À peine un mois plus tard, à l’Old Bailey, deux personnes, à deux occasions distinctes, furent refusées comme jurés(3), et l’une d’elles fut grossièrement insultée par le juge et l’un des avocats, parce qu’elles avaient déclaré honnêtement n’avoir aucune croyance religieuse. Pour la même raison, une troisième personne, un étranger victime d’un vol(4) se vit refuser justice. Ce refus de réparation fut établi en vertu de la doctrine légale selon laquelle une personne qui ne croit pas en Dieu (peu importe le dieu) et en une vie future ne peut être admise à témoigner au tribunal ; ce qui équivaut à déclarer ces personnes hors-la-loi, exclues de la protection des tribunaux ; non seulement elles peuvent être impunément l’objet de vols ou de voies de fait si elles n’ont d’autres témoins qu’elles-mêmes ou des gens de leur opinion, mais encore n’importe qui peut subir ces attentats impunément si la preuve du fait dépend de leur témoignage. Le présupposé à l’origine de cette loi est que le serment d’une personne qui ne croit pas en une vie future est sans valeur, proposition qui révèle chez ceux qui l’admettent une grande ignorance de l’histoire (puisqu’il est historiquement vrai que la plupart des infidèles de toutes les époques étaient des gens dotés d’un sens de l’honneur et d’une intégrité remarquables) ; et pour soutenir une telle opinion, il faudrait ne pas soupçonner combien de personnes réputées dans le monde tant pour leurs vertus que leurs talents sont bien connues, de leurs amis intimes du moins, pour être des incroyants. D’ailleurs cette règle se détruit d’elle-même en se coupant de ce qui la fonde. Sous prétexte que les athées sont des menteurs, elle incite tous les athées à mentir et ne rejette que ceux qui bravent la honte de confesser publiquement une opinion détestée plutôt que de soutenir un mensonge. Une règle qui se condamne ainsi à l’absurdité eu égard à son but avoué ne peut être maintenue en vigueur que comme une marque de haine, comme un vestige de persécution – persécution dont la particularité est de n’être infligée ici qu’à ceux qui ont prouvé ne pas la mériter. Cette règle et la théorie qu’elle implique ne sont guère moins insultantes pour les croyants que pour les infidèles. Car si celui qui ne croit pas en une vie future est nécessairement un menteur, il s’ensuit que seule la crainte de l’enfer empêche, si tant est qu’elle empêche quoi que ce soit, ceux qui y croient de mentir. Nous ne ferons pas aux auteurs et aux complices de cette règle l’injure de supposer que l’idée qu’ils se sont formée de la vertu chrétienne est le fruit de leur propre conscience.
À la vérité, ce ne sont là que des lambeaux et des restes de persécution que l’on peut considérer non pas tant comme l’indication de la volonté de persécuter, mais comme une manifestation de cette infirmité très fréquente chez les esprits anglais de prendre un plaisir absurde à affirmer un mauvais principe alors qu’ils ne sont plus eux-mêmes assez mauvais pour désirer réellement le mettre en pratique. Avec cette mentalité, il n’y a malheureusement aucune assurance que la suspension des plus odieuses formes de persécution légale, qui s’est affirmée l’espace d’une génération, continuera. À notre époque, la surface paisible de la routine est fréquemment troublée à la fois par des tentatives de ressusciter des maux passés que d’introduire de nouveaux biens. Ce qu’on vante à présent comme la renaissance de la religion correspond toujours dans les esprits étroits et incultes à la renaissance de la bigoterie ; et lorsqu’il couve dans les sentiments d’un peuple ce puissant levain d’intolérance, qui subsiste dans les classes moyennes de ce pays, il faut bien peu de choses pour les pousser à persécuter activement ceux qu’il n’a jamais cessé de juger dignes de persécution(5). C’est bien cela – les opinions que cultivent les hommes et les sentiments qu’ils nourrissent à l’égard de ceux qui s’opposent aux croyances qu’ils estiment importantes – qui empêche ce pays de devenir un lieu de liberté pour l’esprit. Depuis longtemps déjà, le principal méfait des sanctions légales est de renforcer le