Oh ! ne vous souvenez pas de toutes les
bontés et de l’affection que vous avez tous eues pour moi ; ne
vous rappelez pas que nous devions nous marier, tâchez plutôt de
vous persuader que je suis morte quand j’étais toute petite, et
qu’on m’a enterrée quelque part. Que le ciel dont je ne suis plus
digne d’invoquer la pitié pour moi-même ait pitié de mon
oncle ! Dites-lui que je ne l’ai jamais aimé la moitié autant
qu’à ce moment ! Consolez-le. Aimez quelque honnête fille qui
soit pour mon oncle ce que j’étais autrefois, qui soit digne de
vous, qui vous soit fidèle ; c’est bien assez de ma honte pour
vous désespérer. Que Dieu vous bénisse tous ! Je le prierai
souvent pour vous tous, à genoux. Si l’on ne me ramène pas dame, et
que je ne puisse plus prier pour moi-même, je prierai pour vous
tous. Mes dernières tendresses pour mon oncle ! Mes dernières
larmes et mes derniers remercîments pour mon
oncle ! »
C’était tout.
Il resta longtemps à me regarder encore, quand
j’eus fini. Enfin, je m’aventurai à lui prendre la main et à le
conjurer, de mon mieux, d’essayer de recouvrer quelque empire sur
lui-même. « Merci, monsieur, merci ! » répondait-il,
mais sans bouger.
Ham lui parla : et M. Peggotty
n’était pas insensible à sa douleur, car il lui serra la main de
toutes ses forces, mais c’était tout : il restait dans la même
attitude, et personne n’osait le déranger.
Enfin, lentement, il détourna les yeux de
dessus mon visage, comme s’il sortait d’une vision, et il les
promena autour de la chambre, puis il dit à voix basse :
« Qui est-ce ? je veux savoir son
nom. »
Ham me regarda. Je me sentis aussitôt frappé
d’un coup qui me fit reculer.
« Vous soupçonnez quelqu’un, dit
M. Peggotty, qui est-ce ?
– Monsieur David ! dit Ham d’un ton
suppliant, sortez un moment, et laissez-moi lui dire ce que j’ai à
lui dire. Vous, il ne faut pas que vous l’entendiez,
monsieur. »
Je sentis de nouveau le même coup ; je me
laissai tomber sur une chaise, j’essayai d’articuler une réponse,
mais ma langue était glacée et mes yeux troubles.
« Je veux savoir son nom !
répéta-t-il.
– Depuis quelque temps, balbutia Ham, il y a
un domestique qui est venu quelquefois rôder par ici. Il y a aussi
un monsieur : ils s’entendaient ensemble. »
M. Peggotty restait toujours immobile,
mais il regardait Ham.
« Le domestique, continua Ham, a été vu
hier soir avec… avec notre pauvre fille. Il était caché dans le
voisinage depuis huit jours au moins. On croyait qu’il était parti,
mais il était caché seulement. Ne restez pas ici, monsieur David,
ne restez pas ! »
Je sentis Peggotty passer son bras autour de
mon cou pour m’entraîner, mais je n’aurais pu bouger quand la
maison aurait dû me tomber sur les épaules.
« On a vu une voiture inconnue avec des
chevaux de poste, ce matin presque avant le jour, sur la route de
Norwich, reprit Ham. Le domestique y alla, il revint, il retourna.
Quand il y retourna, Émilie était avec lui. L’autre était dans la
voiture. C’est lui !
– Au nom de Dieu, dit M. Peggotty en
reculant et en étendant la main pour repousser une pensée qu’il
craignait de s’avouer à lui-même, ne me dites pas que son nom est
Steerforth !
– Monsieur David, s’écria Ham d’une voix
brisée, ce n’est pas votre faute… et je suis bien loin de vous en
accuser, mais… son nom est Steerforth, et c’est un grand
misérable ! »
M. Peggotty ne poussa pas un cri, ne
versa pas une larme, ne fit pas un mouvement, mais bientôt il eut
l’air de se réveiller tout d’un coup, et se mit à décrocher son
gros manteau qui était suspendu dans un coin.
