fîmes tant de détours par une foule de
petits chemins, et nous passâmes tant de temps à une auberge où il
fallait déposer un bois de lit, et dans bien d’autres endroits
encore, que j’étais très-fatigué et bien content d’arriver enfin à
Yarmouth, que je trouvai bien spongieux et bien imbibé en jetant
les yeux sur la grande étendue d’eau qu’on voyait le long de la
rivière ; je ne pouvais pas non plus m’empêcher d’être surpris
qu’il y eût une partie du monde si plate, quand mon livre de
géographie disait que la terre était ronde. Mais je réfléchis que
Yarmouth était probablement situé à un des pôles, ce qui expliquait
tout.
À mesure que nous approchions, je voyais
l’horizon s’étendre comme une ligne droite sous le ciel : je
dis à Peggotty qu’une petite colline par-ci par-là ferait beaucoup
mieux, et que, si la terre était un peu plus séparée de la mer, et
que la ville ne fût pas ainsi trempée dans la marée montante, comme
une rôtie dans de l’eau panée, ce serait bien plus joli. Mais
Peggotty me répondit, avec plus d’autorité qu’à l’ordinaire, qu’il
fallait prendre les choses comme elles sont, et que, pour sa part,
elle était fière d’appartenir à ce qu’on appelle les Harengs de
Yarmouth.
Quand nous fûmes au milieu de la rue (qui me
parut fort étrange) et que je sentis l’odeur du poisson, de la
poix, de l’étoupe et du goudron ; quand je vis les matelots
qui se promenaient, et les charrettes qui dansaient sur les pavés,
je compris que j’avais été injuste envers une ville si
commerçante ; je l’avouai à Peggotty qui écoutait avec une
grande complaisance mes expressions de ravissement et qui me dit
qu’il était bien reconnu (je suppose que c’était une chose reconnue
par ceux qui ont la bonne fortune d’être des harengs de naissance)
qu’à tout prendre, Yarmouth était la plus belle ville de
l’univers.
« Voilà mon Am, s’écria Peggotty ;
comme il est grandi ! c’est à ne pas le
reconnaître. »
En effet, il nous attendait à la porte de
l’auberge ; il me demanda comment je me portais, comme à une
vieille connaissance. Au premier abord ; il me semblait que je
ne le connaissais pas aussi bien qu’il paraissait me connaître,
attendu qu’il n’était jamais venu à la maison depuis la nuit de ma
naissance, ce qui naturellement lui donnait de l’avantage sur moi.
Mais notre intimité fit de rapides progrès quand il me prit sur son
dos pour m’emporter chez lui. C’était un grand garçon de six pieds
de haut, fort et gros en proportion, aux épaules rondes et
robustes ; mais son visage avait une expression enfantine, et
ses cheveux blonds tout frisés lui donnaient l’air d’un mouton. Il
avait une jaquette de toile à voiles, et un pantalon si roide qu’il
se serait tenu tout aussi droit quand même il n’y aurait pas eu de
jambes dedans. Quant à sa coiffure, on ne peut pas dire qu’il
portât un chapeau, c’était plutôt un toit de goudron sur un vieux
bâtiment.
Ham me portait sur son dos et tenait sous son
bras une petite caisse à nous : Peggotty en portait une autre.
Nous traversions des sentiers couverts de tas de copeaux et de
petites montagnes de sable ; nous passions à côté de fabriques
de gaz, de corderies, de chantiers de construction, de chantiers de
démolition, de chantiers de calfatage, d’ateliers de gréement, de
forges en mouvement, et d’une foule d’établissements pareils ;
enfin nous arrivâmes en face de la grande étendue grise que j’avais
déjà vue de loin ; Ham me dit :
« Voilà notre maison, monsieur
Davy. »
Je regardai de tous côtés, aussi loin que mes
yeux pouvaient voir dans ce désert, sur la mer, sur la rivière,
mais sans découvrir la moindre maison. Il y avait une barque noire,
ou quelque autre espèce de vieux bateau près de là, échoué sur le
sable ; un tuyau de tôle, qui remplaçait la cheminée, fumait
tout tranquillement, mais je n’apercevais rien autre chose qui eût
l’air d’une habitation.
« Ce n’est pas ça ? dis-je, cette
chose qui ressemble à un bateau ?
– C’est ça, monsieur Davy, » répliqua
Ham.
Si c’eût été le palais d’Aladin, l’œuf de roc
et tout ça, je crois que je n’aurais pas été plus charmé de l’idée
romanesque d’y demeurer. Il y avait dans le flanc du bateau une
charmante petite porte ; il y avait un plafond et des petites
fenêtres ; mais ce qui en faisait le mérite, c’est que c’était
un vrai bateau qui avait certainement vogué sur la mer des
centaines de fois ; un bateau qui n’avait jamais été destiné à
servir de maison sur la terre ferme. C’est là ce qui en faisait le
charme à mes yeux. S’il avait jamais été destiné à servir de
maison, je l’aurais peut-être trouvé petit pour une maison, ou
incommode, ou trop isolé ; mais du moment que cela n’avait pas
été construit dans ce but, c’était une ravissante demeure.
À l’intérieur elle était parfaitement propre,
et aussi bien arrangée que possible.
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