C’est à ce petit nombre qu’ils appartient d’élever des monuments à la gloire de l’esprit humain. Mais si l’on veut que rien ne soit au-dessus de leur génie, il faut que rien ne soit au-dessus de leurs espérances. Voilà l’unique encouragement dont ils ont besoin. L’âme se proportionne insensiblement aux objets qui l’occupent, et ce sont les grandes occasions qui font les grands hommes. Le prince de l’éloquence fut consul de Rome, et le plus grand, peut-être, des philosophes, chancelier d’Angleterre. Croit-on que si l’un n’eût occupé qu’une chaire dans quelque université, et 18
que l’autre n’eût obtenu qu’une modique pension d’Académie ; croit-on, dis-je, que leurs ouvrages ne se sentiraient pas de leur état ? Que les rois ne dédaignent donc pas d’admettre dans leurs conseils les gens les plus capables de les bien conseiller : qu’ils renoncent à ce vieux préjugé inventé par l’orgueil des Grands, que l’art de conduire les peuples est plus difficile que celui de les éclairer : comme s’il était plus aisé d’engager les hommes à bien faire de leur bon gré que de les y contraindre par la force. Que les savants du premier ordre trouvent dans leur cours d’honorables asiles. Qu’ils y obtiennent la seule récompense digne d’eux ; celle de contribuer par leur crédit au bonheur des peuples à qui ils auront enseigné la sagesse. C’est alors seulement qu’on verra ce que peuvent la vertu, la science et l’autorité animées d’une noble émulation et travaillant de concert à la félicité du genre humain. Mais tant que la puissance sera seule d’un côté ; les lu-mières et la sagesse seules d’un autre, les savants penseront rarement de grandes choses, les princes en feront plus rarement de belles, et les peuples continueront d’être vils, corrompus et malheureux.
Pour nous, hommes vulgaires, à qui le ciel n’a point départi de si grands talents et qu’il ne destine pas à tant de gloire, restons dans notre obscurité. Ne courons point après une réputation qui nous échapperait, et qui, dans l’état présent des choses ne nous rendrait jamais ce qu’elle nous aurait coûté, quand nous aurions tous les titres pour l’obtenir. À quoi bon chercher notre bonheur dans l’opinion d’autrui si nous pouvons le trouver en nous-mêmes ? Laissons à d’autres le soin d’instruire les peuples de leurs devoirs, et bornons-nous à bien remplir les nôtres, nous n’avons pas besoin d’en savoir davantage.
Ô vertu ! Science sublime des âmes simples, faut-il donc tant de peines et d’ap-pareil pour te connaître ? Tes principes ne sont-ils pas gravés dans tous les cœurs, et ne suffit-il pas pour apprendre tes lois de rentrer en soi-même et d’écouter la voix de sa conscience dans le silence des passions ? Voilà la véritable philosophie, sachons nous en contenter ; et sans envier la gloire de ces hommes cé-
lèbres qui s’immortalisent dans la république des lettres, tâchons de mettre entre eux et nous cette distinction glorieuse qu’on remarquait jadis entre deux grands peuples ; que l’un savait bien dire, et l’autre, bien faire.
19
Notes de Rousseau
Les princes voient toujours avec plaisir le goût des arts agréables et des superflui-tés, dont l’exportation de l’argent ne résulte pas, s’étendre parmi leurs sujets. Car outre qu’ils les nourrissent ainsi dans cette petitesse d’âme si propre à la servi-tude, ils savent très bien que tous les besoins que le peuple se donne sont autant de chaînes dont il se charge. Alexandre, voulant maintenir les Ichtyophages dans sa dépendance, les contraignit de renoncer à la pêche et de se nourrir des aliments communs aux autres peuples ; et les sauvages de l’Amérique, qui vont tout nus et qui ne vivent que du produit de leur chasse, n’ont jamais pu être domptés. En effet, quel joug imposerait-on à des hommes qui n’ont besoin de rien ?
« J’aime », dit Montaigne, « à contester et discourir, mais c’est avec peu d’hommes et pour moi. Car de servir de spectacle aux Grands et faire à l’envi parade de son esprit et de son caquet, je trouve que c’est un métier très messéant à un homme d’honneur ». C’est celui de tous nos beaux esprits, hors un.
Je n’ose parler de ces nations heureuses qui ne connaissent pas même de nom les vices que nous avons tant de peine à réprimer, de ces sauvages de l’Amé-
rique dont Montaigne ne balance point à préférer la simple et naturelle police, non seulement aux lois de Platon, mais même à tout ce que la philosophie pourra jamais imaginer de plus parfait pour le gouvernement des peuples. Il en cite quan-tité d’exemples frappants pour qui les saurait admirer. Mais quoi ! dit il, ils ne portent point de chausses !
De bonne foi, qu’on me dise quelle opinion les Athéniens mêmes devaient avoir de l’éloquence, quand ils l’écartèrent avec tant de soin de ce tribunal intègre des jugements duquel les dieux mêmes n’appelaient pas ? Que pensaient les Romains de la médecine, quand ils la bannirent de leur République ? Et quand un reste d’humanité porta les Espagnols à interdire à leurs gens de loi l’entrée de l’Amé-
rique, quelle idée fallait-il qu’ils eussent de la jurisprudence ? Ne dirait-on pas qu’ils ont cru réparer par ce seul acte tous les maux qu’ils avaient faits à ces malheureux Indiens ?
On voit aisément l’allégorie de la fable de Prométhée ; et il ne paraît pas que les Grecs qui l’ont cloué sur le Caucase en pensassent guère plus favorablement que les Égyptiens de leur dieu Teuth. « Le satyre, dit une ancienne fable, voulut baiser et embrasser le feu, la première fois qu’il le vit ; mais Prométhée lui cria : Satyre, tu pleureras la barbe de ton menton, car il brûle quand on y touche. »C’est le sujet du frontispice.
20
Moins on sait, plus on croit savoir. Les péripatéticiens doutaient-ils de rien ?
Descartes n’a-t-il pas construit l’univers avec des cubes et des tourbillons ? Et y a-t-il aujourd’hui même en Europe si mince physicien qui n’explique hardiment ce profond mystère de l’électricité, qui fera peut-être à jamais le désespoir des vrais philosophes ?
Je suis bien éloigné de penser que cet ascendant des femmes soit un mal en soi.
C’est un présent que leur a fait la nature pour le bonheur du genre humain : mieux dirigé, il pourrait produire autant de bien qu’il fait de mal aujourd’hui. On ne sent point assez quels avantages naîtraient dans la société d’une meilleure éducation donnée à cette moitié du genre humain qui gouverne l’autre. Les hommes feront toujours ce qu’il plaira aux femmes : si vous voulez donc qu’ils deviennent grands et vertueux, apprenez aux femmes ce que c’est que grandeur d’âme et vertu.
1 comment