Ce n’est pas ici le lieu d’expliquer les raisons de cette retraite: on conçoit que, dans ma façon de penser, l’espoir de faire un bon Livré sur la Musique n’en étoit pas une pour me retenir. Eloigné des amusemens de la Ville, je perdis bientôt les goûts qui s’y rapportoient; privé des communications qui pouvoient m’éclairer sur mon ancien objet, j’en perdis aussi toutes les vues; & soit que depuis ce tems l’Art ou sa théorie aient fait des progrès, n’étant pas même a porte d’en rien savoir, je ne fus plus en état de les suivre. Convaincu, cependant, de l’utilité du travail que j’avois entrepris, je m’y remettois de tems a autre, mais toujours avec moins de succès, & toujours éprouvant que les difficultés d’un Livré de cette espece demandent, pour les vaincre, des lumieres que je n’étois plus en état d’acquérir & une chaleur d’intérêt que j’avois cessé d’y mettre. Enfin, désespérant d’être jamais a porte de [viii] mieux faire, & voulant quitter pour toujours des idées dont mon esprit s’éloigné de plus en plus, je me suis occupé, dans ces Montagnes, à rassembler ce que j’avois fait à Paris & à Montmorenci; &, de cet amas indigeste, est sorti l’espece de Dictionnaire qu’on voit ici.

Cet historique m’a paru nécessaire pour expliquer comment les circonstances m’ont forcé de donner en si mauvais état un Livré que j’aurois pu mieux faire, avec les secours dont je suis privé. Car j’ai toujours cru que le respect qu’on doit au Public n’est pas de lui dire des fadeurs, mais de ne lui rien dire que de vrai & d’utile, ou du moins qu’on ne jugé tel; de ne lui rien présenter sans y avoir donne tous les soins dont on est capable, & de croire qu’en faisant de sou mieux, on ne fait jamais assez bien pour lui.

Je n’ai pas cru, toutefois, que l’état d’imperfection où j’étois forcé de laisser cet ouvrage, dût m’empêcher de le publier, parce qu’un Livré de cette espece étant utile à l’Art, il est infiniment plus aisé d’en faire un bon sur celui que je donne, que de commencer par tout créer. Les connoissances nécessaires pour cela ne sont peut-être pas fort grandes, mais elles sont fort variées, & se trouvent rarement réunies dans la même tête. Ainsi, mes compilations peuvent épargner beaucoup de travail a ceux qui sont en état d’y mettre l’ordre nécessaire; & [ix] tel, marquant mes erreurs, peut qui faire un excellent Livré, n’eût jamais rien fait de bon sans le mien.

J’avertis donc ceux qui ne veulent souffrir que des Livres bien faits, de ne pas entreprendre la lecture de celui-ci; bientôt ils en seroient rebutés: mais pour ceux que le mal ne détourne pas du bien; ceux qui ne sont pas tellement occupés des fautes, qu’ils comptent pour rien ce qui les rackette; ceux, enfin, qui voudront bien chercher ici de quoi compenser les miennes, y trouveront peut-être assez de bons articles pour tolérer les mauvais, &, dans les mauvais même, assez d’observations neuves & vraies, pour valoir la peine d’être triées & choisies parmi le reste. Les Musiciens lisent peu, & cependant je connois peu d’Arts où la lecture & la réflexion soient plus nécessaire. J’ai pensé qu’un Ouvrage de la forme de celui-ci seroit précisément celui qui leur convenoit, & que pour le leur rendre aussi profitable qu’il étoit possible, il faloit moins y dire ce qu’ils savent, que ce qu’ils auroient besoin d’apprendre.

Si les Manoeuvres & les Croque-Notes relevent souvent ici des erreurs, j’espere que les vrais Artistes & les hommes de génie y trouveront des vues utiles dont ils sauront bien tirer parti. Les meilleurs Livres sont ceux que le Vulgaire décrie, & dont les gens à talent profitent sans en parler.

[x] Après avoir exposé les raisons de la médiocrité de l’Ouvrage & celles de l’utilité que j’estime qu’on en peut tirer, j’aurois maintenant à entrer dans le détail de l’Ouvrage même, à donner un précis du plan que je me suis tracé & de la maniere dont j’ai tâché de le suivre. Mais à mesure que les idées qui s’y rapportent se sont effacées de mon esprit, le plan sur lequel je les arrangeois s’est de même effacé de ma mémoire. Mon premier projet étoit d’en traiter si relativement les articles, d’en lier si bien les suites par des renvois, que le tout, avec la commodité d’un Dictionnaire, eût l’avantage d’un Traité suivi; mais pour exécuter ce projet, il eût falu me rendre sans cessé présentes toutes les parties de l’Art, & n’en traiter aucune sans me rappeller les autres; ce que le défaut de ressources & mon goût attiédi m’ont bientôt rendu impossible, & que j’eusse en même bien de la peine à faire, au milieu de mes premiers guides, & plein de ma premiere serveur. Livré à moi seul, n’ayant plus ni Savans ni Livres à consulter; forcé, par conséquent, de traiter chaque article en lui-même sans égard a ceux qui s’y rapportoient, pour éviter des lacunes, j’ai dû faire bien des redites. Mais j’ai cru que dans un Livré de l’espece de celui-ci, c’étoit encore un moindre mal de commettre des fautes, que de faire des omissions.

