Blanche, réussissant enfin à surmonter son trouble, articule péniblement :
BLANCHE
La Révérende… Mère… désire… désire.
Plusieurs sœurs lui crient quelque chose. Elle s’interrompt, le visage hagard, cherchant comment elle pourrait continuer, puis dit d’une voix à laquelle le désespoir donne une espèce d’assurance :
La Révérende Mère… désirait… aurait désiré…
Mais elle tombe à genoux, le visage enfoui dans le drap du lit, en sanglotant.
SCÈNE XI
Chapelle des religieuses. La Prieure est morte et elle est exposée dans le cercueil découvert, près de la grille, au centre de la chapelle. Il fait nuit. La chapelle n’est éclairée que par les six cierges autour du cercueil. De part et d’autre, un prie-Dieu. Blanche et Constance de Saint-Denis veillent le corps de la défunte.
Récitation des psaumes. La flamme mouvante des cierges éclaire le visage de la Prieure d’une façon étrange. À un moment donné, Constance laisse Blanche seule devant le cadavre pour aller chercher des remplaçantes. Blanche a peur et s’enfuit. Quand elle arrive à la porte, elle rencontre Mère Marie de l’Incarnation qui aperçoit son trouble.
MÈRE MARIE
Que faites-vous ? N’êtes-vous pas de veille ?
BLANCHE
Je… Je… L’heure est déjà passée, ma Mère.
MÈRE MARIE
Que voulez-vous dire ? Vos remplaçantes sont à la chapelle ?
BLANCHE
C’est-à-dire que… que Sœur Constance est allée les chercher… Alors…
MÈRE MARIE
Alors vous avez pris peur et…
BLANCHE
Je ne croyais pas mal faire en allant jusqu’à la porte.
Sur un geste de Blanche pour retourner :
MÈRE MARIE
Non, mon enfant, de grâce ! Ne retournez pas d’où vous venez… Une tâche manquée est une tâche manquée, n’y pensez plus. Comme vous voilà tout émue ! Mais la nuit est fraîche, et je pense que vous tremblez moins de peur que de froid. Je m’en vais vous conduire moi-même à votre cellule.
On les voit devant la cellule.
Et maintenant, n’allez pas ruminer ce petit incident… Couchez-vous, signez-vous, et dormez. Je vous dispense formellement de toute autre prière. Demain votre faute vous inspirera plus de douleur que de honte, c’est alors que vous en pourrez demander pardon à Dieu, sans risquer de l’offenser davantage.
Blanche s’agenouille pour lui baiser la main. Marie de l’Incarnation retire vivement cette main – un peu trop vivement peut-être – et fait de la sienne, en refermant lentement la porte, un geste vague d’adieu ou de bénédiction.
Troisième tableau
SCÈNE I
Jour d’élection de la nouvelle Prieure. Dans le jardin du couvent, Blanche et Constance achèvent une croix de fleurs pour la tombe de la Prieure Croissy, qui est sous le cloître.
CONSTANCE
Sœur Blanche, je trouve notre croix bien haute et bien grosse. La tombe de notre pauvre Mère est si petite !
BLANCHE
Qu’allons-nous faire maintenant des fleurs qui nous restent ? Sœur Gérald n’en voudra pas pour la chapelle. Une chapelle de Carmélites n’est pas un reposoir de la Fête-Dieu, voilà ce qu’elle dit.
CONSTANCE
Hé bien, nous en ferons un bouquet pour la nouvelle Prieure.
BLANCHE
Je me demande si Mère Marie de l’Incarnation aime les fleurs ?
CONSTANCE
Dieu ! Je voudrais tant !
BLANCHE
Qu’elle aime les fleurs ?
CONSTANCE
Non, Sœur Blanche, mais qu’elle soit élue Prieure. J’ai tellement prié à cette intention, Dieu m’exaucera, j’en suis sûre.
BLANCHE
Vous croyez toujours que Dieu fera selon votre bon plaisir !
