Il mettrait donc onze jours à se rendre à la Lune, douze
ans à parvenir au Soleil, trois cent soixante ans à atteindre
Neptune aux limites du monde solaire. Voilà ce que ferait ce
modeste boulet, l’ouvrage de nos mains ! Que sera-ce donc
quand, vingtuplant cette vitesse, nous le lancerons avec une
rapidité de sept milles à la seconde ! Ah ! boulet
superbe ! splendide projectile ! j’aime à penser que tu
seras reçu là-haut avec les honneurs dus à un ambassadeur
terrestre !
Des hurrahs accueillirent cette ronflante péroraison, et J.-T.
Maston, tout ému, s’assit au milieu des félicitations de ses
collègues.
« Et maintenant, dit Barbicane, que nous avons fait une large
part à la poésie, attaquons directement la question.
– Nous sommes prêts, répondirent les membres du Comité en
absorbant chacun une demi-douzaine de sandwiches.
– Vous savez quel est le problème à résoudre, reprit le
président ; il s’agit d’imprimer à un projectile une vitesse
de douze mille yards par seconde. J’ai lieu de penser que nous y
réussirons. Mais, en ce moment, examinons les vitesses obtenues
jusqu’ici ; le général Morgan pourra nous édifier à cet
égard.
– D’autant plus facilement, répondit le général, que, pendant la
guerre, j’étais membre de la commission d’expérience. Je vous dirai
donc que les canons de cent de Dahlgreen, qui portaient à deux
mille cinq cents toises, imprimaient à leur projectile une vitesse
initiale de cinq cents yards à la seconde.
– Bien. Et la Columbiad[37]
Rodman ? demanda le président.
– La Columbiad Rodman, essayée au fort Hamilton, près de New
York, lançait un boulet pesant une demi-tonne à une distance de six
milles, avec une vitesse de huit cents yards par seconde, résultat
que n’ont jamais obtenu Armstrong et Palliser en Angleterre.
– Oh ! les Anglais ! fit J.-T. Maston en tournant vers
l’horizon de l’est son redoutable crochet.
– Ainsi donc, reprit Barbicane, ces huit cents yards seraient la
vitesse maximum atteinte jusqu’ici ?
– Oui, répondit Morgan.
– Je dirai, cependant, répliqua J.-T. Maston, que si mon mortier
n’eût pas éclaté…
– Oui, mais il a éclaté, répondit Barbicane avec un geste
bienveillant. Prenons donc pour point de départ cette vitesse de
huit cents yards. Il faudra la vingtupler. Aussi, réservant pour
une autre séance la discussion des moyens destinés à produire cette
vitesse, j’appellerai votre attention, mes chers collègues, sur les
dimensions qu’il convient de donner au boulet. Vous pensez bien
qu’il ne s’agit plus ici de projectiles pesant au plus une
demi-tonne !
– Pourquoi pas ? demanda le major.
– Parce que ce boulet, répondit vivement J.-T. Maston, doit être
assez gros pour attirer l’attention des habitants de la Lune, s’il
en existe toutefois.
– Oui, répondit Barbicane, et pour une autre raison plus
importante encore.
– Que voulez-vous dire, Barbicane ? demanda le major.
– Je veux dire qu’il ne suffit pas d’envoyer un projectile et de
ne plus s’en occuper ; il faut que nous le suivions pendant
son parcours jusqu’au moment où il atteindra le but.
– Hein ! firent le général et le major, un peu surpris de
la proposition.
– Sans doute, reprit Barbicane en homme sûr de lui, sans doute,
ou notre expérience ne produira aucun résultat.
– Mais alors, répliqua le major, vous allez donner à ce
projectile des dimensions énormes ?
– Non. Veuillez bien m’écouter. Vous savez que les instruments
d’optique ont acquis une grande perfection ; avec certains
télescopes on est déjà parvenu à obtenir des grossissements de six
mille fois, et à ramener la Lune à quarante milles environ (— 16
lieues). Or, cette distance, les objets ayant soixante pieds de
côté sont parfaitement visibles. Si l’on n’a pas poussé plus loin
la puissance de pénétration des télescopes, c’est que cette
puissance ne s’exerce qu’au détriment de leur clarté, et la Lune,
qui n’est qu’un miroir réfléchissant, n’envoie pas une lumière
assez intense pour qu’on puisse porter les grossissements au-delà
de cette limite.
– Eh bien ! que ferez-vous alors ? demanda le général.
Donnerez-vous à votre projectile un diamètre de soixante
pieds ?
– Non pas !
– Vous vous chargerez donc de rendre la Lune plus
lumineuse ?
– Parfaitement.
– Voilà qui est fort ! s’écria J.-T. Maston.
– Oui, fort simple, répondit Barbicane. En effet, si je parviens
diminuer l’épaisseur de l’atmosphère que traverse la lumière de la
Lune, n’aurais-je pas rendu cette lumière plus intense ?
– Évidemment.
– Eh bien ! pour obtenir ce résultat, il me suffira
d’établir un télescope sur quelque montagne élevée. Ce que nous
ferons.
– Je me rends, je me rends, répondit le major. Vous avez une
façon de simplifier les choses ! … Et quel grossissement
espérez-vous obtenir ainsi ?
