Ô Fabricius ! qu’eût pensé votre grande âme, si pour votre malheur rappelé à la vie, vous eussiez vu la face pompeuse de cette Rome sauvée par votre bras et que votre nom respectable avait plus illustrée que toutes ses conquêtes ? « Dieux !
eussiez-vous dit, que sont devenus ces toits de chaume et ces foyers rustiques qu’habitaient jadis la modération et la vertu ? Quelle splendeur funeste a succédé à la simplicité romaine ? Quel est ce langage étranger ? Quelles sont ces mœurs ef-féminées ? Que signifient ces statues, ces tableaux, ces édifices ? Insensés, qu’avez-vous fait ? Vous les maîtres des nations, vous vous êtes rendus les esclaves des hommes frivoles que vous avez vaincus ? Ce sont des rhéteurs qui vous gouvernent ?
C’est pour enrichir des architectes, des peintres, des statuaires, et des histrions, que vous avez arrosé de votre sang la Grèce et l’Asie ? Les dépouilles de Carthage sont la proie d’un joueur de flûte ? Romains, hâtez-vous de renverser ces amphi-théâtres ; brisez ces marbres ; brûlez ces tableaux ; chassez ces esclaves qui vous subjuguent, et dont les funestes arts vous corrompent. Que d’autres mains s’illustrent par de vains talents ; le seul talent digne de Rome est celui de conquérir le monde et d’y faire régner la vertu. Quand Cynéas prit notre Sénat pour une assemblée de rois, il ne fut ébloui ni par une pompe vaine, ni par une élégance recherchée. Il n’y entendit point cette éloquence frivole, l’étude et le charme des hommes futiles. Que vit donc Cynéas de si majestueux ? Ô citoyens ! Il vit un spectacle que ne donneront jamais vos richesses ni tous vos arts ; le plus beau spectacle qui ait jamais paru sous le ciel, l’assemblée de deux cents hommes vertueux, dignes de commander à Rome et de gouverner la terre. »
Mais franchissons la distance des lieux et des temps, et voyons ce qui s’est passé dans nos contrées et sous nos yeux ; ou plutôt, écartons des peintures odieuses qui blesseraient notre délicatesse, et épargnons-nous la peine de répéter les mêmes choses sous d’autres noms. Ce n’est point en vain que j’évoquais les mânes de Fabricius ; et qu’ai-je fait dire à ce grand homme, que je n’eusse pu mettre dans la bouche de Louis XII ou de Henri IV ? Parmi nous, il est vrai, Socrate n’eût point bu la ciguë ; mais il eût bu, dans une coupe encore plus amère, la raillerie insultante, et le mépris pire cent fois que la mort.
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Voilà comment le luxe, la dissolution et l’esclavage ont été de tout temps le châ-
timent des efforts orgueilleux que nous avons faits pour sortir de l’heureuse ignorance où la sagesse éternelle nous avait placés. Le voile épais dont elle a couvert toutes ses opérations semblait nous avertir assez qu’elle ne nous a point destinés à de vaines recherches. Mais est-il quelqu’une de ses leçons dont nous ayons su profiter, ou que nous ayons négligée impunément ? Peuples, sachez donc une fois que la nature a voulu vous préserver de la science, comme une mère arrache une arme dangereuse des mains de son enfant ; que tous les secrets qu’elle vous cache sont autant de maux dont elle vous garantit, et que la peine que vous trouvez à vous instruire n’est pas le moindre de ses bienfaits. Les hommes sont pervers ; ils seraient pires encore, s’ils avaient eu le malheur de naître savants.
Que ces réflexions sont humiliantes pour l’humanité ! que notre orgueil en doit être mortifié ! Quoi ! la probité serait fille de l’ignorance ? La science et la vertu seraient incompatibles ? Quelles conséquences ne tirerait-on point de ces préjugés ?
Mais pour concilier ces contrariétés apparentes, il ne faut qu’examiner de près la vanité et le néant de ces titres orgueilleux qui nous éblouissent, et que nous don-nons si gratuitement aux connaissances humaines. Considérons donc les sciences et les arts en eux-mêmes. Voyons ce qui doit résulter de leur progrès ; et ne balançons plus à convenir de tous les points où nos raisonnements se trouveront d’accord avec les inductions historiques.
