Nous l’avons vue si souvent s’épanouir dans un vase, l’associant à la beauté dans toute sa splendeur, que nous en avons oublié la manière dont elle se tient en terre, immobile, impassible, un après-midi entier. Son port révèle une parfaite dignité et une grande maîtrise de soi. La carnation de ses pétales est exemplaire. Soudain, en voilà peut-être un qui se détache posément ; et toutes les fleurs, les pourpres voluptueuses, les crème à la chair de cire dans laquelle la cuiller a laissé un serpentin de jus cerise, les glaïeuls, les dahlias, les lis ecclésiastiques et sacerdotaux, celles aux faux cols guindés dans des tons d’abricot et d’ambre, toutes inclinent délicatement la tête au gré de la brise – toutes, à l’exception du massif tournesol, qui salue fièrement le soleil à midi et peut-être à minuit rebute la lune. Telles sont les fleurs ; et c’est elles, immobiles et pleines d’assurance entre toutes, que les êtres humains ont élues pour compagnes, elles qui symbolisent leurs passions, décorent leurs fêtes et reposent (comme si elles avaient quelque expérience du chagrin) sur l’oreiller des morts. Il est admirable de relever que les poètes tirent la religion de la nature, que les gens vivent à la campagne pour que les plantes leur enseignent la vertu. C’est dans leur indifférence qu’elles nous apportent un réconfort. L’étendue de neige de l’esprit, que nul homme n’a foulée, est survolée par le nuage, embrassée par le pétale qui choit, de même que, dans un tout autre domaine, ce sont les artistes de la trempe d’un Milton ou d’un Pope qui nous consolent, non par la considération mais par le peu d’intérêt que nous leur inspirons.
Pendant ce temps, avec un héroïsme de fourmi ou d’abeille, nonobstant l’indifférence du ciel ou le dédain des fleurs, l’armée des gens d’aplomb marche au combat. Mme Jones attrape son train. M. Smith répare son véhicule. Les vaches sont conduites à l’étable pour la traite. Des hommes couvrent le toit de chaume. Les chiens aboient. Une nuée de freux s’élève et va se poser sur les ormes. La vague de la vie repart inlassablement à l’assaut. Seuls les couchés savent ce que la nature, après tout, ne se donne nullement la peine de dissimuler, à savoir qu’en fin de compte la victoire lui est acquise : le monde est voué à se vider de sa chaleur ; raides et transis de froid, nous cesserons de nous traîner aux champs ; une épaisse couche de glace recouvrira les usines et les machines ; le soleil s’éteindra. Même alors, une fois le monde entier enseveli et glissant, quelque ondulation ou irrégularité de surface révélera la limite d’un ancien jardin, et là, projetant vigoureusement la tête dans la clarté des étoiles, sans se laisser intimider, la rose s’épanouira, le crocus répandra ses feux. Pour notre part, nous sommes condamnés à nous tortiller tout le temps que nous restons accrochés au bout de l’hameçon de la vie. Nous ne pouvons nous figer paisiblement en monticules lisses. Même les couchés bondissent à la seule pensée du gel gagnant leurs orteils et s’étirent pour jouir de l’espoir universel du Paradis et de l’immortalité. Sûrement, à force de l’avoir tout ce temps appelé de leurs vœux, les hommes seront parvenus à matérialiser quelque chose, à faire exister une île verdoyante où l’esprit pourra se reposer, à défaut que le pied puisse s’y enfoncer. L’imagination de l’humanité n’aura pas manqué d’élaborer collectivement quelque perspective solide. Pourtant non. Dans le Morning Post, l’évêque de Lichfield s’exprime à propos du Paradis. On observe les fidèles qui se rendent dans ces temples élégants où, même par une journée glaciale, dans les champs les plus détrempés, les lampes seront toujours à brûler, les cloches à sonner et où, malgré le remue-ménage des feuilles d’automne et le gémissement des vents à l’extérieur, les espoirs et les désirs se changeront en croyances et en certitudes à l’intérieur. Ont-ils l’air serein ? Leurs yeux sont-ils emplis de la lumière de leur conviction suprême ? L’un d’eux oserait-il se précipiter tout droit au Paradis en sautant du haut de Beachy Head ? Seul un simple d’esprit poserait ces questions ; la petite troupe des croyants traîne des pieds, renâcle et s’égare. La mère est lasse, le père fatigué. Pour ce qui est d’imaginer le Paradis, ils n’ont pas le temps. Cette tâche doit être confiée à l’invention des poètes. Sans leur concours, nous ne pouvons que traiter le sujet à la légère – imaginez Pepys au Paradis, esquissant de petits entretiens avec des personnes célèbres sur des touffes de thym et sombrant bientôt dans les ragots concernant tels de nos amis restés en enfer ou, pis encore, revenant sur terre et choisissant, puisqu’il est permis de choisir, de prolonger indéfiniment leur existence, sous la forme tantôt d’un homme, tantôt d’une femme, d’un capitaine de la marine marchande, d’une dame d’honneur à la cour, comme empereur ou comme fermière, dans des villes splendides et des landes isolées, à l’époque de Périclès ou d’Arthur, de Charlemagne ou de George IV –, de vivre encore et toujours jusqu’à avoir épuisé toutes les existences virtuelles contenues en nous dès la prime jeunesse, jusqu’à ce que « je » les fasse disparaître.
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