Pas autre chose.
En somme, l’effet fut excellent dans le monde scientifique, et
de l il passa parmi les masses, qui, en général, se passionnèrent
pour la question. Fait d’une haute importance, puisque ces masses
allaient être appelées à souscrire un capital considérable.
Le président Barbicane, le 8 octobre, avait lancé un manifeste
empreint d’enthousiasme, et dans lequel il faisait appel « à tous
les hommes de bonne volonté sur la Terre ». Ce document, traduit en
toutes langues, réussit beaucoup.
Les souscriptions furent ouvertes dans les principales villes de
l’Union pour se centraliser à la banque de Baltimore, 9 Baltimore
street ; puis on souscrivit dans les différents États des deux
continents :
A Vienne, chez S. -M. de Rothschild ;
A Pétersbourg, chez Stieglitz et Ce ;
A Paris, au Crédit mobilier ;
A Stockholm, chez Tottie et Arfuredson ;
A Londres, chez N. -M. de Rothschild et fils ;
A Turin, chez Ardouin et Ce ;
A Berlin, chez Mendelssohn ;
A Genève, chez Lombard, Odier et Ce ;
A Constantinople, à la Banque Ottomane ;
A Bruxelles, chez S. Lambert ;
A Madrid, chez Daniel Weisweller ;
A Amsterdam, au Crédit Néerlandais ;
A Rome, chez Torlonia et Ce ;
A Lisbonne, chez Lecesne ;
A Copenhague, à la Banque privée ;
A Buenos Aires, à la Banque Maua ;
A Rio de Janeiro, même maison ;
A Montevideo, même maison ;
A Valparaiso, chez Thomas La Chambre et Ce ;
A Mexico, chez Martin Daran et Ce ;
A Lima, chez Thomas La Chambre et Ce.
Trois jours après le manifeste du président Barbicane, quatre
millions de dollars[50] étaient
versés dans les différentes villes de l’Union. Avec un pareil
acompte, le Gun-Club pouvait déjà marcher.
Mais, quelques jours plus tard, les dépêches apprenaient à
l’Amérique que les souscriptions étrangères se couvraient avec un
véritable empressement. Certains pays se distinguaient par leur
générosité ; d’autres se desserraient moins facilement.
Affaire de tempérament.
Du reste, les chiffres sont plus éloquents que les paroles, et
voici l’état officiel des sommes qui furent portées à l’actif du
Gun-Club, après souscription close.
La Russie versa pour son contingent l’énorme somme de trois cent
soixante-huit mille sept cent trente-trois roubles[51] . Pour s’en étonner, il faudrait
méconnaître le goût scientifique des Russes et le progrès qu’ils
impriment aux études astronomiques, grâce à leurs nombreux
observatoires, dont le principal a coûté deux millions de
roubles.
La France commença par rire de la prétention des Américains. La
Lune servit de prétexte à mille calembours usés et à une vingtaine
de vaudevilles, dans lesquels le mauvais goût le disputait à
l’ignorance. Mais, de même que les Français payèrent jadis après
avoir chanté, ils payèrent, cette fois, après avoir ri, et ils
souscrivirent pour une somme de douze cent cinquante-trois mille
neuf cent trente francs. A ce prix-là, ils avaient bien le droit de
s’égayer un peu.
L’Autriche se montra suffisamment généreuse au milieu de ses
tracas financiers. Sa part s’éleva dans la contribution publique à
la somme de deux cent seize mille florins[52] , qui
furent les bienvenus.
Cinquante-deux mille rixdales[53] , tel
fut l’appoint de la Suède et de la Norvège. Le chiffre était
considérable relativement au pays ; mais il eût été
certainement plus élevé, si la souscription avait eu lieu
Christiania en même temps qu’à Stockholm. Pour une raison ou pour
une autre, les Norvégiens n’aiment pas à envoyer leur argent en
Suède.
La Prusse, par un envoi de deux cent cinquante mille
thalers[54] , témoigna de sa haute approbation pour
l’entreprise. Ses différents observatoires contribuèrent avec
empressement pour une somme importante et furent les plus ardents à
encourager le président Barbicane.
La Turquie se conduisit généreusement ; mais elle était
personnellement intéressée dans l’affaire ; la Lune, en effet,
règle le cours de ses années et son jeûne du Ramadan. Elle ne
pouvait faire moins que de donner un million trois cent
soixante-douze mille six cent quarante piastres[55] ,
et elle les donna avec une ardeur qui dénonçait, cependant, une
certaine pression du gouvernement de la Porte.
La Belgique se distingua entre tous les États de second ordre
par un don de cinq cent treize mille francs, environ douze centimes
par habitant.
La Hollande et ses colonies s’intéressèrent dans l’opération
pour cent dix mille florins[56] ,
demandant seulement qu’il leur fût fait une bonification de cinq
pour cent d’escompte, puisqu’elles payaient comptant.
Le Danemark, un peu restreint dans son territoire, donna
cependant neuf mille ducats fins[57] , ce qui
prouve l’amour des Danois pour les expéditions scientifiques.
La Confédération germanique s’engagea pour trente-quatre mille
deux cent quatre-vingt-cinq florins[58] ;
on ne pouvait rien lui demander de plus ; d’ailleurs, elle
n’eût pas donné davantage.
Quoique très gênée, l’Italie trouva deux cent mille lires dans
les poches de ses enfants, mais en les retournant bien. Si elle
avait eu la Vénétie, elle aurait fait mieux ; mais enfin elle
n’avait pas la Vénétie.
Les États de l’Église ne crurent pas devoir envoyer moins de
sept mille quarante écus romains[59] , et le
Portugal poussa son dévouement à la science jusqu’à trente mille
cruzades[60] .
Quant au Mexique, ce fut le denier de la veuve, quatre-vingt-six
piastres fortes[61] ; mais les empires qui se
fondent sont toujours un peu gênés.
Deux cent cinquante-sept francs, tel fut l’apport modeste de la
Suisse dans l’œuvre américaine. Il faut le dire franchement, la
Suisse ne voyait point le côté pratique de l’opération ; il ne
lui semblait pas que l’action d’envoyer un boulet dans la Lune fût
de nature à établir des relations d’affaires avec l’astre des
nuits, et il lui paraissait peu prudent d’engager ses capitaux dans
une entreprise aussi aléatoire. Après tout, la Suisse avait
peut-être raison.
Quant à l’Espagne, il lui fut impossible de réunir plus de cent
dix réaux[62] . Elle donna pour prétexte qu’elle
avait ses chemins de fer à terminer. La vérité est que la science
n’est pas très bien vue dans ce pays-là. Il est encore un peu
arriéré. Et puis certains Espagnols, non des moins instruits, ne se
rendaient pas un compte exact de la masse du projectile comparée à
celle de la Lune ; ils craignaient qu’il ne vînt à déranger
son orbite, à la troubler dans son rôle de satellite et provoquer
sa chute à la surface du globe terrestre. Dans ce cas-là, il valait
mieux s’abstenir. Ce qu’ils firent, à quelques réaux près.
Restait l’Angleterre. On connaît la méprisante antipathie avec
laquelle elle accueillit la proposition Barbicane. Les Anglais
n’ont qu’une seule et même âme pour les vingt-cinq millions
d’habitants que renferme la Grande-Bretagne.
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