Vous savez qu’un illustre chimiste
français, Henri Sainte-Claire Deville, est parvenu, en 1854 à
obtenir l’aluminium en masse compacte. Or, ce précieux métal a la
blancheur de l’argent, l’inaltérabilité de l’or, la ténacité du
fer, la fusibilité du cuivre et la légèreté du verre ; il se
travaille facilement, il est extrêmement répandu dans la nature,
puisque l’alumine forme la base de la plupart des roches, il est
trois fois plus léger que le fer, et il semble avoir été créé tout
exprès pour nous fournir la matière de notre projectile !
– Hurrah pour l’aluminium ! s’écria le secrétaire du
Comité, toujours très bruyant dans ses moments d’enthousiasme.
– Mais, mon cher président, dit le major, est-ce que le prix de
revient de l’aluminium n’est pas extrêmement élevé ?
– Il l’était, répondit Barbicane ; aux premiers temps de sa
découverte, la livre d’aluminium coûtait deux cent soixante à deux
cent quatre-vingts dollars (— environ 1 500 Francs) ; puis
elle est tombée à vingt-sept dollars (— 150 F), et aujourd’hui,
enfin, elle vaut neuf dollars (— 48. 75 F).
– Mais neuf dollars la livre, répliqua le major, qui ne se
rendait pas facilement, c’est encore un prix énorme !
– Sans doute, mon cher major, mais non pas inabordable.
– Que pèsera donc le projectile ? demanda Morgan.
– Voici ce qui résulte de mes calculs, répondit Barbicane ;
un boulet de cent huit pouces de diamètre et de douze
pouces[38] d’épaisseur pèserait, s’il était en
fonte de fer, soixante-sept mille quatre cent quarante
livres ; en fonte d’aluminium, son poids sera réduit dix-neuf
mille deux cent cinquante livres.
– Parfait ! s’écria Maston, voilà qui rentre dans notre
programme.
– Parfait ! parfait ! répliqua le major, mais ne
savez-vous pas qu’dix-huit dollars la livre, ce projectile
coûtera…
– Cent soixante-treize mille deux cent cinquante dollars (— 928
437. 50 F), je le sais parfaitement ; mais ne craignez rien,
mes amis, l’argent ne fera pas défaut à notre entreprise, je vous
en réponds.
– Il pleuvra dans nos caisses, répliqua J.-T. Maston.
– Eh bien ! que pensez-vous de l’aluminium ? demanda
le président.
– Adopté, répondirent les trois membres du Comité.
– Quant à la forme du boulet, reprit Barbicane, elle importe
peu, puisque, l’atmosphère une fois dépassée, le projectile se
trouvera dans le vide ; je propose donc le boulet rond, qui
tournera sur lui-même, si cela lui plaît, et se comportera à sa
fantaisie.
Ainsi se termina la première séance du Comité ; la question
du projectile était définitivement résolue, et J.-T. Maston se
réjouit fort de la pensée d’envoyer un boulet d’aluminium aux
Sélénites, « ce qui leur donnerait une crâne idée des habitants de
la Terre » !
Chapitre 8
L'Histoire du Canon
Les résolutions prises dans cette séance produisirent un grand
effet au-dehors. Quelques gens timorés s’effrayaient un peu à
l’idée d’un boulet, pesant vingt mille livres, lancé à travers
l’espace. On se demandait quel canon pourrait jamais transmettre
une vitesse initiale suffisante à une pareille masse. Le procès
verbal de la seconde séance du Comité devait répondre
victorieusement à ces questions.
Le lendemain soir, les quatre membres du Gun-Club s’attablaient
devant de nouvelles montagnes de sandwiches et au bord d’un
véritable océan de thé. La discussion reprit aussitôt son cours,
et, cette fois, sans préambule.
« Mes chers collègues, dit Barbicane, nous allons nous occuper
de l’engin à construire, de sa longueur, de sa forme, de sa
composition et de son poids. Il est probable que nous arriverons à
lui donner des dimensions gigantesques ; mais si grandes que
soient les difficultés, notre génie industriel en aura facilement
raison. Veuillez donc m’écouter, et ne m’épargnez pas les
objections à bout portant. Je ne les crains pas !
Un grognement approbateur accueillit cette déclaration.
