En effet, dans son apogée, la Lune est à deux cent
quarante-sept mille cinq cent cinquante-deux milles (—99,640 lieues
de 4 kilomètres), et dans son périgée à deux cent dix-huit mille
six cent cinquante-sept milles seulement (— 88 010 lieues), ce qui
fait une différence de vingt-huit mille huit cent
quatre-vingt-quinze milles (— 11 630 lieues), ou plus du neuvième
du parcours. C’est donc la distance périgéenne de la Lune qui doit
servir de base aux calculs.
« Sur la troisième question :—Quelle sera la durée du trajet du
projectile auquel aura été imprimée une vitesse initiale
suffisante, et, par conséquent, à quel moment devra-t-on le lancer
pour qu’il rencontre la Lune en un point déterminé ?
« Si le boulet conservait indéfiniment la vitesse initiale de
douze mille yards par seconde qui lui aura été imprimée à son
départ, il ne mettrait que neuf heures environ à se rendre à sa
destination ; mais comme cette vitesse initiale ira
continuellement en décroissant, il se trouve, tout calcul fait, que
le projectile emploiera trois cent mille secondes, soit
quatre-vingt-trois heures et vingt minutes, pour atteindre le point
où les attractions terrestre et lunaire se font équilibre, et de ce
point il tombera sur la Lune en cinquante mille secondes, ou treize
heures cinquante-trois minutes et vingt secondes. Il conviendra
donc de le lancer quatre-vingt-dix-sept heures treize minutes et
vingt secondes avant l’arrivée de la Lune au point visé.
« Sur la quatrième question :— A quel moment précis la Lune se
présentera-t-elle dans la position la plus favorable pour être
atteinte par le projectile ?
« D’après ce qui vient d’être dit ci-dessus, il faut d’abord
choisir l’époque où la Lune sera dans son périgée, et en même temps
le moment où elle passera au zénith, ce qui diminuera encore le
parcours d’une distance égale au rayon terrestre, soit trois mille
neuf cent dix-neuf milles ; de telle sorte que le trajet
définitif sera de deux cent quatorze mille neuf cent soixante-seize
milles (—86 410 lieues). Mais, si chaque mois la Lune passe à son
périgée, elle ne se trouve pas toujours au zénith à ce moment. Elle
ne se présente dans ces deux conditions qu’à de longs intervalles.
Il faudra donc attendre la coïncidence du passage au périgée et au
zénith. Or, par une heureuse circonstance, le 4 décembre de l’année
prochaine, la Lune offrira ces deux conditions : à minuit, elle
sera dans son périgée, c’est-à-dire sa plus courte distance de la
Terre, et elle passera en même temps au zénith.
« Sur la cinquième question :—Quel point du ciel devra-t-on
viser avec le canon destiné à lancer le projectile ?
« Les observations précédentes étant admises, le canon devra
être braqué sur le zénith[25] du
lieu ; de la sorte, le tir sera perpendiculaire au plan de
l’horizon, et le projectile se dérobera plus rapidement aux effets
de l’attraction terrestre. Mais, pour que la Lune monte au zénith
d’un lieu, il faut que ce lieu ne soit pas plus haut en latitude
que la déclinaison de cet astre, autrement dit, qu’il soit compris
entre 0° et 28° de latitude nord ou sud[26] . En
tout autre endroit, le tir devrait être nécessairement oblique, ce
qui nuirait à la réussite de l’expérience.
« Sur la sixième question :—Quelle place la Lune occupera-t-elle
dans le ciel au moment où partira le projectile ?
« Au moment où le projectile sera lancé dans l’espace, la Lune,
qui avance chaque jour de treize degrés dix minutes et trente-cinq
secondes, devra se trouver éloignée du point zénithal de quatre
fois ce nombre, soit cinquante-deux degrés quarante-deux minutes et
vingt secondes, espace qui correspond au chemin qu’elle fera
pendant la durée du parcours du projectile. Mais comme il faut
également tenir compte de la déviation que fera éprouver au boulet
le mouvement de rotation de la terre, et comme le boulet n’arrivera
à la Lune qu’après avoir dévié d’une distance égale à seize rayons
terrestres, qui, comptés sur l’orbite de la Lune, font environ onze
degrés, on doit ajouter ces onze degrés à ceux qui expriment le
retard de la Lune déjà mentionné, soit soixante-quatre degrés en
chiffres ronds. Ainsi donc, au moment du tir, le rayon visuel mené
à la Lune fera avec la verticale du lieu un angle de
soixante-quatre degrés.
