Autrement, jamais le christianisme ne serait passé de l’état de secte obscure d’Hébreux méprisés à la religion officielle de l’Empire romain. Quand leurs ennemis disaient : « Voyez comme ces chrétiens s’aiment les uns les autres » (une remarque que personne ne ferait aujourd’hui), ils avaient assurément un sentiment autrement plus vif qu’aujourd’hui de la signification de leur croyance. Voilà sans doute la raison principale pour laquelle le christianisme fait aussi peu de progrès maintenant et se trouve, après dix-huit siècles, à peu près circonscrit aux Européens et à leurs descendants. Même chez les personnes strictement religieuses, qui prennent leurs doctrines au sérieux et qui y attachent plus de signification qu’on ne le fait en général, il arrive fréquemment que la partie la plus active de leur esprit soit fermée par Calvin ou Knox, ou toute autre personnalité d’un caractère apparenté au leur. Les paroles du Christ coexistent passivement dans leur esprit, ne produisant guère d’autre effet que l’audition machinale de paroles si aimables et si douces. Nombre de raisons pourraient sans doute expliquer pourquoi les doctrines servant d’attribut distinctif à une secte conservent mieux leur vitalité que les doctrines communes à toutes les sectes reconnues ; l’une d’elle est que ceux qui les enseignent prennent plus de soin à maintenir vive leur signification. Mais la principale raison, c’est que ces doctrines sont davantage mises en question et doivent plus souvent se défendre contre des adversaires déclarés. Dès qu’il n’y a plus d’ennemi en vue, maîtres et disciples s’endorment à leur poste.

 

La même chose vaut en général pour toutes les doctrines traditionnelles – dans les domaines de la prudence et de la connaissance de la vie, aussi bien que de la morale et de la religion. Toutes les langues et toutes les littératures abondent en observations générales sur la vie et sur la manière de s’y comporter – observations que chacun connaît, répète ou écoute docilement, qu’on reçoit comme des truismes et dont pourtant on n’apprend en général le vrai sens que lorsque l’expérience souvent pénible les transforme en réalité. Que de fois une personne accablée par un malheur ou une déception ne se rappelle-t-elle pas quelque proverbe ou dicton populaire qu’elle connaît depuis toujours et qui, si elle en avait plus tôt compris la signification, lui aurait épargné cette calamité. En fait, il y a d’autres raisons à cela que l’absence de discussion ; nombreuses sont les vérités dont on ne peut pas comprendre tout le sens tant qu’on ne les a pas vécues personnellement. Mais on aurait bien mieux compris la signification de ces vérités, et ce qui en aurait été compris aurait fait sur l’esprit une impression bien plus profonde, si l’on avait eu l’habitude d’entendre des gens qui la comprenaient effectivement discuter le pour et le contre. La tendance fatale de l’espèce humaine à laisser de côté une chose dès qu’il n’y a plus de raison d’en douter est la cause de la moitié de ses erreurs. Un auteur contemporain a bien décrit « le profond sommeil d’une opinion arrêtée ».

 

« Mais quoi ! » demandera-t-on, « l’absence d’unanimité est-elle une condition indispensable au vrai savoir ? Est-il nécessaire qu’une partie de l’humanité persiste dans l’erreur pour permettre à l’autre de comprendre la vérité ? Une croyance cesse-t-elle d’être vraie et vivante dès qu’elle est généralement acceptée ? Une proposition n’est-elle jamais complètement comprise et éprouvée si l’on ne conserve quelque doute sur son compte ? La vérité périt-elle aussitôt que l’humanité l’a unanimement acceptée ? N’a-t-on pas pensé jusqu’à présent que le but suprême et le résultat le plus parfait du progrès de l’intelligence étaient d’unir les hommes dans la reconnaissance de toutes les vérités fondamentales ? L’intelligence ne dure-t-elle que tant qu’elle n’a pas atteint son but ? Les fruits de la conquête meurent-ils avec la plénitude, la victoire ? »

 

