Je te compare à Hylas ou à Hyacinthe, à Jonquille ou à Narcisse, ou à quelque autre créature à laquelle le grand dieu de la poésie a accordé ses faveurs et qu’il a honoré de son amour106. Cette lettre fait songer à une citation de Shakespeare, tirée d’un de ses sonnets et transposée sur un mode mineur. Elle ne peut être comprise que de ceux qui ont lu Le Banquet de Platon ou qui ont saisi cet esprit de solennité qui a pris chez les Grecs et pour nous la forme de marbres splendides107. C’était, laisse-moi te le dire en toute franchise, le genre de lettre que, dans un moment d’enthousiasme cependant calculé, j’aurais pu écrire à quelque délicieux étudiant qui m’aurait fait parvenir un poème de lui, après m’être assuré qu’il aurait suffisamment d’esprit ou de culture pour en interpréter convenablement les tournures extraordinaires dont j’avais usé. Songe à l’histoire de cette lettre : elle passe de tes mains à celles de l’un de tes infâmes compagnons, qui la transmet à une bande de maîtres chanteurs. Des copies en sont envoyées à mes amis londoniens ainsi qu’au directeur du théâtre où se donne ma pièce108. Toutes les interprétations, à l’exception de la bonne, sont avancées. La bonne société est tout émoustillée d’entendre d’absurdes rumeurs prétendre que j’ai dû débourser une fortune pour t’avoir écrit une lettre mettant en jeu ma réputation. Voilà sur quoi se fonde la plus grave accusation de ton père. Je produis moi-même l’original de la lettre en plein tribunal pour montrer de quoi il s’agit en réalité. L’avocat de ton père accuse cette lettre de chercher de façon aussi scandaleuse qu’insidieuse à corrompre l’innocence. En fin de compte, elle est versée au dossier à charge. Le ministère public s’en saisit. Le juge, à grand renfort d’ignorance et de morale, se fonde sur elle pour récapituler les débats, et c’est à cause d’elle que l’on m’envoie en prison. Voilà ce que m’a valu cette lettre charmante109.

Alors que je séjourne en ta compagnie à Salisbury110, un message menaçant expédié par l’un de tes anciens amis suscite en toi une grande frayeur. Tu me supplies d’en rencontrer l’auteur et de te venir en aide. J’y consens et cela me vaut un désastre. Je suis contraint d’endosser la responsabilité de tous tes actes et d’en répondre. Lorsqu’il te faut quitter Oxford après avoir échoué à tes examens finaux111, tu me télégraphies à Londres pour me supplier de venir te rejoindre. Je m’exécute sur-le-champ. Tu me demandes de t’emmener à Goring112 parce que, vu les circonstances, tu ne souhaitais pas rentrer chez toi. Tu vois à Goring une maison qui te plaît. Je la loue à ton intention : c’est, à tous égards, encore un désastre pour moi. Tu viens un beau jour me demander comme une faveur personnelle d’écrire quelque chose pour un journal d’étudiants d’Oxford, que doit lancer l’un de tes amis dont je n’avais jamais entendu parler et dont je ne savais rigoureusement rien113. Pour te plaire – que n’aurais-je fait pour te plaire ? – je lui envoie une page de paradoxes destinés à l’origine à la Saturday Review114. Quelques mois plus tard, eu égard au caractère particulier de cette revue, je me retrouve sur le banc des accusés de la cour d’assises de l’Old Bailey. Elle constitue l’un des chefs d’accusation retenus contre moi par le ministère public. Je suis sommé de m’expliquer sur la prose de ton ami115 et sur les poèmes dont tu es l’auteur116. Je ne peux trouver aucune circonstance atténuante pour défendre la première. Quant aux seconds, soutenant jusqu’au bout (quitte à en pâtir) tes poèmes de jeunesse tout autant que ta jeune personne, j’en prends vigoureusement la défense en m’opposant fermement à ce qu’on les taxe d’indécence.