On voit donc à quel point il est aussi absurde de renoncer à un avantage indispensable qui s’offre spontanément, alors qu’il est si difficile à créer quand il manque. S’il y a des gens pour contester une opinion reçue ou pour désirer le faire si la loi ou l’opinion publique le leur permet, il faut les en remercier, ouvrir nos esprits à leurs paroles et nous réjouir qu’il y en ait qui fassent pour nous ce que nous devrions prendre davantage la peine de faire, si tant est que la certitude ou la vitalité de nos convictions nous importe.

 

Il nous reste encore à parler d’une des principales causes qui rendent la diversité d’opinions avantageuse et qui le demeurera tant que l’humanité n’aura pas atteint un niveau de développement intellectuel dont elle semble aujourd’hui encore à mille lieues. Nous n’avons jusqu’à présent examiné que deux possibilités : la première, que l’opinion reçue peut être fausse, et une autre, du même coup, vraie ; la deuxième, que si l’opinion reçue est vraie, c’est que la lutte entre celle-ci et l’erreur opposée est essentielle à une perception claire et à un profond sentiment de sa vérité. Mais il arrive plus souvent encore que les doctrines en conflit, au lieu d’être l’une vraie et l’autre fausse, se départagent la vérité ; c’est ainsi que l’opinion non conforme est nécessaire pour fournir le reste de la vérité dont la doctrine reçue n’incarne qu’une partie. Les opinions populaires sur les sujets qui ne sont pas à la portée des sens sont souvent vraies, mais elles ne sont que rarement ou jamais toute la vérité. Elles sont une partie de la vérité, tantôt plus grande, tantôt moindre, mais exagérée, déformée et coupée des vérités qui devraient l’accompagner et la limiter. De l’autre côté, les opinions hérétiques sont généralement de ces vérités exclues, négligées qui, brisant leurs chaînes, cherchent soit à se réconcilier avec la vérité contenue dans l’opinion commune, soit à l’affronter comme ennemie et s’affirment aussi exclusivement comme l’entière vérité. Ce dernier cas a été jusqu’à présent le plus fréquent, car l’esprit humain est plus généralement partial qu’ouvert. De là vient qu’ordinairement, même dans les révolutions de l’opinion, une partie de la vérité sombre tandis qu’une autre monte à la surface. Le progrès lui-même, qui devrait être un gain, se contente le plus souvent de substituer une vérité partielle et incomplète à une autre. L’amélioration consiste surtout en ceci que le nouveau fragment de vérité est plus nécessaire, mieux adapté au besoin du moment que celui qu’il supplante. La partialité des opinions dominantes est telle que même lorsqu’elle se fonde sur la vérité, toute opinion qui renferme une once de la portion de vérité omise par l’opinion commune, devrait être considérée comme précieuse, quelle que soit la somme d’erreur et de confusion mêlée à cette vérité. Aucun juge sensé des affaires humaines ne se sentira forcé de s’indigner parce que ceux qui mettent le doigt sur des vérités que, sans eux, nous eussions contournées, ne négligent à leur tour certaines que nous apercevons. Il pensera plutôt que tant que la vérité populaire sera partiale, il sera encore préférable qu’une vérité impopulaire ait aussi des détenteurs partiaux, parce qu’au moins ils sont plus énergiques et plus aptes à forcer une attention rétive à considérer le fragment de sagesse qu’ils exaltent comme la sagesse tout entière.

 

