Il y avait une table, une
horloge de Hollande, une commode, et sur la commode il y avait un
plateau où l’on voyait une dame armée d’un parasol, se promenant
avec un enfant à l’air martial qui jouait au cerceau. Une Bible
retenait le plateau et l’empêchait de glisser : s’il était
tombé, le plateau aurait écrasé dans sa chute une quantité de
tasses, de soucoupes et une théière qui étaient rangées autour du
livre. Sur les murs, il y avait quelques gravures coloriées,
encadrées et sous verre, qui représentaient des sujets de
l’Écriture. Toutes les fois qu’il m’est arrivé depuis d’en voir de
semblables entre les mains de marchands ambulants, j’ai revu
immédiatement apparaître devant moi tout l’intérieur de la maison
du frère de Peggotty. Les plus remarquables de ces tableaux,
c’étaient Abraham en rouge qui allait sacrifier Isaac en bleu, et
Daniel en jaune, au milieu d’une fosse remplie de lions verts. Sur
le manteau de la cheminée on voyait une peinture du lougre la
Sarah-Jane, construit à Sunderland, avec une vraie petite
poupe en bois qui y était adaptée ; c’était une œuvre d’art,
un chef-d’œuvre de menuiserie que je considérais comme l’un des
biens les plus précieux que ce monde pût offrir. Aux poutres du
plafond, il y avait de grands crochets dont je ne comprenais pas
bien encore l’usage, des coffres et autres ustensiles aussi
commodes pour servir de chaises.
Dès que j’eus franchi le sol, je vis tout cela
d’un clin-d’œil (on n’a pas oublié que j’étais un enfant
observateur). Puis Peggotty ouvrit une petite porte et me montra
une chambre à coucher. C’était la chambre la plus complète et la
plus charmante qu’on pût inventer, dans la poupe du vaisseau, avec
une petite fenêtre par laquelle passait autrefois le
gouvernail ; un petit miroir placé juste à ma hauteur, avec un
cadre en coquilles d’huîtres ; un petit lit, juste assez grand
pour s’y fourrer, et sur la table un bouquet d’herbes marines dans
une cruche bleue. Les murs étaient d’une blancheur éclatante, et le
couvre-pieds avait des nuances si vives que cela me faisait mal aux
yeux. Ce que je remarquai surtout dans cette délicieuse maison,
c’est l’odeur du poisson ; elle était si pénétrante, que quand
je tirai mon mouchoir de poche, on aurait dit, à l’odeur, qu’il
avait servi à envelopper un homard. Lorsque je confiai cette
découverte à Peggotty, elle m’apprit que son frère faisait le
commerce des homards, des crabes et des écrevisses ; je
trouvai ensuite un tas de ces animaux, étrangement entortillés les
uns dans les autres et toujours occupés à pincer tout ce qu’ils
trouvaient au fond d’un petit réservoir en bois, où on mettait
aussi les pots et les bouilloires.
Nous fûmes reçus par une femme très-polie qui
portait un tablier blanc, et que j’avais vue nous faire la
révérence à une demi-lieue de distance, quand j’arrivais sur le dos
de Ham. Elle avait près d’elle une ravissante petite fille (du
moins c’était mon avis), avec un collier de perles bleues ;
elle ne voulut jamais me laisser l’embrasser, et alla se cacher
quand je lui en fis la proposition. Nous finissions de dîner de la
façon la plus somptueuse, avec des poules d’eau bouillies, du
beurre fondu, des pommes de terre, et une côtelette à mon usage,
lorsque nous vîmes arriver un homme aux longs cheveux qui avait
l’air très-bon enfant. Comme il appelait Peggotty « ma
mignonne, » et qu’il lui donna un gros baiser sur la joue, je
n’eus aucun doute (vu la retenue habituelle de Peggotty) que ce ne
fût son frère ; en effet, c’était lui, et on me le présenta
bientôt comme M. Peggotty, le maître de céans.
« Je suis bien aise de vous voir,
monsieur ? dit M. Peggotty. Nous sommes de braves gens,
monsieur, un peu rudes, mais tout à votre service. »
Je le remerciai, et je lui répondis que
j’étais bien sûr d’être heureux dans un aussi charmant endroit.
« Comment va votre maman, monsieur ?
dit M. Peggotty. L’avez-vous laissée en bonne
santé ? »
Je répondis à M. Peggotty qu’elle était
en aussi bonne santé que je pouvais le souhaiter, et qu’elle lui
envoyait ses compliments, ce qui était de ma part une fiction
polie.
