Ce n’est point par stupidité que ceux-ci ont préféré d’autres exercices à ceux de l’esprit. Ils n’ignoraient pas que dans d’autres contrées des hommes oisifs pas-saient leur vie à disputer sur le souverain bien, sur le vice et sur la vertu, et que d’orgueilleux raisonneurs, se donnant à eux-mêmes les plus grands éloges, confon-daient les autres peuples sous le nom méprisant de barbares ; mais ils ont considéré leurs mœurs et appris à dédaigner leur doctrine .

Oublierais-je que ce fut dans le sein même de la Grèce qu’on vit s’élever cette cité aussi célèbre par son heureuse ignorance que par la sagesse de ses lois, cette République de demi-dieux plutôt que d’hommes ? tant leurs vertus semblaient su-périeures à l’humanité. Ô Sparte ! opprobre éternel d’une vaine doctrine ! Tandis que les vices conduits par les beaux-arts s’introduisaient ensemble dans Athènes, tandis qu’un tyran y rassemblait avec tant de soin les ouvrages du prince des poètes, tu chassais de tes murs les arts et les artistes, les sciences et les savants.

L’événement marqua cette différence. Athènes devint le séjour de la politesse et du bon goût, le pays des orateurs et des philosophes. L’élégance des bâtiments y répondait à celle du langage. On y voyait de toutes parts le marbre et la toile animés par les mains des maîtres les plus habiles. C’est d’Athènes que sont sortis ces ouvrages surprenants qui serviront de modèles dans tous les âges corrompus.

Le tableau de Lacédémone est moins brillant. Là, disaient les autres peuples, les hommes naissent vertueux, et l’air même du pays semble inspirer la vertu. Il ne nous reste de ses habitants que la mémoire de leurs actions héroïques. De tels monuments vaudraient-ils moins pour nous que les marbres curieux qu’Athènes nous a laissés ?

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Quelques sages, il est vrai, ont résisté au torrent général et se sont garantis du vice dans le séjour des Muses. Mais qu’on écoute le jugement que le premier et le plus malheureux d’entre eux portait des savants et des artistes de son temps.

« J’ai examiné, dit-il, les poètes, et je les regarde comme des gens dont le talent en impose à eux-mêmes et aux autres, qui se donnent pour sages, qu’on prend pour tels et qui ne sont rien moins.

« Des poètes, continue Socrate, j’ai passé aux artistes. Personne n’ignorait plus les arts que moi ; personne n’était plus convaincu que les artistes possédaient de fort beaux secrets. Cependant, je me suis aperçu que leur condition n’est pas meilleure que celle des poètes et qu’ils sont, les uns et les autres, dans le même préjugé. Parce que les plus habiles d’entre eux excellent dans leur partie, ils se regardent comme les plus sages des hommes. Cette présomption a terni tout à fait leur savoir à mes yeux. De sorte que me mettant à la place de l’oracle et me de-mandant ce que j’aimerais le mieux être, ce que je suis ou ce qu’ils sont, savoir ce qu’ils ont appris ou savoir que je ne sais rien ; j’ai répondu à moi-même et au dieu : Je veux rester ce que je suis.

« Nous ne savons, ni les sophistes, ni les poètes, ni les orateurs, ni les artistes, ni moi, ce que c’est que le vrai, le bon et le beau. Mais il y a entre nous cette diffé-

rence, que, quoique ces gens ne sachent rien, tous croient savoir quelque chose.

Au lieu que moi, si je ne sais rien, au moins je ne suis pas en doute. De sorte que toute cette supériorité de sagesse qui m’est accordée par l’oracle, se réduit seulement à être bien convaincu que j’ignore ce que je ne sais pas. »

Voilà donc le plus sage des hommes au jugement des dieux, et le plus savant des Athéniens au sentiment de la Grèce entière, Socrate, faisant l’éloge de l’ignorance ! Croit-on que s’il ressuscitait parmi nous, nos savants et nos artistes lui feraient changer d’avis ? Non, messieurs, cet homme juste continuerait de mépriser nos vaines sciences ; il n’aiderait point à grossir cette foule de livres dont on nous inonde de toutes parts, et ne laisserait, comme il a fait, pour tout précepte à ses disciples et à nos neveux, que l’exemple et la mémoire de sa vertu. C’est ainsi qu’il est beau d’instruire les hommes !

Socrate avait commencé dans Athènes ; le vieux Caton continua dans Rome de se déchaîner contre ces Grecs artificieux et subtils qui séduisaient la vertu et amol-lissaient le courage de ses concitoyens. Mais les sciences, les arts et la dialectique prévalurent encore : Rome se remplit de philosophes et d’orateurs ; on négligea la 8

discipline militaire, on méprisa l’agriculture, on embrassa des sectes et l’on oublia la patrie. Aux noms sacrés de liberté, de désintéressement, d’obéissance aux lois, succédèrent les noms d’Épicure, de Zénon, d’Arcésilas. Depuis que les savants ont commencé à paraître parmi nous, disaient leurs propres philosophes, les gens de bien se sont éclipsés.