Mais ce n’est pas à l’esprit hérétique que nuit le plus la mise au ban de toutes les recherches dont les conclusions ne seraient pas conformes à l’orthodoxie. Ceux qui en souffrent davantage sont les bien-pensants, dont tout le développement intellectuel est entravé et dont la raison est soumise à la crainte de l’hérésie. Qui peut calculer ce que perd le monde dans cette multitude d’intelligences prometteuses doublées d’un caractère timide qui n’osent pas mener à terme un enchaînement d’idées hardi, vigoureux et indépendant de peur d’aboutir à une conclusion jugée irréligieuse ou immorale ? Parmi eux, il est parfois des hommes d’une grande droiture, à l’esprit subtil et raffiné, qui passent leur vie à ruser avec une intelligence qu’ils ne peuvent réduire au silence, épuisant ainsi leurs ressources d’ingéniosité à s’efforcer de réconcilier les exigences de leur conscience et de leur raison avec l’orthodoxie, sans forcément toujours y parvenir. Il est impossible d’être un grand penseur sans reconnaître que son premier devoir est de suivre son intelligence, quelle que soit la conclusion à laquelle elle peut mener. La vérité bénéficie encore plus des erreurs d’un homme qui, après les études et la préparation nécessaire, pense par lui-même, que des opinions vraies de ceux qui les détiennent uniquement parce qu’ils s’interdisent de penser. Non pas que la liberté de penser soit exclusivement nécessaire aux grands penseurs. Au contraire, elle est aussi indispensable – sinon plus indispensable – à l’homme du commun pour lui permettre d’atteindre la stature intellectuelle dont il est capable. Il y a eu, et il y aura encore peut-être, de grands penseurs individuels dans une atmosphère générale d’esclavage intellectuel. Mais il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais dans une telle atmosphère de peuple intellectuellement actif. Quand un peuple accédait temporairement à cette activité, c’est que la crainte des spéculations hétérodoxes était pour un temps suspendue. Là où il existe une entente tacite de ne pas remettre en question les principes, là où la discussion des questions fondamentales qui préoccupent l’humanité est estimée close, on ne peut espérer trouver cette activité intellectuelle de grande envergure qui a rendu si remarquables certaines périodes de l’histoire. Lorsque la controverse évite les sujets assez fondamentaux pour enflammer l’enthousiasme, jamais on ne voit l’esprit d’un peuple se dégager de ses principes fondamentaux, jamais il ne reçoit l’impulsion qui élève même les gens d’une intelligence moyenne à la dignité d’êtres pensants. L’Europe a connu de telles périodes d’émulation intellectuelle : la première, immédiatement après la Réforme ; une autre, quoique limitée au Continent et à la classe la plus cultivée, lors du mouvement spéculatif de la dernière moitié du XVIIIe siècle ; et une troisième plus brève encore, lors de la fermentation intellectuelle de l’Allemagne au temps de Goethe et de Fichte. Ces trois périodes diffèrent grandement quant aux opinions particulières qu’elles développèrent, mais elles se ressemblent en ce que tout le temps de leur durée le joug de l’autorité fut brisé. Dans les trois cas, un ancien despotisme intellectuel fut détrôné, sans qu’un autre ne soit venu le remplacer. L’impulsion donnée par chacune de ces trois périodes a fait de l’Europe ce qu’elle est aujourd’hui. Le moindre progrès qui s’est produit, dans l’esprit ou dans les institutions humaines, remonte manifestement à l’une ou l’autre de ces périodes. Tout indique depuis quelque temps que ces trois impulsions sont pour ainsi dire épuisées ; et nous ne prendrons pas de nouveau départ avant d’avoir réaffirmé la liberté de nos esprits.
Passons maintenant à la deuxième branche de notre argument et, abandonnant l’hypothèse que les opinions reçues puissent être fausses, admettons qu’elles soient vraies et examinons ce que vaut la manière dont on pourra les soutenir là où leur vérité n’est pas librement et ouvertement débattue. Quelque peu disposé qu’on soit à admettre la possibilité qu’une opinion à laquelle on est fortement attaché puisse être fausse, on devrait être touché par l’idée que, si vraie que soit cette opinion, on la considérera comme un dogme mort et non comme une vérité vivante, si on ne la remet pas entièrement, fréquemment, et hardiment en question.
Il y a une classe de gens (heureusement moins nombreuse qu’autrefois) qui estiment suffisant que quelqu’un adhère aveuglément à une opinion qu’ils croient vraie sans même connaître ses fondements et sans même pouvoir la défendre contre les objections les plus superficielles. Quand de telles personnes parviennent à faire enseigner leur croyance par l’autorité, elles pensent naturellement que si l’on en permettait la discussion, il n’en résulterait que du mal. Là où domine leur influence, elles rendent presque impossible de repousser l’opinion reçue avec sagesse et réflexion, bien qu’on puisse toujours la rejeter inconsidérément et par ignorance ; car il est rarement possible d’exclure complètement la discussion, et aussitôt qu’elle reprend, les croyances qui ne sont pas fondées sur une conviction réelle cèdent facilement dès que surgit le moindre semblant d’argument. Maintenant, écartons cette possibilité et admettons que l’opinion vraie reste présente dans l’esprit, mais à l’état de préjugé, de croyance indépendante de l’argument et de preuve contre ce dernier : ce n’est pas encore là la façon dont un être raisonnable devrait détenir la vérité. Ce n’est pas encore connaître la vérité. Cette conception de la vérité n’est qu’une superstition de plus qui s’accroche par hasard aux mots qui énoncent une vérité.
Si l’intelligence et le jugement des hommes doivent être cultivés – ce que les protestants au moins ne contestent pas –, sur quoi ces facultés pourront-elles le mieux s’exercer si ce n’est sur les choses qui concernent chacun au point qu’on juge nécessaire pour lui d’avoir des opinions à leur sujet ? Si l’entretien de l’intelligence a bien une priorité, c’est bien de prendre conscience des fondements de nos opinions personnelles. Quoi que l’on pense sur les sujets où il est primordial de penser juste, on devrait au moins être capable de défendre ses idées contre les objections ordinaires. Mais, nous rétorquera-t-on : « Qu’on enseigne donc aux hommes les fondements de leurs opinions ! Ce n’est pas parce qu’on n’a jamais entendu contester des opinions qu’on doit se contenter de les répéter comme un perroquet. Ceux qui étudient la géométrie ne se contentent pas de mémoriser les théorèmes, mais ils les comprennent et en apprennent également les démonstrations : aussi serait-il absurde de prétendre qu’ils demeurent ignorants des fondements des vérités géométriques sous prétexte qu’ils n’entendent jamais qui que ce soit les rejeter et s’efforcer de les réfuter. » Sans doute. Mais un tel enseignement suffit pour une matière comme les mathématiques, où la contestation est impossible. L’évidence des vérités mathématiques a ceci de singulier que tous les arguments sont du même côté. Il n’y a ni objection ni réponses aux objections.
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