« Aidez-moi un peu. Je suis tout brisé,
et je ne puis en venir à bout, dit-il avec impatience. Aidez-moi
donc ! Bien ! ajouta-t-il, quand on lui eut donné un coup
de main. Maintenant passez-moi mon chapeau ! »
Ham lui demanda où il allait.
« Je vais chercher ma nièce. Je vais
chercher mon Émilie. Je vais d’abord couler à fond ce bateau-là où
je l’aurais noyé, oui, vrai comme je suis en vie, si
j’avais pu me douter de ce qu’il méditait. Quand il était assis en
face de moi, dit-il d’un air égaré en étendant le poing fermé,
quand il était assis en face de moi, que la foudre m’écrase, si je
ne l’aurais pas noyé, et si je n’aurais pas cru bien faire !
Je vais chercher ma nièce.
– Où ? s’écria Ham, en se plaçant devant
la porte.
– N’importe où ! Je vais chercher ma
nièce à travers le monde. Je vais trouver ma pauvre nièce dans sa
honte, et la ramener avec moi. Qu’on ne m’arrête pas ! Je vous
dis que je vais chercher ma nièce.
– Non, non, cria mistress Gummidge qui vint se
placer entre eux, dans un accès de douleur ! non, non,
Daniel ! pas dans l’état où vous êtes ! Vous irez la
chercher bientôt, mon pauvre Daniel, et ce sera trop juste, mais
pas maintenant ! Asseyez-vous et pardonnez-moi de vous avoir
si souvent tourmenté, Daniel… (qu’est-ce que c’est que mes chagrins
auprès de celui-ci ?) et parlons du temps où elle est devenue
orpheline et Ham orphelin, quand j’étais une pauvre veuve, et que
vous m’aviez recueillie. Cela calmera votre pauvre cœur, Daniel,
dit-elle, en appuyant sa tête sur l’épaule de M. Peggotty, et
vous supporterez mieux votre douleur, car vous connaissez la
promesse, Daniel : « Ce que vous aurez fait à l’un des
plus petits de mes frères, vous me l’aurez fait à moi-même, »
et cela ne peut manquer d’être accompli sous ce toit qui nous a
servi d’abri depuis tant, tant d’années ! »
Il était devenu maintenant presque insensible
en apparence, et quand je l’entendis pleurer, au lieu de me mettre
à genoux comme j’en avais l’envie, pour lui demander pardon de la
douleur que je leur avais causée, et pour maudire Steerforth, je
fis mieux : je donnais à mon cœur oppressé le même soulagement
et je pleurai avec eux.
Chapitre 2
Commencement d’un long voyage.
Je suppose que ce qui m’est naturel est
naturel à beaucoup d’autres, c’est pourquoi je ne crains pas de
dire que je n’ai jamais plus aimé Steerforth qu’au moment même où
les liens qui nous unissaient furent rompus. Dans l’amère angoisse
que me causa la découverte de son crime, je me rappelai plus
nettement toutes ses brillantes qualités, j’appréciai plus vivement
tout ce qu’il avait de bon, je rendis plus complètement justice à
toutes les facultés qui auraient pu faire de lui un homme d’une
noble nature et d’une grande distinction, que je ne l’avais jamais
fait dans toute l’ardeur de mon dévouement passé ; il m’était
impossible de ne pas sentir profondément la part involontaire que
j’avais eue dans la souillure qu’il avait laissée dans une famille
honnête, et cependant, je crois que, si je m’étais trouvé alors
face à face avec lui, je n’aurais pas eu la force de lui adresser
un seul reproche. Je l’aurais encore tant aimé, quoique mes yeux
fussent dessillés ; j’aurais conservé un souvenir si tendre de
mon affection pour lui, que j’aurais été, je le crains, faible
comme un enfant qui ne sait que pleurer et oublier ; mais, par
exemple, il n’y avait plus à penser désormais à une réconciliation
entre nous. C’est une pensée que je n’eus jamais. Je sentais, comme
il l’avait senti lui-même, que tout était fini de lui à moi.
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