« Je lui suis bien obligé, » dit
M. Peggotty. « Eh bien, monsieur, si vous pouvez vous
accommoder de nous, pendant quinze jours, dit-il, en se tournant
vers sa sœur, et Ham, et la petite Émilie, nous serons fiers de
votre compagnie. »
Après m’avoir fait les honneurs de sa maison
de la façon la plus hospitalière, M. Peggotty alla se
débarbouiller avec de l’eau chaude, tout en observant que
« l’eau froide ne suffisait pas pour lui nettoyer la
figure. » Il revint bientôt, ayant beaucoup gagné à cette
toilette, mais si rouge que je ne pus m’empêcher de penser que sa
figure avait cela de commun avec les homards, les crabes et les
écrevisses, qu’elle entrait dans l’eau chaude toute noire, et
qu’elle en ressortait toute rouge.
Quand nous eûmes pris le thé, on ferma la
porte et on s’établit bien confortablement (les nuits étaient déjà
froides et brumeuses), cela me parut la plus délicieuse retraite
que pût concevoir l’imagination des hommes. Entendre le vent
souffler sur la mer, savoir que le brouillard envahissait toute
cette plaine désolée qui nous entourait, et se sentir près du feu,
dans une maison absolument isolée, qui était un bateau, cela avait
quelque chose de féerique. La petite Émilie avait surmonté sa
timidité, elle était assise à côté de moi sur le coffre le moins
élevé ; il y avait là tout juste de la place pour nous deux au
coin de la cheminée ; mistress Peggotty avec son tablier
blanc, tricotait au coin opposé ; Peggotty tirait l’aiguille,
avec sa boîte au couvercle de saint Paul et le petit bout de cire
qui semblaient n’avoir jamais connu d’autre domicile. Ham qui
m’avait donné ma première leçon du jeu de bataille, cherchait à se
rappeler comment on disait la bonne aventure, et laissait sur
chaque carte qu’il retournait la marque de son pouce.
M. Peggotty fumait sa pipe. Je sentis que c’était un moment
propre à la conversation et à l’intimité.
« M. Peggotty ! lui dis-je.
– Monsieur, dit-il.
– Est-ce que vous avez donné à votre fils le
nom de Ham, parce que vous vivez dans une espèce
d’arche ? »
M. Peggotty sembla trouver que c’était
une idée très-profonde, mais il répondit :
« Non, monsieur, je ne lui ai jamais
donné de nom.
– Qui lui a donc donné ce nom ? dis-je en
posant à M. Peggotty la seconde question du catéchisme.
– Mais, monsieur, c’est son père qui le lui a
donné, dit M. Peggotty.
– Je croyais que vous étiez son père.
– C’était mon frère Joe qui était son père,
dit M. Peggotty.
– Il est mort, M. Peggotty ?
demandai-je après un moment de silence respectueux.
– Noyé, dit M. Peggotty. »
J’étais très-étonné que M. Peggotty ne
fût pas le père de Ham, et je me demandais si je ne me trompais pas
aussi sur sa parenté avec les autres personnes présentes. J’avais
si grande envie de le savoir, que je me déterminai à le demander à
M. Peggotty.
« Et la petite Émilie, dis-je, en la
regardant. C’est votre fille, n’est-ce pas, monsieur
Peggotty ?
– Non, monsieur. C’était mon beau-frère, Tom,
qui était son père. »
Je ne pus m’empêcher de lui dire après un
autre silence plein de respect : « Il est mort,
M. Peggotty ?
– Noyé, » dit M. Peggotty.
Je sentais combien il était difficile de
continuer sur ce sujet, mais je ne savais pas encore tout, et je
voulais tout savoir. J’ajoutai donc :
« Vous avez des enfants, monsieur
Peggotty.
– Non, monsieur, répondit-il en riant. Je suis
célibataire.
– Célibataire ! dis-je avec étonnement.
Mais alors, qu’est-ce que c’est que ça, monsieur
Peggotty ? » Et je lui montrai la personne au tablier
blanc qui tricotait.
« C’est mistress Gummidge, dit
M. Peggotty.
– Gummidge, monsieur
Peggotty ? »
Mais ici Peggotty, je veux dire ma Peggotty à
moi, me fit des signes tellement expressifs pour me dire de ne plus
faire de questions qu’il ne me resta plus qu’à m’asseoir et à
regarder toute la compagnie qui garda le silence, jusqu’au moment
où on alla se coucher. Alors, dans le secret de ma petite cabine,
Peggotty m’informa que Ham et Émilie étaient un neveu et une nièce
de mon hôte qu’il avait adoptés dans leur enfance à différentes
époques, lorsque la mort de leurs parents les avait laissés sans
ressources, et que mistress Gummidge était la veuve d’un marin, son
associé dans l’exploitation d’une barque, qui était mort
très-pauvre. Mon frère n’est lui-même qu’un pauvre homme, disait
Peggotty, mais c’est de l’or en barre, franc comme l’acier, (je
cite ses comparaisons). Le seul sujet, à ce qu’elle m’apprit, qui
fit sortir son frère de son caractère ou qui le portât à jurer,
c’était lorsqu’on parlait de sa générosité.
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