C’est ainsi qu’au XVIIIe siècle les paradoxes de Rousseau produisirent un choc salutaire lorsqu’ils explosèrent au milieu de cette société de gens instruits et d’incultes sous leur coupe, éperdus d’admiration devant ce qu’on appelle la civilisation, devant les merveilles de la science, de la littérature, de la philosophie modernes, n’exagérant la différence entre les Anciens et les Modernes que pour y voir leur propre supériorité. Rousseau rendit le service de disloquer la masse de l’opinion partiale et de forcer ses éléments à se reconstituer sous une meilleure forme et avec des ingrédients supplémentaires. Non pas que les opinions admises fussent dans l’ensemble plus éloignées de la vérité que celles de Rousseau ; au contraire, elles en étaient plus proches ; elles contenaient davantage de vérité positive et bien moins d’erreur. Néanmoins, il y avait dans la doctrine de Rousseau un grand nombre de ces vérités qui manquaient précisément à l’opinion populaire, et qui depuis se sont mêlées à son flux : aussi continuèrent-elles à subsister. Le mérite supérieur de la vie simple, l’effet débilitant et démoralisant des entraves et des hypocrisies d’une société artificielle, sont des idées qui depuis Rousseau n’ont jamais complètement quitté les esprits cultivés ; et elles produiront un jour leur effet, quoique, pour le moment, elles aient encore besoin d’être proclamées haut et fort et d’être traduites ; car sur ce sujet, les mots ont à peu-près épuisé toutes leurs forces. Parallèlement, il est reconnu en politique qu’un parti d’ordre ou de stabilité et un parti de progrès ou de réforme sont les deux éléments nécessaires d’une vie politique florissante, jusqu’à ce que l’un ou l’autre ait à ce point élargi son horizon intellectuel qu’il devienne à la fois un parti d’ordre et de progrès, connaissant et distinguant ce qu’il est bon de conserver et ce qu’il faut éliminer. Chacune de ces manières de penser tire son utilité des défauts de l’autre ; mais c’est dans une large mesure leur opposition mutuelle qui les maintient dans les limites de la raison et du bon sens. Si l’on ne peut exprimer avec une égale liberté, soutenir et défendre avec autant de talent que d’énergie toutes les grandes questions de la vie pratique – qu’elles soient favorables à la démocratie ou à l’aristocratie, à la propriété ou à l’égalité, à la coopération ou à la compétition, au luxe ou à l’abstinence, à la sociabilité ou à l’individualisme, à la liberté ou à la discipline –, il n’y a aucune raison que les deux éléments obtiennent leur dû : il est inévitable que l’un des plateaux ne monte au détriment de l’autre. Dans les grandes questions pratiques de la vie, la vérité est surtout affaire de conciliation et de combinaison des extrêmes ; aussi très peu d’esprits sont-ils assez vastes et impartiaux pour réaliser cet accommodement le plus correctement possible, c’est-à-dire brutalement, par une lutte entre des combattants enrôlés sous des bannières opposées. Pour toutes les grandes questions énumérées ci-dessus, si une opinion a davantage de droit que l’autre à être, non seulement tolérée, mais encore encouragée et soutenue, c’est celle qui, a un moment ou dans un lieu donné, se trouve minoritaire. C’est l’opinion qui, pour l’instant, représente les intérêts négligés, l’aspect du bien-être humain qui court le risque d’obtenir moins que sa part. Je suis conscient qu’il n’y a dans ce pays aucune intolérance en matière de différences d’opinions sur la plupart de ces sujets. Je les ai cités pour montrer, à l’aide d’exemples nombreux et significatifs, l’universalité du fait que, dans l’état actuel de l’esprit humain, seule la diversité donne une chance équitable à toutes les facettes de la vérité. Lorsqu’on trouve des gens qui ne partagent point l’apparente unanimité du monde sur un sujet, il est toujours probable – même si le monde est dans le vrai – que ces dissidents ont quelque chose de personnel à dire qui mérite d’être entendu, et que la vérité perdrait quelque chose à leur silence.

 

« Mais », objectera-t-on, « certains des principes généralement admis, spécialement sur les sujets les plus nobles et les plus vitaux, sont davantage que des demi-vérités. La morale chrétienne, par exemple, contient toute la vérité sur ce sujet, et si quelqu’un enseigne une morale différente, il est complètement dans l’erreur. » Comme il s’agit là d’un des cas pratiques les plus importants, aucun n’est mieux approprié pour mettre à l’épreuve la maxime générale. Mais avant de décider ce que la morale chrétienne est ou n’est pas, il serait souhaitable de décider ce qu’on entend par morale chrétienne. Si cela signifie la morale du Nouveau Testament, je m’étonne que quelqu’un qui tire son savoir du livre lui-même puisse supposer que cette morale ait été présentée ou voulue comme une doctrine morale complète.