Ils donnèrent à
entendre que l’entreprise du Gun-Club était contraire « au principe
de non-intervention », et ils ne souscrivirent même pas pour un
farthing.
A cette nouvelle, le Gun-Club se contenta de hausser les épaules
et revint à sa grande affaire. Quand l’Amérique du Sud,
c’est-à-dire le Pérou, le Chili, le Brésil, les provinces de la
Plata, la Colombie, eurent pour leur quote-part versé entre ses
mains la somme de trois cent mille dollars[63] , il se
trouva à la tête d’un capital considérable, dont voici le décompte
:
Souscription des Etats-Unis 4 000 000 dollars
Souscriptions étrangères 1 446 675 dollars
Total 5 446 675 dollars
C’était donc cinq millions quatre cent quarante-six mille six
cent soixante-quinze dollars[64] que le
public versait dans la caisse du Gun-Club.
Que personne ne soit surpris de l’importance de la somme. Les
travaux de la fonte, du forage, de la maçonnerie, le transport des
ouvriers, leur installation dans un pays presque inhabité, les
constructions de fours et de bâtiments, l’outillage des usines, la
poudre, le projectile, les faux frais, devaient, suivant les devis,
l’absorber peu près tout entière. Certains coups de canon de la
guerre fédérale sont revenus à mille dollars ; celui du
président Barbicane, unique dans les fastes de l’artillerie,
pouvait bien coûter cinq mille fois plus.
Le 20 octobre, un traité fut conclu avec l’usine de Goldspring,
près New York, qui, pendant la guerre, avait fourni à Parrott ses
meilleurs canons de fonte.
Il fut stipulé, entre les parties contractantes, que l’usine de
Goldspring s’engageait à transporter à Tampa-Town, dans la Floride
méridionale, le matériel nécessaire pour la fonte de la Columbiad.
Cette opération devait être terminée, au plus tard, le 15 octobre
prochain, et le canon livré en bon état, sous peine d’une indemnité
de cent dollars[65] par jour jusqu’au moment où la Lune
se présenterait dans les mêmes conditions, c’est-à-dire dans
dix-huit ans et onze jours. L’engagement des ouvriers, leur paie,
les aménagements nécessaires incombaient à la compagnie du
Goldspring.
Ce traité, fait double et de bonne foi, fut signé par I.
Barbicane, président du Gun-Club, et J. Murchison, directeur de
l’usine de Goldspring, qui approuvèrent l’écriture de part et
d’autre.
Chapitre 13
Stone's Hill
Depuis le choix fait par les membres du Gun-Club au détriment du
Texas, chacun en Amérique, où tout le monde sait lire, se fit un
devoir d’étudier la géographie de la Floride. Jamais les libraires
ne vendirent tant de—Bartram’s travel in Florida—, de—Roman’s
natural history of East and West Florida—, de—William’s territory
of Florida—, de—Cleland on the culture of the Sugar-Cane in East
Florida—. Il fallut imprimer de nouvelles éditions. C’était une
fureur.
Barbicane avait mieux à faire qu’à lire ; il voulait voir
de ses propres yeux et marquer l’emplacement de la Columbiad.
Aussi, sans perdre un instant, il mit à la disposition de
l’Observatoire de Cambridge les fonds nécessaires à la construction
d’un télescope, et traita avec la maison Breadwill and Co.
d’Albany, pour la confection du projectile en aluminium ; puis
il quitta Baltimore, accompagné de J.-T. Maston, du major Elphiston
et du directeur de l’usine de Goldspring.
Le lendemain, les quatre compagnons de route arrivèrent à La
Nouvelle-Orléans. Là ils s’embarquèrent immédiatement sur
le—Tampico—, aviso de la marine fédérale, que le gouvernement
mettait leur disposition, et, les feux étant poussés, les rivages
de la Louisiane disparurent bientôt à leurs yeux.
La traversée ne fut pas longue ; deux jours après son
départ, le—Tampico—, ayant franchi quatre cent quatre-vingts
milles[66] , eut connaissance de la côte
floridienne. En approchant, Barbicane se vit en présence d’une
terre basse, plate, d’un aspect assez infertile. Après avoir rangé
une suite d’anses riches en huîtres et en homards, le—Tampico—donna
dans la baie d’Espiritu-Santo.
Cette baie se divise en deux rades allongées, la rade de Tampa
et la rade d’Hillisboro, dont le steamer franchit bientôt le
goulet. Peu de temps après, le fort Brooke dessina ses batteries
rasantes au-dessus des flots, et la ville de Tampa apparut,
négligemment couchée au fond du petit port naturel formé par
l’embouchure de la rivière Hillisboro.
