Mais je vais malgré tout en prison à cause du magazine de ton ami et de « l’amour qui n’ose pas dire son nom117 ». Pour Noël, je t’offre un « très joli cadeau » – tu l’as décrit en ces termes dans ta lettre de remerciements – dont je savais que tu avais très envie et qui valait bien entre quarante et cinquante livres. Quand survient la catastrophe qui a raison de ma vie, et que je me retrouve ruiné, l’huissier qui saisit ma bibliothèque la met en vente pour régler le montant du « très joli cadeau118 ». C’est pour cela que la saisie mobilière de mes biens a été ordonnée119. Au dernier moment, le plus épouvantable, où je suis accablé de sarcasmes et où je suis poussé par l’aiguillon de tes propres sarcasmes à poursuivre ton père en justice pour le faire arrêter, la dernière planche de salut à laquelle je me raccroche dans mes efforts désespérés pour éviter ce procès, ce sont mes terribles dettes. J’explique à l’avocat, en ta présence, que je n’ai pas les fonds nécessaires, que je ne peux rigoureusement pas faire face à des frais aussi monstrueux et que je n’ai pas d’argent disponible. Ce que je lui ai dit, tu le sais, n’était que stricte vérité. En ce vendredi fatal120, au lieu de me trouver dans l’étude de Humphreys121 et de me laisser mollement convaincre d’aller à ma propre ruine, j’aurais pu, loin de toi et de ton père, être heureux et libre en France où, indifférent à tes lettres, j’aurais totalement oublié sa carte abjecte122, si seulement j’avais pu quitter l’hôtel Avondale123. Mais la direction de l’hôtel a catégoriquement refusé de me laisser partir. Cela faisait dix jours que tu y séjournais avec moi. De plus, à ma grande et – tu le reconnaîtras – légitime indignation, tu avais même fini par amener l’un de tes compagnons, que tu avais invité à résider avec moi. Ma note, pour ces dix jours, s’est élevée à près de cent quarante livres. Le propriétaire de l’hôtel a déclaré qu’il ne pouvait consentir à ce qu’on laisse sortir mes bagages tant que je n’aurais pas intégralement réglé cette somme. Voilà ce qui m’a retenu à Londres. Sans cette note d’hôtel, je serais parti pour Paris le jeudi matin.

Lorsque j’ai expliqué à l’avocat que je n’avais pas d’argent pour faire face à ces dépenses colossales, tu es tout de suite intervenu. Tu as affirmé que ta famille ne serait que trop ravie d’assumer tous les frais nécessaires, que ton père avait été pour tous les tiens un véritable cauchemar, qu’ils avaient souvent envisagé de le faire enfermer dans un asile d’aliénés pour se débarrasser de lui, qu’il était pour ta mère et pour tout le monde une source quotidienne de contrariétés et de souffrances, que, si j’intervenais pour le faire interner, je serais considéré par les tiens comme leur champion et leur bienfaiteur, et que la famille de ta mère, elle-même fort riche, se ferait un véritable plaisir d’assumer tous les frais et débours qu’une telle dépense d’énergie pourrait entraîner. L’avocat a alors mis un terme à la discussion, ce qui m’a obligé à me rendre sans tarder au tribunal de police124. Je n’avais plus le moindre prétexte pour y échapper. J’y ai été contraint et forcé. Bien évidemment, ta famille n’a pas réglé les frais et lorsque j’ai été déclaré failli, cela fut fait à la demande de ton père et pour les seuls dépens dont le maigre reliquat non encore acquitté s’élevait à quelque sept cents livres. À l’heure actuelle, ma femme, brouillée avec moi au sujet d’une question capitale – devrais-je disposer d’une pension de trois livres ou plutôt de trois livres et dix shillings par semaine125 ? – s’apprête à demander le divorce qui bien sûr entraînera obligatoirement la recherche de témoignages entièrement nouveaux ainsi qu’un procès, lui aussi nouveau, suivi peut-être de poursuites plus graves encore. Bien entendu, j’ignore tout des détails. Je ne connais guère que le nom de celui dont le témoignage a été retenu par les avocats de ma femme. Il s’agit de ton domestique d’Oxford126, qu’à ta propre demande j’avais pris à mon service pendant l’été que nous avons passé ensemble à Goring127.

Mais, à vrai dire, il est inutile que je donne d’autres exemples de l’étrange et fatal désastre que tu as fait fondre sur moi dans tous les domaines, de quelque importance qu’ils soient. J’en viens parfois à me dire que tu n’as été toi-même qu’une marionnette manipulée par une main mystérieuse et invisible, de telle sorte que ces terribles vicissitudes ne pouvaient être suivies que d’une terrible issue. Mais les marionnettes ont elles aussi des passions qui ajoutent de nouveaux épisodes à l’intrigue première et qui faussent l’organisation des péripéties, ainsi que leur dénouement, pour satisfaire quelque caprice ou quelque appétit personnel. Être entièrement libre et être en même temps entièrement soumis à la loi, tel est l’éternel paradoxe de la vie humaine dont nous prenons conscience à tout instant. Et cela, je me le dis souvent, est la seule chose qui puisse expliquer ta nature, si tant est qu’il existe la moindre explication capable d’éclairer les profonds et terribles mystères de l’âme humaine, à l’exception de celle qui rend le mystère plus extraordinaire encore.

Tu avais bien sûr tes illusions, tu vivais même d’illusions, et c’est à travers leurs brumes changeantes et leur voiles colorés que tu voyais toute chose se métamorphoser. Tu pensais, je m’en souviens parfaitement, que te consacrer à moi en tirant un trait sur ta famille et sur ta vie auprès d’elle attestait l’ampleur de l’estime que tu me portais et l’immensité de ton affection. C’est ce que tu croyais, cela ne fait pas de doute.