Mais « je » ne dois pas, s’il ne tenait qu’à moi d’en décider, aller jusqu’à me substituer au paradis et nous condamner, nous qui avons joué sur terre notre rôle en tant que William ou Alice, à demeurer éternellement William et Alice. Livrés à nous-mêmes, telles sont nos spéculations charnelles. Nous avons besoin des poètes pour imaginer à notre place. Fabriquer le paradis devrait être un devoir attaché à la charge de poète officiel.

C’est d’ailleurs vers les poètes que nous nous tournons. La maladie nous rend peu enclins aux longues campagnes que la prose exige. Nous ne pouvons commander à toutes nos facultés et maintenir notre raison, notre jugement et notre mémoire au garde-à-vous pendant qu’un chapitre après l’autre défile, et que, l’un à peine agencé, il nous faut guetter l’arrivée du suivant, jusqu’à ce que la structure globale – voûtes, tours et remparts – se dresse solidement sur ses fondations. Le Déclin et la chute de l’Empire romain n’est pas adapté en cas de grippe, pas plus que La Coupe d’or ou Madame Bovary. D’un autre côté, avec le sens du devoir en suspens et la raison assoupie – se trouverait-il quelqu’un pour exiger un jugement critique ou une opinion sensée d’un alité ? –, d’autres goûts s’affirment, soudains, changeants, intenses. Nous dépouillons les poètes de leurs perles, détachant un vers ou deux pour les laisser s’épanouir dans les profondeurs de notre esprit :

 

« et souvent à la vigile

Rend visite aux troupeaux, longeant les champs crépusculaires »

 

« Erraient, troupeaux serrés, le long des monts, conduits

À contrecœur, lentement, par le vent, leur berger… »

 

D’autres fois, c’est un roman en trois tomes qui s’offre à notre méditation dans une strophe de Hardy ou une phrase de La Bruyère. Nous nous plongeons dans les Lettres de Charles Lamb – il faut lire certains prosateurs comme s’il s’agissait de poètes – et tombons sur : « Je suis un sanguinaire meurtrier du temps, et je voudrais le tuer peu à peu sans tarder. Mais ce serpent est vital », et qui dira jamais le pourquoi de notre ravissement ? ; ou bien nous ouvrons Rimbaud sur :

 

« Ô saisons, ô châteaux !

Quelle âme est sans défauts ? »

 

et qui démontrera jamais ce qui nous charme ? Lorsque nous sommes malades, les mots semblent doués d’une qualité mystique. Notre compréhension excède la signification littérale, elle saisit d’instinct ceci, cela et le reste – un son, une couleur, ici un accent, là une pause – dont le poète, sachant combien les mots sont chiches par rapport aux idées, a parsemé sa page, afin d’évoquer, une fois associés, un état d’esprit que le langage est impropre à rendre et la raison inapte à expliquer. L’incompréhensible affecte puissamment ceux qui sont souffrants, un phénomène dont les gens d’aplomb ont, peut-être à tort, du mal à admettre le bien-fondé. Lorsque nous sommes en bonne santé, la signification l’emporte sur le son. L’intelligence agit en maître vis-à-vis des sens. Mais, dès que nous déclinons, avec la police congédiée, nous nous approchons subrepticement d’un poème obscur de Mallarmé ou de Donne, de quelque expression de latin ou de grec, et les mots livrent leur parfum, distillent leur saveur ; alors, si nous finissons par en saisir la signification, celle-ci s’avère d’autant plus riche qu’elle nous est parvenue d’abord par la voie des sens, par l’intermédiaire du palais et des narines, telle une odeur intrigante. Nous sommes désavantagés par rapport aux étrangers qui ignorent notre langue. Les Chinois doivent savoir mieux que nous comment sonne Antoine et Cléopâtre.

L’imprudence est l’une des caractéristiques de la maladie – hors-la-loi que nous sommes – et c’est d’imprudence que nous avons besoin pour lire Shakespeare. Non pas qu’il faille le parcourir en somnolant, mais, à l’état pleinement éveillé et lucide, sa renommée intimide et ennuie, et toutes les opinions de tous les critiques émoussent en nous cet éclair de conviction qui, même s’il s’agit d’une illusion, se révèle pourtant une illusion éminemment utile, un plaisir tout à fait prodigieux et un stimulus très vif pour la lecture des grands maîtres. Shakespeare est en train de perdre de sa fraîcheur ; un gouvernement paternaliste pourrait bien s’aviser d’interdire qu’on écrive sur lui, de même que son monument à Stratford a été érigé hors de la portée des plumitifs. Cerné par un brouhaha de critiques, nous ne pouvons risquer nos conjectures qu’en privé et gribouiller dans les marges ; mais le fait de savoir que cela a déjà été dit, ou mieux dit, ternit notre entrain. La maladie, dans sa royale sublimité, fait table rase de ces scrupules et nous laisse seuls avec Shakespeare. Entre son pouvoir démesuré et notre arrogance extrême, les barrières tombent, les nœuds se défont, les échos de Lear ou Macbeth retentissent dans notre cerveau et Coleridge lui-même résonne comme un lointain couinement de souris.

Mais assez parlé de Shakespeare, venons-en à Augustus Hare. Certains prétendent que même la maladie ne justifie pas de telles transitions, que l’auteur de L’Histoire de deux nobles vies n’est pas le compagnon de Boswell et, si nous soutenons que, à défaut du meilleur en littérature, nous apprécions le pire – seule la médiocrité est odieuse –, l’argument ne les aura toujours pas convaincus. C’est ainsi. La loi est du côté des gens normaux. Mais pour ceux qui ont un peu de fièvre, les noms de Hare, Waterford et Canning rayonnent comme s’ils répandaient un éclat bienfaisant. Non pas, il est vrai, pendant les quelque cent premières pages. Là, comme si souvent dans ces volumes épais, nous nous embourbons et menaçons de sombrer sous une pléthore de tantes et d’oncles. C’est l’occasion de nous souvenir qu’il existe ce qu’on appelle l’ambiance, que les maîtres eux-mêmes nous imposent souvent une attente intolérable afin de nous préparer en esprit, soit à une surprise, soit à l’absence de surprise.