« N’oublions pas, reprit Barbicane, à quel point notre
discussion nous a conduits hier ; le problème se présente
maintenant sous cette forme : imprimer une vitesse initiale de
douze mille yards par seconde à un obus de cent huit pouces de
diamètre et d’un poids de vingt mille livres.
– Voilà bien le problème, en effet, répondit le major
Elphiston.
– Je continue, reprit Barbicane. Quand un projectile est lancé
dans l’espace, que se passe-t-il ? Il est sollicité par trois
forces indépendantes, la résistance du milieu, l’attraction de la
Terre et la force d’impulsion dont il est animé. Examinons ces
trois forces. La résistance du milieu, c’est-à-dire la résistance
de l’air, sera peu importante. En effet, l’atmosphère terrestre n’a
que quarante milles (— 16 lieues environ). Or, avec une rapidité de
douze mille yards, le projectile l’aura traversée en cinq secondes,
et ce temps est assez court pour que la résistance du milieu soit
regardée comme insignifiante. Passons alors à l’attraction de la
Terre, c’est-à-dire à la pesanteur de l’obus. Nous savons que cette
pesanteur diminuera en raison inverse du carré des distances ;
en effet, voici ce que la physique nous apprend : quand un corps
abandonné à lui-même tombe à la surface de la Terre, sa chute est
de quinze pieds[39] dans la première seconde, et si ce
même corps était transport à deux cent cinquante-sept mille cent
quarante-deux milles, autrement dit, à la distance où se trouve la
Lune, sa chute serait réduite à une demi-ligne environ dans la
première seconde. C’est presque l’immobilité. Il s’agit donc de
vaincre progressivement cette action de la pesanteur. Comment y
parviendrons-nous ? Par la force d’impulsion.
– Voilà la difficulté, répondit le major.
– La voilà, en effet, reprit le président, mais nous en
triompherons, car cette force d’impulsion qui nous est nécessaire
résultera de la longueur de l’engin et de la quantité de poudre
employée, celle-ci n’étant limitée que par la résistance de
celui-là. Occupons-nous donc aujourd’hui des dimensions à donner au
canon. Il est bien entendu que nous pouvons l’établir dans des
conditions de résistance pour ainsi dire infinie, puisqu’il n’est
pas destiné à être manœuvré.
– Tout ceci est évident, répondit le général.
– Jusqu’ici, dit Barbicane, les canons les plus longs, nos
énormes Columbiads, n’ont pas dépassé vingt-cinq pieds en
longueur ; nous allons donc étonner bien des gens par les
dimensions que nous serons forcés d’adopter.
– Eh ! sans doute, s’écria J.-T. Maston. Pour mon compte,
je demande un canon d’un demi-mille au moins !
– Un demi-mille ! s’écrièrent le major et le général.
– Oui ! un demi-mille, et il sera encore trop court de
moitié.
– Allons, Maston, répondit Morgan, vous exagérez.
– Non pas ! répliqua le bouillant secrétaire, et je ne sais
vraiment pourquoi vous me taxez d’exagération.
– Parce que vous allez trop loin !
– Sachez, monsieur, répondit J.-T. Maston en prenant ses grands
airs, sachez qu’un artilleur est comme un boulet, il ne peut jamais
aller trop loin !
La discussion tournait aux personnalités, mais le président
intervint.
« Du calme, mes amis, et raisonnons ; il faut évidemment un
canon d’une grande volée, puisque la longueur de la pièce accroîtra
la détente des gaz accumulés sous le projectile, mais il est
inutile de dépasser certaines limites.
– Parfaitement, dit le major.
– Quelles sont les règles usitées en pareil cas ?
Ordinairement la longueur d’un canon est vingt à vingt-cinq fois le
diamètre du boulet, et il pèse deux cent trente-cinq à deux cent
quarante fois son poids.
– Ce n’est pas assez, s’écria J.-T. Maston avec impétuosité.
– J’en conviens, mon digne ami, et, en effet, en suivant cette
proportion, pour un projectile large de neuf pieds pesant vingt
mille livres, l’engin n’aurait qu’une longueur de deux cent
vingt-cinq pieds et un poids de sept millions deux cent mille
livres.
– C’est ridicule, répartit J.-T. Maston.
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