De La Maladie

Virginia Woolf

De la maladie

Traduit de l’anglais et présenté
par Élise Argaud

Rivages poche
Petite Bibliothèque

Couverture : Getty Images,

© George C. Beresford

 

Titre original : On Being Ill

 

© 1930, 2002, The Estate of Virginia Woolf

© 2007, Éditions Payot & Rivages

pour la traduction française

106, bd Saint-Germain – 75006 Paris

 

ISBN : 978-2-7436-1637-3

ISSN : 1158-5609

 

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L’expérience du décentrement

« La maladie me libéra lentement : elle m’épargna toute rupture, toute démarche violente et choquante (…). La maladie me conféra du même coup le droit à un bouleversement complet de toutes mes habitudes ; elle me permit, elle m’ordonna l’oubli, elle me fit le cadeau de l’obligation à la position allongée, au loisir, à l’attente et à la patience… Mais c’est cela justement qui s’appelle penser(1) ! »

Nietzsche, Ecce homo

 

Ce court texte de Virginia Woolf (1882-1941) résulte d’une commande de son ami T. S. Eliot, auteur de La Terre vaine(2), pour sa nouvelle revue Forum, et a paru pour la première fois en janvier 1926, au moment où elle écrivait La Promenade au phare. Ce n’est ni vraiment un essai, ni un roman, ni un écrit autobiographique. Comme l’expérience dont il traite, il échappe aux classifications : il ne se situe pas dans une perspective clinique décrivant des symptômes, n’étudie pas non plus de l’extérieur la représentation de la maladie selon les époques, mais opte pour une appréhension dynamique qui s’attache aux effets immanents de la maladie, aux changements concrets qu’elle engendre en nous. Elle nous plonge, comme on dit, dans un état second : brouillant notre vue, perturbant notre capacité à tenir debout et nous obligeant, toutes affaires cessantes, à lever littéralement le pied. Cette halte forcée dans le cours d’une existence ordinairement tournée vers l’action, ce décalage, se traduit tout d’abord par un changement postural : d’êtres ayant conquis la verticalité, tenant droit (également au sens moral), nous redevenons temporairement des êtres allongés, horizontaux (« irresponsables » donc peut-être libres). Ne pouvant plus agir dans ou sur le monde, nous devons nous contenter de l’observer, avec curiosité, sans attente. Virginia Woolf affirme dans son Journal : « Ce sont nos efforts pour saisir au passage tous les aspects de la vie qui la rendent si passionnément intéressante(3). »

L’activité qui bat son plein autour de nous, tout entière mue par un but à atteindre, prend soudain des allures d’effrayante mécanique dont les individus ne sont que des rouages, elle défile sous nos yeux comme une parade militaire dont nous ne faisons temporairement plus partie et dont nous nous détournons, avant de nous laisser happer par le spectacle gratuit des nuages. Ce répit procuré par la suspension de nos devoirs sociaux nous rend réceptifs, d’une part, à la vastitude du monde qui nous entoure, et, d’autre part, au passage du temps, la finitude de notre existence s’inscrivant sur fond de permanence d’un univers foncièrement indifférent. Nous nous retrouvons alors à notre juste place, particule vivante parmi d’autres au sein de la nature qui nous ignore, et ce nouveau rapport de proportions, qui nous repousse en marge de la marche du monde et nous exclut du centre, réveille en nous une capacité d’émerveillement intacte devant ce qui n’est pas nous.

Loin d’appréhender la maladie sous un angle causaliste (motifs et remèdes) et se gardant bien de l’interpréter, Virginia Woolf n’y voit pas non plus la manifestation d’une force surnaturelle ou divine, ouvrant sur un au-delà que les hommes se révèlent d’ailleurs incapables de se représenter. Bien plutôt, elle goûte dans cette mise en retrait forcée une possibilité d’affiner et d’enrichir notre perception de ce monde-ci, en jouissant de sa contemplation désintéressée et non plus de l’action. Seul ce mode d’appréhension nous donne accès, par exemple, au monde végétal ou minéral, ou encore nous rend sensibles à l’existence d’êtres humains en posture minoritaire et n’ayant par là aucun droit à la parole (les pauvres, les femmes, etc.).