« Telles sont les réponses aux questions posées à l’Observatoire
de Cambridge par les membres du Gun-Club.
« En résumé :
« 1° Le canon devra être établi dans un pays situé entre 0° et
28° de latitude nord ou sud.
« 2° Il devra être braqué sur le zénith du lieu.
« 3° Le projectile devra être animé d’une vitesse initiale de
douze mille yards par seconde.
« 4° Il devra être lancé le 1er décembre de l’année prochaine, à
onze heures moins treize minutes et vingt secondes.
« 5° Il rencontrera la Lune quatre jours après son départ, le 4
décembre à minuit précis, au moment où elle passera au zénith.
« Les membres du Gun-Club doivent donc commencer sans retard les
travaux nécessités par une pareille entreprise et être prêts à
opérer au moment déterminé, car, s’ils laissaient passer cette date
du 4 décembre, ils ne retrouveraient la Lune dans les mêmes
conditions de périgée et de zénith que dix-huit ans et onze jours
après.
« Le bureau de l’Observatoire de Cambridge se met entièrement à
leur disposition pour les questions d’astronomie théorique, et il
joint par la présente ses félicitations à celles de l’Amérique tout
entière.
« Pour le bureau :
« J. -M. BELFAST, «—Directeur de l’Observatoire de
Cambridge.—
Chapitre 5
Le Roman de la Lune
Un observateur doué d’une vue infiniment pénétrante, et placé à
ce centre inconnu autour duquel gravite le monde, aurait vu des
myriades d’atomes remplir l’espace à l’époque chaotique de
l’univers. Mais peu à peu, avec les siècles, un changement se
produisit ; une loi d’attraction se manifesta, à laquelle
obéirent les atomes errants jusqu’alors ; ces atomes se
combinèrent chimiquement suivant leurs affinités, se firent
molécules et formèrent ces amas nébuleux dont sont parsemées les
profondeurs du ciel.
Ces amas furent aussitôt animés d’un mouvement de rotation
autour de leur point central. Ce centre, formé de molécules vagues,
se prit tourner sur lui-même en se condensant
progressivement ; d’ailleurs, suivant des lois immuables de la
mécanique, à mesure que son volume diminuait par la condensation,
son mouvement de rotation s’accélérait, et ces deux effets
persistant, il en résulta une étoile principale, centre de l’amas
nébuleux.
En regardant attentivement, l’observateur eût alors vu les
autres molécules de l’amas se comporter comme l’étoile centrale, se
condenser à sa façon par un mouvement de rotation progressivement
accéléré, et graviter autour d’elle sous forme d’étoiles
innombrables. La nébuleuse, dont les astronomes comptent près de
cinq mille actuellement, était formée.
Parmi ces cinq mille nébuleuses, il en est une que les hommes
ont nommée la Voie lactée, et qui renferme dix-huit millions
d’étoiles, dont chacune est devenue le centre d’un monde
solaire.
Si l’observateur eût alors spécialement examiné entre ces
dix-huit millions d’astres l’un des plus modestes et des moins
brillants[27] , une étoile de quatrième ordre, celle
qui s’appelle orgueilleusement le Soleil, tous les phénomènes
auxquels est due la formation de l’univers se seraient
successivement accomplis à ses yeux.
En effet, ce Soleil, encore à l’état gazeux et composé de
molécules mobiles, il l’eût aperçu tournant sur son axe pour
achever son travail de concentration. Ce mouvement, fidèle aux lois
de la mécanique, se fût accéléré avec la diminution de volume, et
un moment serait arrivé où la force centrifuge l’aurait emporté sur
la force centripète, qui tend à repousser les molécules vers le
centre.
Alors un autre phénomène se serait passé devant les yeux de
l’observateur, et les molécules situées dans le plan de l’équateur,
s’échappant comme la pierre d’une fronde dont la corde vient à se
briser subitement, auraient été former autour du Soleil plusieurs
anneaux concentriques semblables à celui de Saturne. A leur tour,
ces anneaux de matière cosmique, pris d’un mouvement de rotation
autour de la masse centrale, se seraient brisés et décomposés en
nébulosités secondaires, c’est-à-dire en planètes.
Si l’observateur eût alors concentré toute son attention sur ces
planètes, il les aurait vues se comporter exactement comme le
Soleil et donner naissance à un ou plusieurs anneaux cosmiques,
origines de ces astres d’ordre inférieur qu’on appelle
satellites.