[xi] Je me suis donc attaché sur-tout à bien compléter le Vocabulaire, & non-seulement à n’omettre aucun terme technique, mais à passer plutôt quelquefois les limites de l’Art, que de n’y pas toujours atteindre: & cela m’a mis dans la nécessité de parsemer souvent ce Dictionnaire de mots Italiens & de mots Grecs; les uns, tellement consacrés par l’usage, qu’il faut les entendre même dans la pratique; les autres, adoptés de même par les Savans, auxquels, vu la désuétude de ce qu’ils expriment, on n’a pas donne de synonymes en François. J’ai tâché, cependant, de me renfermer dans ma regle, & d’éviter l’excès de Brossard, qui, donnant un Dictionnaire François, en fait le Vocabulaire tout Italien, & l’enfle de mots absolument étrangers à l’Art qu’il traité. Car qui s’imaginera jamais que la Vierge, les Apôtres, la Messe, les Morts, soient des termes de Musique, parce qu’il y a des Musiques relatives à ce qu’ils expriment; que ces autres mots, Page, Feuillet, Quatre, Cinq, Gosier, Raison, Déjà, soient aussi des termes techniques, parce qu’on s’en sert quelquefois en parlant de l’Art?

Quant aux parties qui tiennent à l’Art sans lui être essentielles, & qui ne sont pas absolument nécessaires a l’intelligence du reste, j’ai évité, autant que j’ai pu, d’y entrer. Telle est celle des Instrumens de Musique, partie vaste & qui rempliroit seule un Dictionnaire, [xii] sur-tout par rapport aux Instrumens des Anciens. M. Diderot s’étoit chargé de cette partie dans l’Encyclopédie, & comme elle n’entroit pas dans mon premier plan, je n’ai en garde de l’y ajouter dans la suite après avoir si bien senti la difficulté d’exécuter ce plan tel qu’il étoit.

J’ai traité la partie Harmonique dans le systême de la Basse-fondamentale, quoique ce systême, imparfait & défectueux à tant d’égards, ne soit point, selon moi, celui de la Nature & de la vérité, & qu’il en résulte un remplissage sourd & confus, plutôt qu’une bonne Harmonie. Mais c’est un systême, enfin; c’est le premier, & c’étoit le seul, jusqu’à celui de M. Tartini, ou l’on ait lié, par des principes ces multitudes des de regles isolées qui sembloient toutes arbitraires, & qui faisoient, de l’Art Harmonique, une étude de mémoire plutôt que de raisonnement. Le systême de M. Tartini, quoique meilleur,à mon avis, n’étant pas encore aussi généralement connu, & n’ayant pas, du moins en France, la même autorité que celui de M. Rameau, n’a pas dû lui être substitué dans un Livré destiné principalement pour la Nation Françoise. Je me suis donc contenté d’exposer de mon mieux les principes de ce systême dans un article de mon Dictionnaire; &, du reste, j’ai cru devoir cette déférence a la [xiii] Nation pour laquelle j’écrivois, de préférer son sentiment au mien sur le fond de la doctrine Harmonique. Je n’ai pas du cependant m’abstenir, dans l’occasion, des objections nécessaires à l’intelligence des articles que j’avois à traiter; c’eût été sacrifier l’utilité du Livré au préjugé des Lecteurs; c’eût été flatter sans instruire, & changer la déférence en lâcheté.

J’exhorte les Artistes & les Amateurs de lire ce Livré sans défiance, & de le juger avec autant d’impartialité que j’en ai mis à l’écrire. Je les prie de considérer que ne professant pas, je n’ai d’autre intérêt ici que celui de l’Art, & quand j’en aurois, je devrois naturellement appuyer en faveur de la Musique Françoise, où je puis tenir une place, contre l’Italienne où je ne puis être rien. Mais cherchant sincérement le progrès d’un Art que j’aimois passionnément, mon plaisir a fait taire ma vanité. Les premieres habitudes m’ont long-tems attaché à la Musique Françoise, & j’en étois enthousiaste ouvertement. Des comparaisons attentives & impartiales m’ont entraîné vers la Musique Italienne, & je m’y suis livré avec la même bonne-foi.