CONSTANCE
Pourquoi pas ? Que voulez-vous, Sœur Blanche, chacun se fait de Dieu l’image qu’il peut, à quoi bon discuter là-dessus ? Il y a même des gens qui ont le malheur de ne pas croire en Lui, je les plains de tout mon cœur, mais… j’ose à peine vous dire…
BLANCHE
Vous finirez par le dire quand même, Sœur Constance… dites-le tout de suite.
CONSTANCE
Hé bien, il me semble parfois qu’il est moins triste de ne pas croire en Dieu du tout que de croire en un Dieu mécanicien, géomètre et physicien. Les astronomes ont beau faire. Je crois que la Création ressemble à une mécanique comme un vrai canard ressemble de loin au canard de Vaucanson. Mais le monde n’est pas une mécanique non plus que le bon Dieu un mécanicien, ni d’ailleurs un maître d’école avec sa férule, ou un juge avec sa balance. Sinon, nous devrions croire qu’au jour du Jugement, le Seigneur prendra conseil de ce qu’on appelle les gens sérieux, pondérés, calculateurs. C’est une idée folle, Sœur Blanche ! Vous savez bien que cette sorte de gens ont toujours tenu les saints pour des fous, et les saints sont les vrais amis et conseillers de Dieu… Alors…
BLANCHE
Alors ?
CONSTANCE
Alors, dans mon idée, n’en déplaise aux gens sérieux, Dieu est parfaitement capable de faire nommer Mère Marie, seulement pour faire plaisir à un pauvre petit ver de terre comme moi. Cela serait une folie sans doute, mais il en a fait une bien plus grande en mourant pour moi sur la Croix !
BLANCHE
J’aime autant penser que Mère Marie sera élue parce qu’elle est la plus digne de l’être.
CONSTANCE
Oh ! j’ai beau être jeune, je sais bien déjà qu’heurs et malheurs ont plutôt l’air tirés au sort que logiquement répartis ! Mais, ce que nous appelons hasard, c’est peut-être la logique de Dieu ? Pensez à la mort de notre chère Mère, Sœur Blanche ! Qui aurait pu croire qu’elle aurait tant de peine à mourir, qu’elle saurait si mal mourir ! On dirait qu’au moment de la lui donner, le bon Dieu s’est trompé de mort, comme au vestiaire on vous donne un habit pour un autre. Oui, ça devait être la mort d’une autre, une mort pas à la mesure de notre Prieure, une mort trop petite pour elle, elle ne pouvait seulement pas réussir à enfiler les manches…
BLANCHE
La mort d’une autre, qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire, Sœur Constance ?
CONSTANCE
Ça veut dire que cette autre, lorsque viendra l’heure de la mort, s’étonnera d’y entrer si facilement, et de s’y sentir confortable… Peut-être même qu’elle en tirera gloire : « Voyez comme je suis à l’aise là-dedans, comme ce vêtement fait de beaux plis… »
Silence.
On ne meurt pas chacun pour soi, mais les uns pour les autres, ou même les uns à la place des autres, qui sait ?
Silence.
BLANCHE
(d’une voix un peu tremblante)
Voilà notre bouquet fini…
CONSTANCE
Et si c’était pour Mère Marie de Saint-Augustin que nous l’ayons fait ?…
BLANCHE
Quelle idée avez-vous là, Sœur Constance !
CONSTANCE
Oh, sans doute, en d’autres temps, personne n’eût songé à Madame Lidoine. Mais il y a maintenant de nos Sœurs pour dire que Mère Saint-Augustin serait mieux vue des gens de la municipalité, parce que son père était marchand de bœufs à Caumont. Dame ! les choses vont de plus en plus mal à ce qu’il paraît, Sœur Blanche ! Et Madame Lidoine est d’avis qu’on devrait faire la part du feu.
SCÈNE II
Pendant que la cloche sonne, la communauté se réunit au chapitre pour l’obédience à la nouvelle Prieure. C’est Mme Lidoine, Sœur Marie de Saint-Augustin.
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