Cela dit, je ne crois pas qu’il aurait véritablement renoncé à le faire. L’atavisme était puissant en lui. La haine qu’il avait pour toi était tout aussi tenace que celle que tu avais pour lui, et moi, j’étais le prétexte dont vous usiez tous deux pour vous attaquer l’un l’autre tout en vous mettant à couvert. Son obstination passionnée à se construire une triste réputation n’était pas de son fait : elle était atavique. Cela dit, si son zèle faiblissait un instant, tes lettres et tes cartes ne tardaient pas à raviver son ancienne ardeur. Et c’est bien ce qui s’est produit. Aussi, tout naturellement, est-il allé plus loin encore. Après s’en être pris à moi en privé en tant que gentleman et personne privée139, et en public en tant qu’homme public, il a finalement décidé de lancer contre moi sa dernière attaque, la plus violente, cette fois-ci en me visant en tant qu’artiste dans les lieux mêmes où mon art était offert au public. Par des moyens détournés, il s’est procuré une place pour la première de l’une de mes pièces, et il a ourdi une machination visant à interrompre le spectacle, à prononcer en public un discours répugnant contre moi, à injurier mes acteurs, à jeter sur ma personne des projectiles insultants et grossiers au moment où l’on me prierait de paraître devant le rideau à la fin de la représentation, tout cela dans l’affreux dessein de m’anéantir en s’attaquant à mon œuvre140. Par le plus grand des hasards, dans un bref et involontaire accès de sincérité, dû à un état d’ébriété plus prononcé qu’à l’ordinaire, il s’est vanté de ses projets devant des tiers. La police en a été informée et l’accès au théâtre lui a été interdit. Ce fut ta chance : une occasion se présentait à toi. Ne te rends-tu pas compte maintenant que tu aurais dû avoir conscience de tout cela et proclamer haut et fort que tu ne tolérerais pas que mon art, à tout le moins, fût réduit à néant par ta faute ? Tu savais ce que mon art représentait pour moi, qu’il était issu du plus profond de mon être et que, pour cette raison, il m’avait tout d’abord révélé à moi-même avant de me révéler au monde, qu’il était la véritable passion de ma vie, l’amour auprès duquel les autres amours sont de l’eau bourbeuse comparée à du vin pourpre, ou un ver luisant dans un marécage comparé au miroir magique de la lune. Ne comprends-tu pas maintenant que ton manque total d’imagination est ton seul défaut véritablement funeste141 ? Ce que tu devais faire était fort simple et fort clair, mais la haine t’aveuglait et tu étais incapable de voir quoi que ce fût. Il m’était impossible de présenter à ton père des excuses alors qu’il m’avait insulté et persécuté de la façon la plus immonde qui fût pendant presque neuf mois. Il m’était impossible de te chasser de ma vie. J’ai maintes fois tenté de le faire. Je suis même allé jusqu’à quitter l’Angleterre, jusqu’à partir pour l’étranger, dans l’espoir de t’échapper. Tout cela n’a servi à rien. Toi seul aurais pu faire quelque chose.
C’est toi seul qui détenais la clé de la situation. C’était l’occasion unique et décisive qui s’offrait à toi de me payer un tant soit peu de retour pour tout l’amour, l’affection, la bonté, la générosité et les attentions que je t’avais prodigués. Si tu m’avais apprécié ne serait-ce qu’au dixième de ma valeur artistique, c’est ce que tu aurais fait. Mais la haine t’aveuglait. La faculté « qui seule nous permet de comprendre les autres dans leurs relations avec la réalité comme avec l’idéal142 » était morte en toi. Tu n’avais qu’une idée en tête : trouver le moyen de faire emprisonner ton père, le voir « sur le banc des accusés », comme tu le disais souvent. Tu ne pensais qu’à cela. Ces mots était devenus l’une des nombreuses scies143 de ta conversation quotidienne. On les entendait à tous les repas. Eh bien, tes désirs ont été exaucés. La haine t’a accordé tout ce que tu pouvais souhaiter.
1 comment