Je n’affirme rien de tel. À mesure que l’humanité progressera, le nombre des doctrines qui ne sont plus objet ni de discussion ni de doute ira croissant ; et le bien-être de l’humanité pourra presque se mesurer au nombre et à l’importance des vérités arrivées au point de n’être plus contestées. L’abandon progressif des différents points d’une controverse sérieuse est l’un des aléas nécessaires de la consolidation de l’opinion, consolidation aussi salutaire dans le cas d’une opinion juste que dangereuse et nuisible quand les opinions sont erronées. Mais, quoique ce rétrécissement progressif des limites de la diversité d’opinions soit nécessaire dans les deux sens du terme – à la fois inévitable et indispensable –, rien ne nous oblige pour autant à conclure que toutes ses conséquences doivent être bénéfiques. Bien que la perte d’une aide aussi importante que la nécessité d’expliquer ou de défendre une vérité contre des opposants ne puisse se mesurer au bénéfice de sa reconnaissance universelle, elle n’en est pas moins un inconvénient non négligeable. Là où n’existe plus cet avantage, j’avoue que j’aimerais voir les maîtres de l’humanité s’attacher à lui trouver un substitut – un moyen de mettre les difficultés de la question en évidence dans l’esprit de l’élève, tel un fougueux adversaire s’acharnant à le convertir.

 

Mais au lieu de chercher de tels moyens, ils perdent ceux qu’ils avaient autrefois. La dialectique socratique, si magnifiquement illustrée dans les dialogues de Platon, en était un. Elle était essentiellement une discussion négative des grandes questions de la philosophie et de la vie visant à convaincre avec un art consommé quiconque s’était contenté d’adopter les lieux communs de l’opinion reçue, qu’il ne comprenait pas le sujet – qu’il n’avait attaché aucun sens défini aux doctrines qu’il professait jusque-là – de sorte qu’en prenant conscience de son ignorance, il fût en mesure de se constituer une croyance stable, reposant sur une perception claire à la fois du sens et de l’évidence des doctrines. Au moyen âge, les disputes scolastiques avaient un but à peu près similaire. Elles servaient à vérifier que l’élève comprenait sa propre opinion et (par une corrélation nécessaire) l’opinion opposée, et qu’il pouvait aussi bien défendre les principes de l’une que réfuter ceux de l’autre. Ces joutes avaient pourtant un défaut irrémédiable : celui de tirer leurs prémisses non de la raison, mais de l’autorité ; c’est pourquoi en tant que discipline de l’esprit, elles étaient en tout point inférieure à la puissante dialectique qui modèle les intelligences des « Socratici viri » ; mais l’esprit moderne doit beaucoup plus à toutes deux qu’il ne veut généralement le reconnaître, et les modes d’éducation actuels n’ont pour ainsi dire rien pour prétendre remplacer l’une ou l’autre. Celui qui tient toute son instruction des professeurs ou des livres n’est nullement contraint d’entendre les deux côtés d’une question, et cela même s’il échappe à la tentation habituelle de se satisfaire de connaître les choses par cœur. C’est pourquoi il est fort rare de bien connaître les deux versants d’un même problème ; c’est ce qu’il y a de plus faible dans ce que l’on dit pour défendre ses opinions qui fait office de réplique à ses adversaires. C’est aujourd’hui la mode de déprécier la logique négative, celle qui révèle les faiblesses théoriques et les erreurs pratiques, sans établir de vérités positives. Il est vrai qu’une telle critique négative ferait un assez pauvre résultat final ; mais en tant que moyen d’acquérir une connaissance positive ou une conviction digne de ce nom, on ne saurait trop insister sur sa valeur. Et tant que les hommes n’y seront pas de nouveau systématiquement entraînés, il y aura fort peu de grands penseurs, et le niveau moyen d’intelligence dans les domaines de la spéculation autres que les mathématiques et les sciences physiques demeurera très bas. Sur tout autre sujet, aucune opinion ne mérite le nom de connaissance à moins d’avoir suivi, de gré ou de force, la démarche intellectuelle qu’eût exigé de son tenant une controverse active avec des adversaires.