Seconde Partie
C’était une ancienne tradition passée de l’Égypte en Grèce, qu’un dieu ennemi du repos des hommes était l’inventeur des sciences . Quelle opinion fallait-il donc qu’eussent d’elles les Égyptiens mêmes, chez qui elles étaient nées ? C’est qu’ils voyaient de près les sources qui les avaient produites. En effet, soit qu’on feuillette les annales du monde, soit qu’on supplée à des chroniques incertaines par des recherches philosophiques, on ne trouvera pas aux connaissances humaines une origine qui réponde à l’idée qu’on aime à s’en former. L’astronomie est née de la superstition ; l’éloquence, de l’ambition, de la haine, de la flatterie, du mensonge ; la géométrie, de l’avarice ; la physique, d’une vaine curiosité ; toutes, et la morale même, de l’orgueil humain. Les sciences et les arts doivent donc leur naissance à nos vices : nous serions moins en doute sur leurs avantages, s’ils la devaient à nos vertus.
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Le défaut de leur origine ne nous est que trop retracé dans leurs objets. Que ferions-nous des arts, sans le luxe qui les nourrit ? Sans les injustices des hommes, à quoi servirait la jurisprudence ? Que deviendrait l’histoire, s’il n’y avait ni tyrans, ni guerres, ni conspirateurs ? Qui voudrait en un mot passer sa vie à de stériles contemplations, si chacun ne consultant que les devoirs de l’homme et les besoins de la nature, n’avait de temps que pour la patrie, pour les malheureux et pour ses amis ? Sommes-nous donc faits pour mourir attachés sur les bords du puits où la vérité s’est retirée ? Cette seule réflexion devrait rebuter dès les premiers pas tout homme qui chercherait sérieusement à s’instruire par l’étude de la philosophie.
Que de dangers ! que de fausses routes dans l’investigation des sciences ! Par combien d’erreurs, mille fois plus dangereuses que la vérité n’est utile, ne faut-il point passer pour arriver à elle ? Le désavantage est visible ; car le faux est sus-ceptible d’une infinité de combinaisons ; mais la vérité n’a qu’une manière d’être.
Qui est-ce d’ailleurs, qui la cherche bien sincèrement ? même avec la meilleure volonté, à quelles marques est-on sûr de la reconnaître ? Dans cette foule de sentiments différents, quel sera notre criterium pour en bien juger ? Et ce qui est le plus difficile, si par bonheur nous la trouvons à la fin, qui de nous en saura faire un bon usage ?
Si nos sciences sont vaines dans l’objet qu’elles se proposent, elles sont encore plus dangereuses par les effets qu’elles produisent. Nées dans l’oisiveté, elles la nourrissent à leur tour ; et la perte irréparable du temps est le premier préjudice qu’elles causent nécessairement à la société. En politique, comme en morale, c’est un grand mal que de ne point faire de bien ; et tout citoyen inutile peut être regardé comme un homme pernicieux. Répondez-moi donc, philosophes illustres ; vous par qui nous savons en quelles raisons les corps s’attirent dans le vide ; quels sont, dans les révolutions des planètes, les rapports des aires parcourues en temps égaux ; quelles courbes ont des points conjugués, des points d’inflexion et de re-broussement ; comment l’homme voit tout en Dieu ; comment l’âme et le corps se correspondent sans communication, ainsi que feraient deux horloges ; quels astres peuvent être habités ; quels insectes se reproduisent d’une manière extra-ordinaire ? Répondez-moi, dis-je, vous de qui nous avons reçu tant de sublimes connaissances ; quand vous ne nous auriez jamais rien appris de ces choses, en serions-nous moins nombreux, moins bien gouvernés, moins redoutables, moins florissants ou plus pervers ? Revenez donc sur l’importance de vos productions ; et si les travaux des plus éclairés de nos savants et de nos meilleurs citoyens nous procurent si peu d’utilité, dites-nous ce que nous devons penser de cette foule d’écrivains obscurs et de lettrés oisifs, qui dévorent en pure perte la substance de l’Etat.
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Que dis-je, oisifs ? et plût à Dieu qu’ils le fussent en effet ! Les mœurs en seraient plus saines et la société plus paisible. Mais ces vains et futiles déclamateurs vont de tous côtés, armés de leurs funestes paradoxes ; sapant les fondements de la foi, et anéantissant la vertu. Ils sourient dédaigneusement à ces vieux mots de patrie et de religion, et consacrent leurs talents et leur philosophie à détruire et avilir tout ce qu’il y a de sacré parmi les hommes. Non qu’au fond ils haïssent ni la vertu ni nos dogmes ; c’est de l’opinion publique qu’ils sont ennemis ; et pour les ramener aux pieds des autels, il suffirait de les reléguer parmi les athées.
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