Ainsi donc, en remontant de l’atome à la molécule, de la
molécule l’amas nébuleux, de l’amas nébuleux à la nébuleuse, de la
nébuleuse l’étoile principale, de l’étoile principale au Soleil, du
Soleil à la planète, et de la planète au satellite, on a toute la
série des transformations subies par les corps célestes depuis les
premiers jours du monde.
Le Soleil semble perdu dans les immensités du monde stellaire,
et cependant il est rattaché, par les théories actuelles de la
science, la nébuleuse de la Voie lactée. Centre d’un monde, et si
petit qu’il paraisse au milieu des régions éthérées, il est
cependant énorme, car sa grosseur est quatorze cent mille fois
celle de la Terre. Autour de lui gravitent huit planètes, sorties
de ses entrailles mêmes aux premiers temps de la Création. Ce sont,
en allant du plus proche de ces astres au plus éloigné, Mercure,
Vénus, la Terre, Mars Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune. De plus
entre Mars et Jupiter circulent régulièrement d’autres corps moins
considérables, peut-être les débris errants d’un astre brisé en
plusieurs milliers de morceaux, dont le télescope a reconnu
quatre-vingt-dix-sept jusqu’à ce jour.[28]
De ces serviteurs que le Soleil maintient dans leur orbite
elliptique par la grande loi de la gravitation, quelques-uns
possèdent à leur tour des satellites. Uranus en a huit, Saturne
huit, Jupiter quatre, Neptune trois peut-être, la Terre un ;
ce dernier, l’un des moins importants du monde solaire, s’appelle
la Lune, et c’est lui que le génie audacieux des Américains
prétendait conquérir.
L’astre des nuits, par sa proximité relative et le spectacle
rapidement renouvelé de ses phases diverses, a tout d’abord partagé
avec le Soleil l’attention des habitants de la Terre ; mais le
Soleil est fatigant au regard, et les splendeurs de sa lumière
obligent ses contemplateurs à baisser les yeux.
La blonde Phoebé, plus humaine au contraire, se laisse
complaisamment voir dans sa grâce modeste ; elle est douce à
l’œil, peu ambitieuse, et cependant, elle se permet parfois
d’éclipser son frère, le radieux Apollon, sans jamais être éclipsée
par lui. Les mahométans ont compris la reconnaissance qu’ils
devaient à cette fidèle amie de la Terre, et ils ont réglé leur
mois sur sa révolution[29] .
Les premiers peuples vouèrent un culte particulier à cette
chaste déesse. Les Égyptiens l’appelaient Isis ; les
Phéniciens la nommaient Astarté ; les Grecs l’adorèrent sous
le nom de Phoebé, fille de Latone et de Jupiter, et ils
expliquaient ses éclipses par les visites mystérieuses de Diane au
bel Endymion. A en croire la légende mythologique, le lion de Némée
parcourut les campagnes de la Lune avant son apparition sur la
Terre, et le poète Agésianax, cité par Plutarque, célébra dans ses
vers ces doux yeux, ce nez charmant et cette bouche aimable, formés
par les parties lumineuses de l’adorable Séléné.
Mais si les Anciens comprirent bien le caractère, le
tempérament, en un mot, les qualités morales de la Lune au point de
vue mythologique, les plus savants d’entre eux demeurèrent fort
ignorants en sélénographie.
Cependant, plusieurs astronomes des époques reculées
découvrirent certaines particularités confirmées aujourd’hui par la
science. Si les Arcadiens prétendirent avoir habité la Terre à une
époque où la Lune n’existait pas encore, si Tatius la regarda comme
un fragment détaché du disque solaire, si Cléarque, le disciple
d’Aristote, en fit un miroir poli sur lequel se réfléchissaient les
images de l’Océan, si d’autres enfin ne virent en elle qu’un amas
de vapeurs exhalées par la Terre, ou un globe moitié feu, moitié
glace, qui tournait sur lui-même, quelques savants, au moyen
d’observations sagaces, à défaut d’instruments d’optique,
soupçonnèrent la plupart des lois qui régissent l’astre des
nuits.
Ainsi Thalès de Milet, 460 ans avant J. -C. , émit l’opinion que
la Lune était éclairée par le Soleil. Aristarque de Samos donna la
véritable explication de ses phases. Cléomène enseigna qu’elle
brillait d’une lumière réfléchie.
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