Asseyez-vous,
monsieur ; je n’ai pas besoin de vous dire que vous êtes le
bienvenu, mais c’est égal, vous êtes le bienvenu tout de même, je
le dis de tout mon cœur.
– Merci, monsieur Peggotty, je le sais bien.
Et vous, Peggotty, comment allez-vous, ma vieille, lui dis-je en
l’embrassant.
– Ah ! ah ! dit M. Peggotty en
riant et en s’asseyant près de nous, pendant qu’il se frottait les
mains, comme un homme qui n’est pas fâché de trouver une
distraction honnête à ses chagrins récents, et avec toute la
franche cordialité qui lui était habituelle ; c’est ce que je
lui dis toujours, il n’y a pas une femme au monde, monsieur, qui
doive avoir l’esprit plus en repos qu’elle ! Elle a accompli
son devoir envers le défunt, et il le savait bien, le défunt, car
il a fait aussi son devoir avec elle, comme elle a fait son devoir
avec lui, et… et tout ça s’est bien passé. »
Mistress Gummidge poussa un gémissement.
« Allons, mère Gummidge, du
courage ! dit M. Peggotty. Mais il secoua la tête en nous
regardant de côté, pour nous faire entendre que les derniers
événements étaient bien de nature à lui rappeler le vieux. Ne vous
laissez pas abattre ! du courage ! un petit effort, et
vous verrez que ça ira tout naturellement beaucoup mieux après.
– Jamais pour moi, Daniel, repartit mistress
Gummidge ; la seule chose qui puisse me venir tout
naturellement, c’est de rester isolée et désolée.
– Non, non, dit M. Peggotty d’un ton
consolant.
– Si, si, Daniel, dit mistress Gummidge ;
je ne suis pas faite pour vivre avec des gens qui font des
héritages. J’ai eu trop de malheurs, je ferai bien de vous
débarrasser de moi.
– Et comment pourrais-je dépenser mon argent
sans vous ? dit M. Peggotty d’un ton de sérieuse
remontrance. Qu’est-ce que vous dites donc ? est-ce que je
n’ai pas besoin de vous maintenant plus que jamais ?
– C’est cela, je le savais bien qu’on n’avait
pas besoin de moi auparavant, s’écria mistress Gummidge avec
l’accent le plus lamentable ; et maintenant on ne se gêne pas
pour me le dire. Comment pouvais-je me flatter qu’on eût besoin de
moi, une pauvre femme isolée et désolée, et qui ne fait que vous
porter malheur ! »
M. Peggotty avait l’air de s’en vouloir
beaucoup à lui-même d’avoir dit quelque chose qui pût prendre un
sens si cruel, mais Peggotty l’empêcha de répondre, en le tirant
par la manche et en hochant la tête. Après avoir regardé un moment
mistress Gummidge avec une profonde anxiété, il reporta ses yeux
sur la vieille horloge, se leva, moucha la chandelle, et la plaça
sur la fenêtre.
« Là ! dit M. Peggotty d’un ton
satisfait ; voilà ce que c’est, mistress
Gummidge ! » Mistress Gummidge poussa un petit
gémissement, « Nous voilà éclairés comme à l’ordinaire !
Vous vous demandez ce que je fais là, monsieur. Eh bien !
c’est pour notre petite Émilie. Voyez-vous, il ne fait pas clair
sur le chemin, et ce n’est pas gai quand il fait noir ; aussi,
quand je suis à la maison vers l’heure de son retour ; je mets
la lumière à la fenêtre, et cela sert à deux choses. D’abord, dit
M. Peggotty en se penchant vers moi tout joyeux ; elle se
dit : « Voilà la maison, » qu’elle se dit ; et
aussi : « Mon oncle est là, » qu’elle se dit, car si
je n’y suis pas, il n’y a pas de lumière non plus.
– Que vous êtes enfant ! dit Peggotty,
qui lui en savait bien bon gré tout de même.
– Eh bien ! dit M. Peggotty en se
tenant les jambes un peu écartées, et en promenant dessus ses
mains, de l’air de la plus profonde satisfaction, tout en regardant
alternativement le feu et nous ; je n’en sais trop rien. Pas
au physique, vous voyez bien.
– Pas exactement, dit Peggotty.
– Non, dit M. Peggotty en riant, pas au
physique ; mais en y réfléchissant bien, voyez-vous… je m’en
moque pas mal. Je vais vous dire : quand je regarde autour de
moi dans cette jolie petite maison de notre Émilie… je veux bien
que la crique me croque, dit M. Peggotty avec un élan
d’enthousiasme (voilà ! je ne peux pas en dire davantage),
s’il ne me semble pas que les plus petits objets soient, pour ainsi
dire, une partie d’elle-même ; je les prends, puis je les
pose, et je les touche aussi délicatement que si je touchais notre
Émilie, c’est la même chose pour ses petits chapeaux et ses petites
affaires. Je ne pourrais pas voir brusquer quelque chose qui lui
appartiendrait pour tout au monde. Voilà comme je suis enfant, si
vous voulez, sous la forme d’un gros hérisson de mer ! »
dit M. Peggotty en quittant son air sérieux, pour partir d’un
éclat de rire retentissant.
Peggotty rit avec moi, seulement un peu moins
haut.
