Est-ce que les hommes ne devraient pas être aussi tous frères ? N’avons-nous pas été faits tous égaux par le baptême ?

SŒUR VALENTINE DE LA CROIX

Les frères ne sont pas forcément égaux entre eux, Sœur Marthe…

SŒUR MARTHE

Sans doute.

SŒUR ALICE

Mais les nobles ne sont pas nos frères aînés, Sœur Valentine de la Croix. Vous connaissez bien le vieux dicton : lorsque Adam labourait et que Ève filait, où était le gentilhomme ?

SŒUR VALENTINE DE LA CROIX

Permettez, Sœur Alice ! On raconte que notre premier père a vécu plus de mille ans. Gageons qu’avant sa mort il a bien dû finir par désigner, entre tant d’enfants, ceux qui laboureraient la terre et ceux aussi, en bien plus petit nombre, qui la défendraient contre les voleurs. Ainsi sont nés les gentilshommes.

SŒUR MARTHE

Que les moutons aient donné leur laine avant qu’on ait pensé à dresser les chiens pour les garder, cela ne saurait être retenu ni contre les moutons, ni contre les chiens, ni contre le berger.

SŒUR ALICE

Il arrive que le chien se régale d’un mouton…

SŒUR VALENTINE

Si les moutons se débarrassaient des chiens, en seraient-ils plus assurés contre le loup ?

SŒUR ANNE

C’est pourtant vrai que les nobles font la guerre. Notre noble a perdu trois fils au service du Roi, et feu son père était tout tordu d’un coup de mousquet qu’il avait reçu dans les reins. Maintenant la Demoiselle reste fille, faute de dot. C’est grand-pitié de voir Monsieur le Comte, le dimanche à la messe, avec des chausses toutes rapiécées.

SŒUR ALICE

Parions qu’il n’en lève pas moins haut le menton.

SŒUR MATHILDE

Pour le baisser à ct’ heure, il choisirait bien mal son temps !

SŒUR MARTHE

Dame, c’est vrai, Sœur Mathilde, faut être juste. Mon bon père a du bien, lui aussi, mais ce n’est qu’un simple villageois comme un autre. N’empêche que ça lui fend le cœur de voir tenir chez nous le haut du pavé par des ivrognes et des fainéants connus à dix lieues à la ronde, et qui ne trouvaient jadis d’embauche qu’au temps de la moisson.

SŒUR VALENTINE

Les patriotes ont brûlé neuf châteaux, rien que dans le Beauvoisis.

SŒUR ALICE

Oui-da, ma sœur. Mais pensez que les périodes de grands troubles ressemblent aux épidémies de peste ou de choléra. Elles font sortir partout la canaille, comme la pluie les escargots et les limaces. Il en est tout de même de ces patriotes qui honorent le Christ. À Verchin, on dit qu’ils ont porté la Croix de Notre Seigneur en triomphe.

SŒUR VALENTINE

Après avoir pillé l’église et décapité les saints du portail…

SŒUR ALICE

Verchin n’est qu’un méchant petit village, et ce qu’on y voit ne saurait décider de l’opinion à tenir.

SŒUR GERTRUDE

C’est vrai ça, Sœur Alice, Verchin est Verchin, mais Paris est Paris… Et n’est-ce pas à Paris qu’on a vu notre bon Roi présider cette fameuse fête où le Prince-Évêque d’Autun officiait sur une estrade haute de vingt pieds ? N’est-ce pas Monsieur notre Aumônier qui nous disait alors qu’on n’avait jamais vu tel spectacle depuis l’Histoire romaine ?

SŒUR CONSTANCE (éclatant)

Hé ! qu’avons-nous besoin des Grecs et des Romains ? Est-ce que nos Français ont des leçons à recevoir de personne ?

SŒUR GERTRUDE

Vous voilà tout à coup bien guerrière, Sœur Constance… Irez-vous travailler à l’atelier de Sœur Blanche l’armet sur la tête et l’épée au côté ?

SŒUR CONSTANCE

Oh ! moquez-vous, Sœur Gertrude, qu’importe ! Si mon sexe et mon état me le permettaient, je donnerais bon compte des gens dont vous parlez…

SŒUR GERTRUDE

Lorsque vous les verrez de près, ma petite Sœur…

SŒUR CONSTANCE

Hé bien, je me soucierai d’eux comme un poisson d’une pomme.

SŒUR GERTRUDE

Prenez garde, ma petite Sœur, que Monseigneur saint Pierre a été bien puni pour avoir parlé comme vous.