stigmate social. Et ce stigmate est particulièrement virulent en Angleterre où l’on professe bien moins fréquemment des opinions mises au ban de la société que dans d’autres pays où l’on avoue des opinions entraînant des punitions judiciaires. Pour tout le monde, excepté ceux que leur fortune ne rend pas dépendants de la bonne volonté des autres, l’opinion est sur ce point aussi efficace que la loi : il revient au même que les hommes soient emprisonnés qu’empêchés de gagner leur pain. Ceux dont le pain est déjà assuré et qui n’attendent la faveur ni des hommes au pouvoir, ni d’aucun corps, ni du public, ceux-là n’ont rien à craindre en avouant franchement n’importe quelle opinion si ce n’est le mépris ou la calomnie, et, pour supporter cela, point n’est besoin d’un grand héroïsme. Il n’y a pas lieu d’en appeler ad misericordiam en faveur de telles personnes. Mais, bien que nous n’infligions plus tant de maux qu’autrefois à ceux qui pensent différemment de nous, nous nous faisons peut-être toujours autant de mal. Socrate fut mis à mort, mais sa philosophie s’éleva comme le soleil dans le ciel et répandit sa lumière sur tout le firmament intellectuel. Les chrétiens furent jetés aux lions, mais l’Église chrétienne devint un arbre imposant et large, dépassant les plus vieux et les moins vigoureux et les étouffant de son ombre. Notre intolérance, purement sociale, ne tue personne, n’extirpe aucune opinion, mais elle incite les hommes à déguiser les leurs et à ne rien entreprendre pour les diffuser. Aujourd’hui, les opinions hérétiques ne gagnent ni même ne perdent grand terrain d’une décade ou d’une génération à l’autre ; mais jamais elles ne brillent d’un vif éclat et perdurent dans le cercle étroit de penseurs et de savants où elles ont pris naissance, et cela sans jamais jeter sur les affaires générales de l’humanité une lumière qui s’avérerait plus tard vraie ou trompeuse. C’est ainsi que se perpétue un état de choses très satisfaisant pour certains esprits, parce qu’il maintient toutes les opinions dominantes dans un calme apparent, sans avoir le souci de mettre quiconque à l’amende ou au cachot et sans interdire absolument l’exercice de la raison aux dissidents affligés de la maladie de penser. C’est là un plan fort commode pour maintenir la paix dans le monde intellectuel et pour laisser les choses suivre leur cours habituel. Mais le prix de cette sorte de pacification intellectuelle est le sacrifice de tout le courage moral de l’esprit humain. Un état de chose, où les plus actifs et les plus curieux des esprits jugent prudent de garder pour eux les principes généraux de leurs convictions, et où ils s’efforcent en public d’adapter autant que faire se peut leurs propres conclusions à des prémisses qu’ils nient intérieurement, un tel système cesse de produire ces caractères francs et hardis, ces intelligences logiques et cohérentes qui ornaient autrefois le monde de la pensée. Le genre d’hommes qu’engendre un tel système sont soit de purs esclaves du lieu commun, soit des opportunistes de la vérité dont les arguments sur tous les grands sujets s’adaptent en fonction de leurs auditeurs et ne sont pas ceux qui les ont convaincus eux-mêmes. Ceux qui évitent cette alternative y parviennent en limitant leur champ de pensée et d’intérêt aux choses dont on peut parler sans s’aventurer sur le terrain des principes ; c’est-à-dire un petit nombre de problèmes pratiques qui se résoudraient d’eux-mêmes si seulement les esprits se raffermissaient et s’élargissaient, mais qui resteront sans solution tant qu’est laissé à l’abandon ce qui renforce et ouvre l’esprit humain aux spéculations libres et audacieuses sur les sujets les plus élevés.
Les hommes qui ne jugent pas mauvaise cette réserve des hérétiques devraient d’abord considérer qu’un tel silence revient à ce que les opinions hérétiques ne fassent jamais l’objet d’une réflexion franche et approfondie, de sorte que celles d’entre elles qui ne résisteraient pas à une pareille discussion ne disparaissent pas, même si par ailleurs on les empêche de se répandre.
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