« Je suppose que cela vient, voyez-vous,
dit M. Peggotty d’un air radieux, en se frottant toujours les
jambes, de ce que j’ai tant joué avec elle, en faisant semblant
d’être des Turcs et des Français, et des requins, et toutes sortes
d’étrangers, oui-da, et même des lions et des baleines et je ne
sais quoi, quand elle n’était pas plus haute que mon genou. C’est
comme ça que c’est venu, vous savez. Vous voyez bien cette
chandelle, n’est-ce pas ? dit M. Peggotty qui riait en la
montrant, eh bien ! je suis bien sûr que quand elle sera
mariée et partie, je mettrai cette chandelle-là tout comme à
présent. Je suis bien sûr que, quand je serai ici le soir (et où
irais-je vivre, je vous le demande, quelque fortune qui
m’arrive ?), quand elle ne sera pas ici, ou que je ne serai
pas là-bas, je mettrai la chandelle à la fenêtre, et que je
resterai près du feu à faire semblant de l’attendre comme je
l’attends maintenant. Voilà comme je suis un enfant, dit
M. Peggotty avec un nouvel éclat de rire, sous la forme d’un
hérisson de mer ! Voyez-vous, dans ce moment-ci, quand je vois
briller la chandelle, je me dis : « Elle la voit ;
voilà Émilie qui vient ! » Voilà comme je suis un enfant,
sous la forme d’un hérisson de mer ! Je ne me trompe pas après
tout, dit M. Peggotty, en s’arrêtant au milieu de son éclat de
rire, et en frappant des mains, car la voilà ! » Mais
non ; c’était Ham tout seul. Il fallait que la pluie eût bien
augmenté depuis que j’étais rentré, car il portait un grand chapeau
de toile cirée, abaissé sur ses yeux.
« Où est Émilie ? » dit
M. Peggotty.
Ham fit un signe de tête comme pour indiquer
qu’elle était à la porte. M. Peggotty ôta la chandelle de la
fenêtre, la moucha, la remit sur la table, et se mit à arranger le
feu, pendant que Ham, qui n’avait pas bougé, me dit :
« Monsieur David, voulez-vous venir
dehors une minute, pour voir ce qu’Émilie et moi nous avons à vous
montrer. »
Nous sortîmes. Quand je passai près de lui
auprès de la porte, je vis avec autant d’étonnement que d’effroi
qu’il était d’une pâleur mortelle. Il me poussa précipitamment
dehors, et referma la porte sur nous, sur nous deux seulement.
« Ham, qu’y a-t-il donc !
– Monsieur David !… » Oh !
pauvre cœur brisé, comme il pleurait amèrement !
J’étais paralysé à la vue d’une telle douleur.
Je ne savais plus que penser ou craindre : je ne savais que le
regarder.
« Ham, mon pauvre garçon, mon ami !
Au nom du ciel, dites-moi ce qui est arrivé !
– Ma bien-aimée, monsieur David, mon orgueil
et mon espérance, elle pour qui j’aurais voulu donner ma vie, pour
qui je la donnerais encore, elle est partie !
– Partie ?
– Émilie s’est enfuie : et comment ?
vous pouvez en juger, monsieur David, en me voyant demander à Dieu,
Dieu de bonté et de miséricorde, de la faire mourir, elle que
j’aime par-dessus tout, plutôt que de la laisser se déshonorer et
se perdre ! »
Le souvenir du regard qu’il jeta vers le ciel
chargé de nuages, du tremblement de ses mains jointes, de
l’angoisse qu’exprimait toute sa personne, reste encore à l’heure
qu’il est uni dans mon esprit avec celui de la plage déserte,
théâtre de ce drame cruel dont il est le seul personnage, et qui
n’a d’autre témoin que la nuit.
« Vous êtes un savant, dit-il
précipitamment. Vous savez ce qu’il y a de mieux à faire. Comment
m’y prendre pour annoncer cela à son onde, monsieur
David ? »
Je vis la porte s’ébranler, et je fis
instinctivement un mouvement pour tenir le loquet à l’extérieur,
afin de gagner un moment de répit. Il était trop tard.
M. Peggotty sortit la tête, et je n’oublierai jamais le
changement qui se fit dans ses traits en nous voyant, quand je
vivrais cinq cents ans.
Je me rappelle un gémissement et un grand
cri ; les femmes l’entourent, nous sommes tous debout dans la
chambre, moi, tenant à la main un papier que Ham venait de me
donner, M. Peggotty avec son gilet entr’ouvert, les cheveux en
désordre, le visage et les lèvres très-pâles ; le sang
ruisselle sur sa poitrine, sans doute il avait jailli de sa
bouche ; lui, il me regarde fixement.
« Lisez, monsieur, dit-il d’une voix
basse et tremblante, lentement, s’il vous plaît, que je tâche de
comprendre. »
Au milieu d’un silence de mort, je lus une
lettre effacée par les larmes ; elle disait :
« Quand vous recevrez ceci, vous qui
m’aimez infiniment plus que je ne l’ai jamais mérité, même quand
mon cœur était innocent, je serai bien loin. »
« Je serai bien loin, répéta-t-il
lentement. Arrêtez. Émilie sera bien loin : Après ?
« Quand je quitterai ma chère demeure, …
ma chère demeure… oh oui ! ma chère demeure… demain
matin. »
La lettre était datée de la veille au
soir.
« Ce sera pour ne plus jamais revenir, à
moins qu’il ne me ramène après avoir fait de moi une dame. Vous
trouverez cette lettre le soir de mon départ, bien des heures
après, au moment où vous deviez me revoir. Oh ! si vous saviez
combien mon cœur est déchiré ! Si vous-même, vous surtout avec
qui j’ai tant de torts, et qui ne pourrez jamais me pardonner, si
vous saviez seulement ce que je souffre ! Mais je suis trop
coupable pour vous parler de moi ! Oh ! oui,
consolez-vous par la pensée que je suis bien coupable. Oh !
par pitié, dites à mon oncle, que je ne l’ai jamais aimé la moitié
autant qu’à présent.
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