C’est le caractère qui manque à Blanche de la Force.

LA PRIEURE

Comment pouvez-vous penser ainsi d’une religieuse dont notre Révérende Mère a voulu tenir la main en mourant, et qu’elle vous a confiée ?

MÈRE MARIE

Ce que je sens pour Blanche de la Force ne saurait m’empêcher de dire à Votre Révérence que, dans les épreuves qui nous menacent, ce manque de caractère peut devenir un péril pour la Communauté.

 

Silence.
 

LA PRIEURE

Monseigneur désire cette prise de voile…

 

Silence.

 

MÈRE MARIE

Il   est difficile de ne pas déférer à ce désir, je l’avoue. Mais au cas où Votre Révérence prendrait ce parti, je voudrais qu’elle m’autorisât, dès maintenant, à venir en aide, par des actes particuliers de pénitence, à…

 

Mouvement de la Prieure. Silence.

 

Je ne demande naturellement pas mieux que de solliciter chaque fois l’agrément de Votre Révérence…

LA PRIEURE

Oh ! je m’en rapporte à vous, ma Mère. Nous paraissons un peu différentes, nos voies ne sont pas tout à fait les mêmes, et pourtant nous nous comprendrons toujours très bien, s’il plaît à Dieu… Vos craintes sont justifiées, je ne prétends pas le contraire. Mais que je prenne en main cette petite aristocrate, comme il est à la mode de dire aujourd’hui, et je vous en ferai une vraie Carmélite, aussi bonne à la chapelle qu’au lavoir, une Vierge sage incapable de perdre la tête, fût-ce dans l’extase, car c’est bien ainsi que les voulait notre Sainte Fondatrice, n’est-il pas vrai ?… Allons ! Allons ! Ma comparaison tout à l’heure n’était pas si folle, je connais mon monde. En France, il ne faut pas gratter beaucoup de l’ongle une fille de grande seigneurie pour retrouver la paysanne, et la plus mijaurée des duchesses a la même santé de corps ou d’âme que sa fermière…

MÈRE MARIE

Votre Révérence est bien capable de faire de ma fille ce qu’elle dit, mais je crains que le temps ne lui manque.

 

SCÈNE IV

 

Cérémonie de la prise de voile de Blanche, à la chapelle du couvent. Les Sœurs portent le grand voile et le manteau blanc. L’autel est très fleuri. La nouvelle Prieure et Mère Marie de l’Incarnation amènent à la grille Blanche de la Force, également en blanc et le visage découvert. Elle reçoit le nom de Blanche de l’Agonie du Christ.

 

SCÈNE V

 

Parloir. Un délégué de la municipalité et le notaire du couvent expliquent qu’ils doivent procéder à l’inventaire des biens de la Communauté qui sont mis à la disposition de la nation. Cet inventaire porte sur tous les biens fonciers et sur les dots des Sœurs. Le ton est parfaitement courtois et les officiers d’état civil s’excusent de leur démarche.

 

SCÈNE VI

 
Récréation, après la visite et l’inventaire.

LA PRIEURE

… Vous savez ce que signifie cette démarche des officiers civils. Je dirais que nous sommes menacées de la pauvreté, si la pauvreté pouvait être jamais pour nous une menace. Que dites-vous tout bas, Sœur Blanche ?

BLANCHE

Ma Révérende Mère, je disais… je disais… je disais : tant mieux ! on travaillera…

LA PRIEURE

Si vous étiez à notre place, ma petite fille, vous sauriez que la difficulté, pour une maison comme la nôtre, est de subsister dans la pauvreté sans manquer à la décence. Notre affaire n’est pas de prouver aux badauds qu’on peut vivre sans manger, comme ce fameux âne du père Mathieu qui mourut le jour même où il allait démontrer la chose. Et à quoi travaillerez-vous, Sœur Blanche ?

BLANCHE

Nous pourrions organiser un atelier de couture, Révérende Mère…

LA PRIEURE

Voyons d’abord les biens dont nous disposons avant d’escompter les bénéfices futurs. Sœur Mathilde, que reste-t-il de nos provisions d’hiver ? Depuis la mort de Sa Révérence je n’ai, autant dire, pas mis les pieds à la procure…

SŒUR MATHILDE

Révérende Mère, il ne reste pas grand-chose, Les grosses gelées se sont prolongées jusqu’à la mi-mars, et dans les derniers temps de sa vie, la Révérende Mère donnait un peu sans compter. Compter n’était pas son fort.

LA PRIEURE

C’est le mien. Voyez-vous, mes filles, nous avons vécu trop souvent jusqu’alors à la manière des gens du beau monde où il est bienséant de jeter l’argent par les fenêtres. À quoi servirait d’avoir soulagé quelques mendiants de plus si nous ruinions notre maison, et que, l’hiver prochain, les pauvres gens trouvent ici porte close ?… Par ma coiffe ! C’est tout juste l’histoire du bon Biaise qui coupa le pommier pour avoir la pomme… Allons, Sœur Blanche, je vois bien qu’il faut en revenir à votre atelier de couture.

SŒUR BLANCHE

Ce sera si amusant !

LA PRIEURE

Les mains de Sœur Blanche la démangent rien qu’à la pensée de tripoter de nouveau le linon et la dentelle…

SŒUR MATHILDE

Sans reproche, Sœur Blanche, ce sera moins fatigant que de scier le bois du bûcher comme nous faisons depuis mercredi, Sœur Anne et moi…

LA PRIEURE

Voyons, voyons, mes filles, la besogne ne doit pas tellement vous déplaire. Je vous entends rire tout le temps.

C’est que ça nous rappelle chez nous, Révérende Mère, Sœur Mathilde et moi, nous sommes quasi voisines. Elle est de Cormeilles et moi de Blémont-sur-Oise.

SŒUR MATHILDE

Dame ! le travail ne nous fait pas peur.

LA PRIEURE

Paix ! paix ! mes petites filles. Pas de vantardises ! Je gage que chez vous les filles avaient encore beau temps. Monsieur votre père a racheté presque toutes les terres de son seigneur, et le Marquis de Manerville est présentement bien moins riche que son fermier…

 

Sœur Blanche se tient un peu à l’écart. Une religieuse fait quelques pas vers elle, hors du groupe, et s’écrie :

 

SŒUR GERTRUDE

Mon Dieu, ma Mère, Sœur Blanche a l’air de pleurer !

 

Elle ramène Sœur Blanche, qui s’efforce de sourire.

 

SŒUR MATHILDE

Nous plaisantions, Sœur Blanche. Scier le bois du bûcher, c’est notre affaire, et cela nous met en appétit.

LA PRIEURE

Voilà une discussion bien frivole. Dirait-on pas que l’esprit du siècle pénètre partout, jusqu’à travers les murailles du Carmel.

SŒUR MARTHE

Il n’y a point chez nous de bourgeoises ou d’aristocrates.

LA PRIEURE

Fi ! la bonne intention, et le sot langage !

SŒUR MARTHE

Que Votre Révérence m’excuse. Je voulais seulement dire que nous sommes toutes sœurs.