– Un grossissement de quarante-huit mille fois, qui ramènera la
Lune cinq milles seulement, et, pour être visibles, les objets
n’auront plus besoin d’avoir que neuf pieds de diamètre.
– Parfait ! s’écria J.-T. Maston, notre projectile aura
donc neuf pieds de diamètre ?
– Précisément.
– Permettez-moi de vous dire, cependant, reprit le major
Elphiston, qu’il sera encore d’un poids tel, que…
– Oh ! major, répondit Barbicane, avant de discuter son
poids, laissez-moi vous dire que nos pères faisaient des merveilles
en ce genre. Loin de moi la pensée de prétendre que la balistique
n’ait pas progressé, mais il est bon de savoir que, dès le Moyen
Age, on obtenait des résultats surprenants, j’oserai ajouter, plus
surprenants que les nôtres.
– Par exemple ! répliqua Morgan.
– Justifiez vos paroles, s’écria vivement J.-T. Maston.
– Rien n’est plus facile, répondit Barbicane ; j’ai des
exemples l’appui de ma proposition. Ainsi, au siège de
Constantinople par Mahomet II, en 1453 on lança des boulets de
pierre qui pesaient dix-neuf cents livres, et qui devaient être
d’une belle taille.
– Oh ! oh ! fit le major, dix-neuf cents livres, c’est
un gros chiffre !
– A Malte, au temps des chevaliers, un certain canon du fort
Saint-Elme lançait des projectiles pesant deux mille cinq cents
livres.
– Pas possible !
– Enfin, d’après un historien français, sous Louis XI, un
mortier lançait une bombe de cinq cents livres seulement ;
mais cette bombe, partie de la Bastille, un endroit où les fous
enfermaient les sages, allait tomber à Charenton, un endroit où les
sages enferment les fous.
– Très bien ! dit J.-T. Maston.
– Depuis, qu’avons-nous vu, en somme ? Les canons Armstrong
lancer des boulets de cinq cents livres, et les Columbiads Rodman
des projectiles d’une demi-tonne ! Il semble donc que, si les
projectiles ont gagné en portée, ils ont perdu en pesanteur. Or, si
nous tournons nos efforts de ce côté, nous devons arriver avec le
progrès de la science, décupler le poids des boulets de Mahomet II,
et des chevaliers de Malte.
– C’est évident, répondit le major, mais quel métal comptez-vous
donc employer pour le projectile ?
– De la fonte de fer, tout simplement, dit le général
Morgan.
– Peuh ! de la fonte ! s’écria J.-T. Maston avec un
profond dédain, c’est bien commun pour un boulet destiné à se
rendre à la Lune.
– N’exagérons pas, mon honorable ami, répondit Morgan ; la
fonte suffira.
– Eh bien ! alors, reprit le major Elphiston, puisque la
pesanteur est proportionnelle à son volume, un boulet de fonte,
mesurant neuf pieds de diamètre, sera encore d’un poids
épouvantable !
– Oui, s’il est plein ; non, s’il est creux, dit
Barbicane.
– Creux ! ce sera donc un obus ?
– Où l’on pourra mettre des dépêches, répliqua J.-T. Maston, et
des échantillons de nos productions terrestres !
– Oui, un obus, répondit Barbicane ; il le faut
absolument ; un boulet plein de cent huit pouces pèserait plus
de deux cent mille livres, poids évidemment trop
considérable ; cependant, comme il faut conserver une certaine
stabilité au projectile, je propose de lui donner un poids de cinq
mille livres.
– Quelle sera donc l’épaisseur de ses parois ? demanda le
major.
– Si nous suivons la proportion réglementaire, reprit Morgan, un
diamètre de cent huit pouces exigera des parois de deux pieds au
moins.
– Ce serait beaucoup trop, répondit Barbicane ;
remarquez-le bien, il ne s’agit pas ici d’un boulet destiné à
percer des plaques ; il suffira donc de lui donner des parois
assez fortes pour résister à la pression des gaz de la poudre.
Voici donc le problème : quelle épaisseur doit avoir un obus en
fonte de fer pour ne peser que vingt mille livres ? Notre
habile calculateur, le brave Maston, va nous l’apprendre séance
tenante.
– Rien n’est plus facile », répliqua l’honorable secrétaire du
Comité.
Et ce disant, il traça quelques formules algébriques sur le
papier ; on vit apparaître sous la plume des \(\) et des \(x\)
élevés à la deuxième puissance. Il eut même l’air d’extraire, sans
y toucher, une certaine racine cubique, et dit :
« Les parois auront à peine deux pouces d’épaisseur.
– Sera-ce suffisant ? demanda le major d’un air de
doute.
– Non, répondit le président Barbicane, non, évidemment.
– Eh bien ! alors, que faire ? reprit Elphiston d’un
air assez embarrassé.
– Employer un autre métal que la fonte.
– Du cuivre ? dit Morgan.
– Non, c’est encore trop lourd ; et j’ai mieux que cela à
vous proposer.
– Quoi donc ? dit le major.
– De l’aluminium, répondit Barbicane.
– De l’aluminium ! s’écrièrent les trois collègues du
président.
– Sans doute, mes amis.
1 comment