La haine t’aveuglait. Tu m’as dit et redit que cette querelle était en vérité sans rapport avec moi, que tu ne laisserais pas ton père te dicter tes amitiés et qu’il serait parfaitement injuste que je m’en mêle. Avant même de me consulter sur ce point, tu avais déjà envoyé à ton père, en guise de réponse, un télégramme stupide et vulgaire136, ce qui t’a, bien entendu, engagé dans une voie aussi stupide que vulgaire. Dans la vie, les erreurs fatales ne sont pas dues à nos actes déraisonnables : un moment de déraison peut être l’un des plus beaux qui soient. Elles sont le fait d’un raisonnement logique. Cela fait une différence considérable. Ce télégramme a influé sur tes relations ultérieures avec ton père et, par conséquent, sur ma vie tout entière. Et le plus grotesque de l’affaire est qu’il s’agissait d’un télégramme dont aurait rougi le plus quelconque saute-ruisseau. Après les télégrammes insolents, ce fut naturellement le tour des lettres d’avocat aux tours ampoulés ; bien entendu, celles que le tien a expédiées à ton père eurent pour effet de l’inciter à pousser sa pointe encore plus loin. Tu ne lui as pas laissé d’autre choix que d’aller plus avant. Tu l’as contraint à en faire un point d’honneur, ou plutôt de déshonneur, pour que ta sommation n’eût que plus d’effet. C’est ainsi que, la fois suivante, ce n’est plus dans une lettre personnelle, et en tant que ton ami personnel qu’il m’a attaqué, mais en public et en tant qu’homme public. Je n’ai pas eu d’autre choix que de le mettre à la porte de chez moi137. Il est alors parti à ma recherche en allant d’un restaurant à l’autre, dans l’espoir de m’insulter devant le monde entier et d’une façon telle que, si j’avais riposté, j’aurais été anéanti et que, si je n’avais pas riposté, je l’aurais été également. C’est évidemment à ce moment-là que tu aurais dû intervenir pour dire que tu ne voulais pas que je fusse exposé à des attaques aussi affreuses, à des persécutions aussi infâmes, et tout cela à cause de toi, et que tu étais prêt à renoncer sur-le-champ à toute prétention à mon amitié. J’imagine que tu en es conscient à présent. Mais cela ne t’a alors jamais effleuré. La haine t’aveuglait. La seule chose qui t’est venue à l’esprit – à l’exception, bien entendu, des lettres et des télégrammes d’insultes que tu écrivais – a été d’acheter un pistolet ridicule qui est parti accidentellement dans le Berkeley138, en des circonstances qui ont provoqué le pire des scandales dont tu aies jamais entendu parler. À vrai dire, l’idée d’être l’enjeu d’un terrible différend entre ton père et un homme de ma condition paraissait t’enchanter. De façon fort naturelle, j’imagine, cela satisfaisait ta vanité et flattait ta suffisance. Que ton père puisse avoir pour lui ta personne physique, qui ne m’intéressait pas, et qu’il m’ait laissé ton âme, qui ne l’intéressait pas, eût été pour toi une solution intolérable et inenvisageable. Tu as flairé une bonne occasion – un scandale public – et tu t’es précipité sur elle. La perspective d’une bataille sans risque pour toi t’enchantait. Je ne t’ai jamais vu de meilleure humeur que pendant les temps qui ont suivi. Mais une déception, semble-t-il, t’attendait : il ne s’est en fait rien passé et nous ne nous sommes, ton père et moi, ni rencontrés ni querellés. Tu t’es consolé en lui envoyant des télégrammes d’une telle nature que le misérable a fini par t’écrire : il avait communiqué des instructions à ses domestiques et ordre était donné qu’on ne lui apporte plus de télégramme sous quelque prétexte que ce soit. Tu ne t’es pas découragé pour autant. Tu as en effet compris l’immense parti que tu pourrais tirer de l’envoi de cartes postales et tu en as pleinement profité. En le talonnant ainsi, tu l’as encouragé à me pourchasser.
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