Elle a les yeux fixes, et dès qu’elle cesse de parler, sa mâchoire inférieure tombe.
LA PRIEURE
Mère Marie de l’Incarnation ! Mère Marie…
Sursaut de Marie de l’Incarnation.
MÈRE MARIE
Révérende Mère ?
LA PRIEURE
(d’une voix basse et rauque)
Je viens de voir notre chapelle vide et profanée – oh ! oh ! – l’autel fendu en deux, les vases sacrés jonchant le sol, de la paille et du sang sur les dalles… Oh ! oh ! Dieu nous délaisse ! Dieu nous renonce !
MÈRE MARIE
Votre Révérence est hors d’état de retenir sa langue, mais je la supplie d’essayer de ne rien dire qui puisse…
LA PRIEURE
Ne rien dire… Ne rien dire… Qu’importe ce que je dis ! Je ne commande pas plus à ma langue qu’à mon visage. L’angoisse adhère à ma peau comme un masque de cire… Oh ! que ne puis-je arracher ce masque avec mes ongles !
MÈRE MARIE
Votre Révérence devrait comprendre que ce sont là des images du délire…
LA PRIEURE
Le délire ! Le délire ! Avez-vous jamais vu délirante de mon espèce ? Ah ! croyez-moi, dans ce corps qui gît là comme un sac de sable, il y a de quoi souffrir encore bien des jours.
MÈRE MARIE
Ne prolongez pas plus longtemps cette lutte contre la nature.
LA PRIEURE
Lutter contre la nature. Ai-je jamais fait autre chose toute ma vie ? Est-ce que je sais faire autre chose ? Et me voilà maintenant prise au piège. Malheureuse ! Après avoir tant refusé à mon pauvre corps, et jusqu’aux plus légitimes douceurs, comment céderais-je maintenant pour la première fois à cette bête harassée que je ne sens même plus ?
MÈRE MARIE
Ah ! ma Mère, qui n’aurait compassion de vous !
LA PRIEURE
Que ne puis-je avoir premièrement compassion de moi-même !
Elle laisse de nouveau retomber sa tête sur l’oreiller avec une plainte étrange. Mère Marie se penche, voit les yeux fermés, hésite un moment, puis rejoint rapidement ses compagnes. Tandis qu’elle parle à voix basse, la Prieure lève lentement les paupières, sans d’ailleurs interrompre tout à fait son râle.
MÈRE MARIE
Prévenez vos Sœurs qu’elles ne verront pas la Révérende Mère aujourd’hui. À dix heures, récréation, comme d’habitude.
Le regard de la Prieure n’a cessé de bouger dans son visage déjà comme immobilisé par la mort. Mère Marie se retourne brusquement. Les regards de la mourante et de la vivante s’affrontent. On entend se ralentir peu à peu, puis s’arrêter tout à fait – sans doute au prix d’un effort immense – le râle de la Prieure. Long silence. Puis d’une voix forte :
Mère Marie de l’Incarnation, au nom de la Sainte Obéissance, je vous ordonne…
SCÈNE X
La scène change tout à coup. Blanche vient de se coucher. Le glas. On entend des cris lugubres retentir dans la maison. C’est la Prieure qui entre en agonie. Blanche épouvantée sort de sa cellule et se dirige vers la lumière. Les Sœurs sont agenouillées à la porte de l’infirmerie. On voit la Prieure dressée et maintenue à genoux sur son lit, mais on entend très mal ce qu’elle dit. Son visage défiguré se tourne vers Blanche et on comprend qu’elle l’a vue, qu’elle l’appelle. Presque aussitôt, une religieuse s’approche de Blanche.
UNE SŒUR
La Révérende Mère veut que vous avanciez jusqu’à son lit.
Blanche reste debout, comme pétrifiée. Sa compagne la pousse presque durement. Elle se dirige vers le lit d’un pas de somnambule.
Changement d’image. On voit maintenant Blanche aux côtés de la Prieure. Désordre. Plusieurs religieuses parlent en même temps. Mère Marie de l’Incarnation répète : « C’EST UNE CHOSE INSENSÉE… ON NE DEVRAIT PAS PERMETTRE... »Il est de plus en plus difficile de maintenir à genoux la Prieure mourante. Deux religieuses agenouillées se lèvent et viennent aider leurs compagnes. Les lèvres de la Prieure remuent sans cesse. Blanche, livide, se penche plusieurs fois vers elle, mais il est visible que dans son trouble, elle comprend très mal, et ce sont les sœurs voisines qui s’efforcent à l’envi de répéter à son oreille les paroles qu’elles ont pu saisir.
On entend : « DEMANDE PARDON… MORT… PEUR… PEUR DE LA MORT… » À la fin on voit s’agiter de plus en plus le groupe pressé autour de l’agonisante, qui, en dépit de tous les efforts, s’écroule peu à peu sur son lit.
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