SŒUR CONSTANCE

Oh ! Saint Pierre… Saint Pierre… D’abord saint Pierre n’était ni français, ni ...

 

Elle s’arrête bruquement.
 

SŒUR GERTRUDE

Ni quoi encore ?

SŒUR ALICE

Parlez hardiment, Sœur Constance…

SŒUR MARTHE

Gageons qu’elle allait dire que saint Pierre n’était pas gentilhomme.

 

Toutes rient.

 

SŒUR ANNE

Comment vous tirerez-vous de là, Sœur Constance ?

SŒUR MARTHE

Est-ce vrai, oui ou non ?

SŒUR CONSTANCE (incapable de mentir)

C’est vrai que je l’ai pensé…

 

Suppliante, les larmes aux yeux :

 

Mais je ne pensais pas ainsi par orgueil ou par mépris pour personne… Je voulais dire seulement que, puisque saint Pierre n’était pas soldat, il a eu tort de donner à Notre Seigneur une parole de soldat… Il était un simple pêcheur. S’il avait donné simplement sa parole de pêcheur, il l’aurait tenue.

SŒUR BLANCHE

Bien répondu, Sœur Constance !

SŒUR GERTRUDE

Oh ! vous, Sœur Blanche…

 

Très bref silence. Juste le temps de comprendre qu’il y a dans le couvent une certaine méfiance envers Sœur Blanche. Mais une religieuse dit aussitôt, pour couper court à l’embarras de chacune :

 

Et vous, que pensez-vous des patriotes, Sœur Blanche ?

 

Le bref silence l’a visiblement déconcertée. Elle a pâli, ses lèvres tremblent.

 

SŒUR BLANCHE

Je… Je… Je pense qu’ils n’aiment pas la Religion, ma Sœur…

SŒUR MARTHE

C’est peut-être qu’ils l’ignorent ?…

SŒUR VALENTINE

Oh ! Oh ! vous avez de grandes illusions, ma Sœur…

SŒUR MARTHE

Et vous de petits partis pris, ma Sœur…

LA PRIEURE

Allons, allons, mes filles ! Voilà dix minutes que nous vous laissons un peu la bride sur le col et vous en êtes déjà, Dieu me pardonne, à tenir séance entre vous, comme ces Messieurs du Parlement ! Qu’une expérience si humiliante serve de leçon à celles qui se croient déjà toutes détachées de ce monde parce qu’elles prennent plaisir à faire oraison. Voyez-vous, mes filles, les bonnes gens nous jugent très différentes d’eux. Il en est pourtant de notre sainte Règle et de cette maison – non moins dépendantes l’une de l’autre que le corps et l’âme – comme de la majesté royale ou des vêtements somptueux dont se masque parfois la misère d’un corps disgracié. Hors de la Règle et de notre maison, que serions-nous, malheureuses ! Comptez donc bien que rien ne me coûtera pour obtenir qu’on nous laisse vivre ici, selon notre vocation, dût le reste du monde s’embraser.

Avant d’affronter la violence, l’esprit de notre Règle est de faire tout ce qu’il faut pour la désarmer. Comme il n’est pas de bataille sans morts, il n’est pas de martyre sans homicides, et une humble fille du Carmel doit trouver qu’à moins de ne pouvoir faire autrement sans offenser le bon Dieu, c’est payer bien cher la gloire de misérables servantes comme nous que de l’obtenir, peut-être, au risque du salut éternel de leurs bourreaux… Et d’ailleurs pourquoi parler de martyre ? Il n’est pas question pour nous de martyre, je ne veux pas que vos têtes s’échauffent là-dessus. Nous risquons d’être jetées à la rue, rien de plus. Notre situation ressemble à celle de pauvres gens qui n’ont pu acquitter le terme de la Saint-Jean, et se trouvent sans un sol le jour de la Saint-Michel. Voilà de quoi refroidir vos imaginations.

 

SCÈNE VII

 

La Prieure est auprès de Marie de l’Incarnation. Coup de sonnette. Bruits divers étouffés par l’épaisseur des murailles. La Prieure et Marie de l’Incarnation se regardent. Une Sœur entre enfin.

 

LA PRIEURE

Que se passe-t-il ?

LA SŒUR

Il y a au guichet un homme à cheval qui désire voir la Révérende Mère Prieure.

LA PRIEURE

A quel guichet ?

LA SŒUR

 

Celui de la ruelle.

LA PRIEURE

Pour tenir tant à passer inaperçu, ce ne peut être un ennemi. Allez voir, ma Mère.

 

La Révérende Mère est debout et ses lèvres remuent imperceptiblement. Mais son visage reste impassible.