Ce fut là que le—Tampico—mouilla, le 22 octobre, à sept heures
du soir ; les quatre passagers débarquèrent immédiatement.
Barbicane sentit son cœur battre avec violence lorsqu’il foula
le sol floridien ; il semblait le tâter du pied, comme fait un
architecte d’une maison dont il éprouve la solidité. J.-T. Maston
grattait la terre du bout de son crochet.
« Messieurs, dit alors Barbicane, nous n’avons pas de temps à
perdre, et dès demain nous monterons à cheval pour reconnaître le
pays.
Au moment où Barbicane avait atterri, les trois mille habitants
de Tampa-Town s’étaient portés à sa rencontre, honneur bien dû au
président du Gun-Club qui les avait favorisés de son choix. Ils le
reçurent au milieu d’acclamations formidables ; mais Barbicane
se déroba à toute ovation, gagna une chambre de l’hôtel Franklin et
ne voulut recevoir personne. Le métier d’homme célèbre ne lui
allait décidément pas.
Le lendemain, 23 octobre, de petits chevaux de race espagnole,
pleins de vigueur et de feu, piaffaient sous ses fenêtres. Mais, au
lieu de quatre, il y en avait cinquante, avec leurs cavaliers.
Barbicane descendit, accompagné de ses trois compagnons, et
s’étonna tout d’abord de se trouver au milieu d’une pareille
cavalcade. Il remarqua en outre que chaque cavalier portait une
carabine en bandoulière et des pistolets dans ses fontes. La raison
d’un tel déploiement de forces lui fut aussitôt donnée par un jeune
Floridien, qui lui dit :
« Monsieur, il y a les Séminoles.
– Quels Séminoles ?
– Des sauvages qui courent les prairies, et il nous a paru
prudent de vous faire escorte.
– Peuh ! fit J.-T. Maston en escaladant sa monture.
– Enfin, reprit le Floridien, c’est plus sûr.
– Messieurs, répondit Barbicane, je vous remercie de votre
attention, et maintenant, en route !
La petite troupe s’ébranla aussitôt et disparut dans un nuage de
poussière. Il était cinq heures du matin ; le soleil
resplendissait déjà et le thermomètre marquait 84°[67] ; mais de fraîches brises de mer
modéraient cette excessive température.
Barbicane, en quittant Tampa-Town, descendit vers le sud et
suivit la côte, de manière à gagner le creek[68]
d’Alifia. Cette petite rivière se jette dans la baie Hillisboro, à
douze milles au-dessous de Tampa-Town. Barbicane et son escorte
côtoyèrent sa rive droite en remontant vers l’est. Bientôt les
flots de la baie disparurent derrière un pli de terrain, et la
campagne floridienne s’offrit seule aux regards.
La Floride se divise en deux parties : l’une au nord, plus
populeuse, moins abandonnée, a Tallahassee pour capitale et
Pensacola, l’un des principaux arsenaux maritimes des
États-Unis ; l’autre, pressée entre l’Atlantique et le golfe
du Mexique, qui l’étreignent de leurs eaux, n’est qu’une mince
presqu’île rongée par le courant du Gulf-Stream, pointe de terre
perdue au milieu d’un petit archipel, et que doublent incessamment
les nombreux navires du canal de Bahama. C’est la sentinelle
avancée du golfe des grandes tempêtes. La superficie de cet État
est de trente-huit millions trente-trois mille deux cent
soixante-sept acres[69] , parmi
lesquels il fallait en choisir un situé en deçà du vingt-huitième
parallèle et convenable l’entreprise ; aussi Barbicane, en
chevauchant, examinait attentivement la configuration du sol et sa
distribution particulière.
La Floride, découverte par Juan Ponce de León, en 1512 le jour
des Rameaux, fut d’abord nommée Pâques-Fleuries. Elle méritait peu
cette appellation charmante sur ses côtes arides et brûlées. Mais,
quelques milles du rivage, la nature du terrain changea peu à peu,
et le pays se montra digne de son nom ; le sol était
entrecoupé d’un réseau de creeks, de rios, de cours d’eau,
d’étangs, de petits lacs ; on se serait cru dans la Hollande
ou la Guyane ; mais la campagne s’éleva sensiblement et montra
bientôt ses plaines cultivées, o réussissaient toutes les
productions végétales du Nord et du Midi, ses champs immenses dont
le soleil des tropiques et les eaux conservées dans l’argile du sol
faisaient tous les frais de culture, puis enfin ses prairies
d’ananas, d’ignames, de tabac, de riz, de coton et de canne à
sucre, qui s’étendaient à perte de vue, en étalant leurs richesses
avec une insouciante prodigalité.
Barbicane parut très satisfait de constater l’élévation
progressive du terrain, et, lorsque J.-T.
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