Et quand il fut écrit, je cessai d’être obsédée par ma mère(8). » Malgré une tendance dépressive (liée à des traumatismes de jeunesse, dont la mort de sa mère puis celle de son frère bien-aimé Thoby) et d’autres symptômes qui l’obligent sans cesse à s’aliter et s’accompagnent de traitements assez drastiques (diètes, repos forcé, arrachage de dent contre la migraine, médicament comme le Chloral, aujourd’hui considéré comme toxique), Virginia Woolf parvient à préserver l’équilibre fragile sur lequel repose son existence, les périodes de fécondité créatrice alternant avec des phases d’abattement. Cet équilibre se trouve toutefois rompu par l’irruption de la guerre, qui la touche directement (sa maison londonienne est détruite par les bombardements) et qui, par sa violence, réveille toutes ses angoisses.
Selon Maud Mannoni : « Sa fascination pour l’eau réapparaît dès que se révèle l’impuissance à maîtriser les forces hostiles dans le monde(9). » Et quoi de plus hostile que la guerre ? Ainsi, c’est peut-être, paradoxalement, le choix d’une grande perméabilité au monde qui fait qu’un jour elle se retrouve débordée par lui, incapable de faire face à sa fureur, et aucune ardeur créatrice ne parvient alors à la maintenir à flots. En 1940, elle note dans son Journal : « Tous les murs ; les murs qui protègent et réverbèrent, se sont, du fait de la guerre, terriblement amincis. Il n’y a plus de principe qui justifie d’écrire ; plus de public pour vous répondre ; la tradition elle-même est devenue transparente(10). »
Mais les étendues vierges où elle s’est aventurée, les pans de réalité qu’elle a mis nu, sont les cadeaux que le créateur lègue au monde et qui lui survivent.
Élise Argaud
De la maladie
Considérant combien les maladies sont répandues, le chamboulement spirituel qu’elles entraînent, la stupéfaction que nous cause, en cas de santé déclinante, la découverte de contrées jusqu’alors inexplorées, les friches et les déserts de l’âme que le moindre symptôme de grippe fait surgir, les précipices et les pelouses parsemées de fleurs bigarrées qu’une légère poussée de fièvre révèle, les chênes antiques et inflexibles déracinés en nous sous l’effet d’une indisposition, la façon dont nous sombrons dans l’abîme de la mort et sentons les eaux de l’anéantissement se refermer juste au-dessus de nos têtes avant de nous réveiller, pensant être en présence des anges et des harpistes, lorsque nous nous faisons arracher une dent et revenons à nous sur le fauteuil du dentiste, confondant ses « Rincez-vous la bouche » avec les paroles de bienvenue d’une divinité se penchant du Paradis pour nous accueillir – lorsque nous y réfléchissons, comme les circonstances nous y forcent bien souvent, il nous semble soudain pour le moins étonnant que la maladie ne figure pas à côté de l’amour, de la lutte et de la jalousie parmi les thèmes majeurs de la littérature. Il devrait exister, nous disons-nous, des romans consacrés à la grippe et des épopées à la typhoïde, des odes à la pneumonie et des poèmes lyriques à la rage de dents. Or il n’en est rien. À de rares exceptions près – De Quincey entreprend quelque chose de similaire dans Le Mangeur d’opium et on trouverait bien un tome ou deux sur la maladie disséminés chez Proust – la littérature s’évertue à répéter qu’elle a pour objet l’esprit, prétendant que le corps est une paroi de verre transparente à travers laquelle l’âme peut percevoir distinctement et que, mis à part une ou deux passions comme le désir et la cupidité, le corps est néant, quantité négligeable et inexistante. Mais, précisément, c’est l’inverse qui est vrai. Jour et nuit, le corps se manifeste, s’émousse ou s’affûte, se rembrunit ou pâlit, se change en cire dans la chaleur du mois de juin avant de redevenir suif dans les ténèbres de février. L’être vivant en nous doit se contenter de regarder à travers cette vitre, salie ou flatteuse, mais il ne peut, ne serait-ce qu’un instant, être détaché du corps comme l’étui d’un couteau ou la cosse d’un petit pois. Il lui faut endurer toute la gamme des changements d’état, chaud et froid, bien-être et mal-être, faim et satiété, santé et maladie, jusqu’à ce que survienne l’inévitable catastrophe : le corps se brise en mille morceaux et l’âme (dit-on) s’en échappe. Or de tout ce drame quotidien du corps aucune trace ne subsiste. On décrit toujours les activités de l’esprit, les pensées qui se forment en lui, ses nobles projets et la façon dont il a civilisé le