À l’ignorance méprisée, on substituera un dangereux pyrrhonisme. Il y aura des excès proscrits, des vices déshonorés, mais d’autres seront décorés du nom de vertus ; il faudra ou les avoir ou les affecter.
Vantera qui voudra la sobriété des sages du temps, je n’y vois, pour moi, qu’un raf-finement d’intempérance autant indigne de mon éloge que leur artificieuse simplicité .
Telle est la pureté que nos mœurs ont acquise. C’est ainsi que nous sommes devenus gens de bien. C’est aux lettres, aux sciences et aux arts à revendiquer ce qui leur appartient dans un si salutaire ouvrage. J’ajouterai seulement une ré-
flexion ; c’est qu’un habitant de quelque contrée éloignée qui chercherait à se former une idée des mœurs européennes sur l’état des sciences parmi nous, sur la perfection de nos arts, sur la bienséance de nos spectacles, sur la politesse de nos manières, sur l’affabilité de nos discours, sur nos démonstrations perpétuelles de bienveillance, et sur ce concours tumultueux d’hommes de tout âge et de tout état qui semblent empressés depuis le lever de l’aurore jusqu’au coucher du soleil à s’obliger réciproquement ; c’est que cet étranger, dis-je, devinerait exactement de nos mœurs le contraire de ce qu’elles sont.
Où il n’y a nul effet, il n’y a point de cause à chercher : mais ici l’effet est certain, la dépravation réelle, et nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection. Dira-t-on que c’est un malheur par-ticulier à notre âge ? Non, messieurs ; les maux causés par notre vaine curiosité sont aussi vieux que le monde. L’élévation et l’abaissement journalier des eaux de l’océan n’ont été plus régulièrement assujettis au cours de l’astre qui nous éclaire durant la nuit que le sort des mœurs et de la probité au progrès des sciences et des arts. On a vu la vertu s’enfuir à mesure que leur lumière s’élevait sur notre horizon, et le même phénomène s’est observé dans tous les temps et dans tous les lieux.
Voyez l’Égypte, cette première école de l’univers, ce climat si fertile sous un ciel d’airain, cette contrée célèbre, d’où Sésostris partit autrefois pour conquérir le 5
monde. Elle devient la mère de la philosophie et des beaux-arts, et bientôt après, la conquête de Cambise, puis celle des Grecs, des Romains, des Arabes, et enfin des Turcs.
Voyez la Grèce, jadis peuplée de héros qui vainquirent deux fois l’Asie, l’une devant Troie et l’autre dans leurs propres foyers. Les lettres naissantes n’avaient point porté encore la corruption dans les cœurs de ses habitants ; mais le progrès des arts, la dissolution des mœurs et le joug du Macédonien se suivirent de près ; et la Grèce, toujours savante, toujours voluptueuse, et toujours esclave, n’éprouva plus dans ses révolutions que des changements de maîtres. Toute l’éloquence de Démosthène ne put jamais ranimer un corps que le luxe et les arts avaient énervé.
C’est au temps des Ennius et de Térence que Rome, fondée par un pâtre, et illustrée par des laboureurs, commence à dégénérer. Mais après les Ovide, les Catulle, les Martial, et cette foule d’auteurs obscènes, dont les noms seuls alarment la pu-deur, Rome, jadis le temple de la vertu, devient le théâtre du crime, l’opprobre des nations et le jouet des barbares. Cette capitale du monde tombe enfin sous le joug qu’elle avait imposé à tant de peuples, et le jour de sa chute fut la veille de celui où l’on donna à l’un de ses citoyens le titre d’arbitre du bon goût.
Que dirai-je de cette métropole de l’empire d’Orient, qui par sa position semblait devoir l’être du monde entier, de cet asile des sciences et des arts proscrits du reste de l’Europe, plus peut-être par sagesse que par barbarie. Tout ce que la débauche et la corruption ont de plus honteux ; les trahisons, les assassinats et les poisons de plus noir ; le concours de tous les crimes de plus atroce ; voilà ce qui forme le tissu de l’histoire de Constantinople ; voilà la source pure d’où nous sont émanées les lumières dont notre siècle se glorifie.
Mais pourquoi chercher dans des temps reculés des preuves d’une vérité dont nous avons sous nos yeux des témoignages subsistants. Il est en Asie une contrée immense où les lettres honorées conduisent aux premières dignités de l’État. Si les sciences épuraient les mœurs, si elles apprenaient aux hommes à verser leur sang pour la patrie, si elles animaient le courage, les peuples de la Chine devraient être sages, libres et invincibles. Mais s’il n’y a point de vice qui ne les domine, point de crime qui ne leur soit familier ; si les lumières des ministres, ni la prétendue sagesse des lois, ni la multitude des habitants de ce vaste empire n’ont pu le garantir du joug du Tartare ignorant et grossier, de quoi lui ont servi tous ses savants ? Quel fruit a-t-il retiré des honneurs dont ils sont comblés ? Serait-ce d’être peuplé d’esclaves et de méchants ?
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Opposons à ces tableaux celui des mœurs du petit nombre des peuples qui, pré-
servés de cette contagion des vaines connaissances ont par leurs vertus fait leur propre bonheur et l’exemple des autres nations. Tels furent les premiers Perses, nation singulière chez laquelle on apprenait la vertu comme chez nous on apprend la science ; qui subjugua l’Asie avec tant de facilité, et qui seule a eu cette gloire que l’histoire de ses institutions ait passé pour un roman de philosophie.
Tels furent les Scythes, dont on nous a laissé de si magnifiques éloges. Tels les Ger-mains, dont une plume, lasse de tracer les crimes et les noirceurs d’un peuple ins-truit, opulent et voluptueux, se soulageait à peindre la simplicité, l’innocence et les vertus. Telle avait été Rome même dans les temps de sa pauvreté et de son ignorance. Telle enfin s’est montrée jusqu’à nos jours cette nation rustique si vantée pour son courage que l’adversité n’a pu abattre, et pour sa fidélité que l’exemple n’a pu corrompre .
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