En effet, suspendre notre rapport utilitaire au monde, donc l’enchaînement prévisible des choses, nous ouvre à l’inconnu, cette étendue vierge de l’esprit antérieure au langage. Telle est précisément la tâche que se fixe l’expérience poétique, qui aspire à renouer un rapport direct au monde sans la médiation d’un outil de saisie rationnel, c’est-à-dire à restituer à la langue son pouvoir d’évocation premier. La maladie, en nous privant de nos moyens, nous pousse à saisir l’essentiel, les sons, les odeurs, les images du monde, sous leur forme la plus dépouillée. Cet état amoindri recèle bel et bien une richesse insoupçonnée. Comme le dit Blanchot dans Le Livre à venir : « C’est là que se laisse pressentir l’indomptable force propre à la faiblesse, comme si, lorsque nous ne pouvons plus rien, se dégageait parfois la ressource d’un tout autre pouvoir(4). »

C’est par ce pouvoir de la faiblesse, qui se reconnaît dans la maladie et se heurte au déni du corps en littérature, que Virginia Woolf, souvent malade elle-même, écrivain de son métier, amorce sa pensée. Ce texte est une réflexion profonde, quoique non discursive, sur les ressorts du processus créateur : par un décentrement de nos perceptions, l’expérience de la fragilité du corps renouvelle notre appréhension du monde et nous contraint à repousser les limites du langage, afin de rendre compte d’une réalité auparavant occultée. Se dessine ainsi en filigrane une conception de la littérature comme tentative pour faire parler ce qui est sans voix, le corps en chacun de nous ou, comme le suggère l’anecdote sur laquelle le texte se clôt, la douleur muette de la femme à qui toute existence propre, au XIXe siècle, est déniée.

Sur un mode introspectif proche de celui de ses journaux intimes, la réflexion que livre ici Virginia Woolf se déploie et prend forme peu à peu, évoluant sans heurt d’une idée à l’autre jusqu’à tisser une trame dont émerge un tableau particulièrement vivant de la maladie comme état et comme expérience.

« J’ai dû rester étendue sur un sofa toute une semaine (…).

« Je crois qu’en ce qui me concerne ces maladies sont – comment dire – en partie mystiques. Il arrive quelque chose à mon cerveau. Il refuse de continuer d’enregistrer des impressions. Il se ferme. Il devient chrysalide. Je reste étendue complètement inerte, souffrant parfois de douleurs physiques aiguës (…) ou de simples malaises. Et puis, brusquement, un ressort se détend(5). »

« Communiquer par des signes un état, une tension intérieure propre à un état affectif, y compris par le tempo de ces signes – voilà le sens de tout style(6). » Cette phrase de Nietzsche éclaire bien, me semble-t-il, la spécificité de cette démarche qui, brièvement, fait appel aux ressources propres de la littérature pour évoquer un pan de la réalité rarement abordé : la maladie. Procédant par juxtaposition d’anecdotes en apparence décousues et par association d’idées, Virginia Woolf parvient à faire ressentir l’expérience tout aussi décousue et chaotique qu’est la maladie, à restituer les impressions qu’elle suscite en nous. Plus encore, cette expérience vaut également pour quiconque se trouve en situation d’infériorité, privé de ses moyens, et à qui la vie normale, trépidante, apparaît elle-même, par un renversement des perceptions, décalée. Virginia Woolf se place ainsi dans une lignée d’auteurs pour qui le rôle de la littérature est de faire entendre le corps, afin de réintégrer dans notre existence la part de silence dont il est tout entier pétri et qui communique avec le silence des autres règnes et de l’univers. « Toutes les choses ne me touchent qu’en tant qu’elles affectent ma chair, qu’elles coïncident avec elle, et ce point même où elles l’ébranlent, pas au-delà. Rien ne me touche, rien ne m’intéresse que ce qui s’adresse directement à ma chair(7) », écrit Antonin Artaud en 1925 dans Fragments d’un journal d’enfer.

L’acceptation de cette fragilité en tant qu’elle ouvre sur un autre champ de perceptions est une façon courageuse, comme le souligne elle-même Virginia Woolf, de tirer le meilleur d’un vécu douloureux : ainsi, dans La Promenade au phare, qu’elle rédige parallèlement à ce texte entre 1925 et 1927, le portrait qu’elle fait de sa mère s’apparente à un travail de deuil. Elle dit : « (…) j’écrivis ce livre très vite.