monde. On le représente dédaigneux du corps dans la tour d’ivoire du philosophe, ou bien, avide de conquêtes ou de découvertes, l’éperonnant comme on pousse un vieux ballon de football en cuir sur des lieues de neige et de désert. Ces grandes guerres que livre le corps à l’esprit qui lui est assujetti, dans la solitude de la chambre à coucher, pour résister à l’assaut de la fièvre ou à un accès de mélancolie, sont passées sous silence. Point n’est besoin d’en chercher bien loin la raison. Pour considérer ces luttes honnêtement et sans détour, il faudrait avoir le courage d’un dompteur de bêtes sauvages, disposer d’une philosophie à toute épreuve et d’une raison enracinée dans les entrailles de la terre. Faute de quoi ce monstre, le corps, et ce miracle, sa douleur, auront tôt fait de nous entraîner vers le mysticisme ou de nous pousser à prendre notre essor à tire-d’aile vers les hautes félicités du transcendantalisme. Le public risque fort de trouver qu’un roman consacré à la grippe manque d’intrigue et se plaindra de l’absence d’amour – à tort, d’ailleurs, car la maladie se dissimule souvent sous ce masque et joue les mêmes tours bizarres. Elle confère un air divin à certains visages, nous fait guetter, des heures durant, l’oreille tendue, le craquement d’un escalier, et pare la figure des absents (pourtant bien quelconque d’ordinaire, le ciel m’est témoin) d’une nouvelle signification, tandis que l’esprit concocte à leur sujet mille légendes et idylles – ce à quoi il n’a guère d’habitude ni le temps ni l’envie de s’adonner. Le dernier obstacle à la description de la maladie en littérature, c’est l’indigence de la langue. L’anglais, capable de donner voix aux pensées de Hamlet et à la tragédie du roi Lear, est pris de court par le frisson et la céphalée. Tout son développement s’est limité à un seul domaine. Lorsqu’elle tombe amoureuse, n’importe quelle écolière peut faire appel à Shakespeare ou à Keats pour s’exprimer ; mais qu’une personne souffrante tente de décrire un mal de tête à son médecin et le langage aussitôt lui fait défaut. N’ayant rien à sa disposition, la voilà obligée d’inventer elle-même des mots et, sa douleur dans une main et un morceau de son pur dans l’autre (comme l’a peut-être fait le peuple de Babel à l’origine), elle espère faire naître de leur entrechoquement un vocable entièrement neuf. Il en résultera probablement quelque chose de ridicule. Car quel Anglais de souche peut s’autoriser à prendre des libertés avec la langue ? À nos yeux, c’est une chose sacrée et, partant, condamnée à périr, à moins que les Américains, dont le génie est bien plus heureux dans la création de nouveaux mots que dans le maniement des anciens, ne viennent à notre secours en rouvrant les vannes de l’invention. Cependant, ce n’est pas seulement d’une langue neuve que nous avons besoin, plus primitive, plus sensuelle, plus crue, mais d’une nouvelle hiérarchisation des passions : l’amour doit être détrôné en faveur de quarante degrés de fièvre, la jalousie s’effacer devant les élancements de la sciatique, l’insomnie jouer le rôle du traître et le héros s’incarner dans un liquide blanc au goût sucré, le puissant prince aux yeux de phalène et aux pieds vifs, qui répond entre autres au nom de Chloral.
Mais revenons à notre malade. « Je suis cloué au lit avec la grippe » – qu’est-ce que cela dit au juste de cette redoutable expérience où l’univers est métamorphosé, où les outils de travail voient leurs contours s’estomper, où toute rumeur de fête devient romantique comme un manège entendu par-delà les champs au loin ; et les amis aussi sont changés, certains parés d’une étrange beauté, d’autres déformés et trapus comme des crapauds, tandis que le paysage de la vie s’étend tout entier dans sa distante beauté, telle la côte aperçue d’un bateau au large ; et tantôt notre malade s’exalte sur un sommet, n’ayant besoin d’aucun secours humain ou divin, tantôt il se vautre au sol, tout content de recevoir un coup de pied d’une servante. Cette expérience reste incommunicable et, comme de juste avec une matière mutique, la souffrance de l’un ne sert qu’à ranimer dans l’esprit de ses amis le souvenir de leur propre grippe, de leurs propres douleurs sur lesquelles nul ne s’est apitoyé l’hiver précédent et qui réclament à présent par des effusions bruyantes et désespérées le secours divin de la compassion.
Mais à la compassion nous n’avons pas droit.
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