Ô fureur de se distinguer, que ne pouvez-vous point ?
C’est un grand mal que l’abus du temps. D’autres maux pires encore suivent les lettres et les arts. Tel est le luxe, né comme eux de l’oisiveté et de la vanité des hommes. Le luxe va rarement sans les sciences et les arts, et jamais ils ne vont sans lui. Je sais que notre philosophie, toujours féconde en maximes singulières, prétend, contre l’expérience de tous les siècles, que le luxe fait la splendeur des États ; mais après avoir oublié la nécessité des lois somptuaires, osera-t-elle nier encore que les bonnes mœurs ne soit essentielles à la durée des empires, et que le luxe ne soit diamétralement opposé aux bonnes mœurs ? Que le luxe soit un signe certain des richesses ; qu’il serve même si l’on veut à les multiplier : que faudra-t-il conclure de ce paradoxe si digne d’être né de nos jours ; et que deviendra la vertu, quand il faudra s’enrichir à quelque prix que ce soit ? Les anciens politiques parlaient sans cesse de mœurs et de vertu ; les nôtres ne parlent que de commerce et d’argent. L’un vous dira qu’un homme vaut en telle contrée la somme qu’on le vendrait à Alger ; un autre en suivant ce calcul trouvera des pays où un homme ne vaut rien, et d’autres où il vaut moins que rien. Ils évaluent les hommes comme des troupeaux de bétail. Selon eux, un homme ne vaut à l’État que la consomma-tion qu’il y fait. Ainsi un Sybarite aurait bien valu trente Lacédémoniens. Qu’on devine donc laquelle de ces deux Républiques, de Sparte ou de Sybaris, fut subjuguée par une poignée de paysans, et laquelle fit trembler l’Asie.
La monarchie de Cyrus a été conquise avec trente mille hommes par un prince plus pauvre que le moindre des satrapes de Perse ; et les Scythes, le plus misé-
rable de tous les peuples, a résisté aux plus puissants monarques de l’univers.
Deux fameuses républiques se disputèrent l’empire du monde ; l’une était très riche, l’autre n’avait rien, et ce fut celle-ci qui détruisit l’autre. L’empire romain à son tour, après avoir englouti toutes les richesses de l’univers, fut la proie de gens qui ne savaient pas même ce que c’était que richesse. Les Francs conquirent les Gaules, les Saxons l’Angleterre sans autres trésors que leur bravoure et leur pauvreté. Une troupe de pauvres montagnards dont toute l’avidité se bornait à quelques peaux de moutons, après avoir dompté la fierté autrichienne, écrasa 12
cette opulente et redoutable Maison de Bourgogne qui faisait trembler les poten-tats de l’Europe. Enfin toute la puissance et toute la sagesse de l’héritier de Charles Quint, soutenues de tous les trésors des Indes, vinrent se briser contre une poignée de pêcheurs de hareng. Que nos politiques daignent suspendre leurs calculs pour réfléchir à ces exemples, et qu’ils apprennent une fois qu’on a de tout avec de l’argent, hormis des mœurs et des citoyens.
De quoi s’agit-il donc précisément dans cette question du luxe ? De savoir lequel importe le plus aux empires d’être brillants et momentanés, ou vertueux et durables. Je dis brillant, mais de quel éclat ? Le goût du faste ne s’associe guère dans les mêmes âmes avec celui de l’honnête. Non, il n’est pas possible que des esprits dégradés par une multitude de soins futiles s’élèvent jamais à rien de grand ; et quand ils en auraient la force, le courage leur manquerait.
Tout artiste veut être applaudi. Les éloges de ses contemporains sont la partie la plus précieuse de sa récompense. Que fera-t-il donc pour les obtenir, s’il a le malheur d’être né chez un peuple et dans des temps où les savants devenus à la mode ont mis une jeunesse frivole en état de donner le ton ; où les hommes ont sacrifié leur goût aux tyrans de leur liberté ; où l’un des sexes n’osant approuver que ce qui est proportionné à la pusillanimité de l’autre, on laisse tomber des chefs-d’œuvre de poésie dramatique, et des prodiges d’harmonie sont rebutés ?
Ce qu’il fera, messieurs ? Il rabaissera son génie au niveau de son siècle, et aimera mieux composer des ouvrages communs qu’on admire pendant sa vie que des merveilles qu’on n’admirerait que longtemps après sa mort. Dites-nous, célèbre Arouet, combien vous avez sacrifié de beautés mâles et fortes à notre fausse dé-
licatesse, et combien l’esprit de la galanterie si fertile en petites choses vous en a coûté de grandes.
C’est ainsi que la dissolution des mœurs, suite nécessaire du luxe, entraîne à son tour la corruption du goût. Que si par hasard entre les hommes extraordi-naires par leurs talents, il s’en trouve quelqu’un qui ait de la fermeté dans l’âme et qui refuse de se prêter au génie de son siècle et de s’avilir par des productions pué-
riles, malheur à lui ! Il mourra dans l’indigence et dans l’oubli. Que n’est-ce ici un pronostic que je fais et non une expérience que je rapporte ! Carle, Pierre, le moment est venu où ce pinceau destiné à augmenter la majesté de nos temples par des images sublimes et saintes, tombera de vos mains, ou sera prostitué à orner de peintures lascives les panneaux d’un vis-à-vis. Et toi, rival des Praxitèle et des Phidias ; toi dont les anciens auraient employé le ciseau à leur faire des dieux capables d’excuser à nos yeux leur idolâtrie ; inimitable Pigalle, ta main se résoudra à ravaler le ventre d’un magot, ou il faudra qu’elle demeure oisive.
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On ne peut réfléchir sur les mœurs, qu’on ne se plaise à se rappeler l’image de la simplicité des premiers temps. C’est un beau rivage, paré des seules mains de la nature, vers lequel on tourne incessamment les yeux, et dont on se sent éloigner à regret.
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