Monte, monte Océan, roule tes vagues et reflète en les déformant les monstres inscrits dans les constellations et joyeux de se mesurer avec les terribles créatures de tes cavernes et de tes gouffres, monte, monte, emporte les buissons de thym et de prunelliers et fais, l'un sur l'autre, ébouler les tumulus de glaise et d'argile et les tas de cailloux, renverse la tombe oubliée par un criminel d'autrefois et un fossoyeur paresseux à l'aube d'un jour d'été où les diamants de la vie résonnaient formidablement dans les verres du cabaret et s'étalaient en cartes d'îles inconnues sur la nappe blanche.

 

Monte, monte et roule ton écume en fourrures élégantes puisque la sirène se plonge en toi, se roule en toi et monte avec toi vers le porche obscur du château, citadelle d'ombre et de fantômes, béant sur la ligne d'horizon qu'il engloutit interminablement.

 

Et voici que la sirène pénètre dans le château et s'égare dans un long corridor de draperies et de toiles d'araignées à l'issue duquel, lance et flamme et épée dans les mains, dans son armure de fer l'attend un chevalier.

 

Long combat, mêlée où le cliquetis de l'armure se mêle au cliquetis des écailles, éclairs des épées dans l'ombre, ahan des combattants, reflets des étoiles du ciel sur la cuirasse et les cuissards et de l'Océan sur la queue de la sirène, sang s'insinuant dans les jointures des dalles, souffle qui fait vibrer les toiles d'araignées. L'une de celles-ci s'agite sur le mur et son ombre en fait une créature abominablement géante.

 

Quand la sirène s'éloigne, les pièces de l'armure baignent, pêlemêle, dans le sang, sur le sol, tandis qu'à son tour la tantôt noire, la tantôt bleue, pénètre à son tour dans le corridor, s'empare de l'épée du chevalier, attaque la sirène.

 

Escrime fabuleuse, ce spectacle je le vois, il se déroule sous mes yeux, escrime fabuleuse que celle de l'étoile dont les branches se rétractent et s'allongent tour à tour. Zigomar du ciel, astucieuse duelliste, étoile, ton dernier reflet est parti vers des planètes distantes de millions et millions de kilomètres et, demain, dans des millions d'années, les astronomes surpris de ne plus voir ton fanal parmi les récifs sidéraux publieront qu'un grand naufrage vient d'avoir lieu dans les espaces célestes et qu'il faut noter ta disparition sur la liste déjà longue des phénomènes inexplicables et je doute que l'on donnerait créance à qui dirait que c'est une sirène qui, te frappant dans ton cœur à cinq branches, a supprimé ton éclat de l'écrin des comètes, des soleils, des planètes, des nébuleuses et de tes sœurs, les autres étoiles, parmi lesquelles te regretteront tes compagnes préférées, l'étoile du Nord et l'étoile du Sud.

 

O sirène ! je te suivrai partout. En dépit de tes crimes, compte tenu de la légitime défense, tu es séduisante à mon cœur et je pénètre par ton regard dans un univers sentimental où n'atteignent pas les médiocres préoccupations de la vie.

 

Je te suivrai partout. Si je te perds, je te retrouverai, sois-en sûre et, bien qu'il y ait quelque courage à t'affronter, je t'affronterai car il ne s'agit de souhaiter ici ni victoire ni défaite tant est beau l'éclat de tes armes et celui de tes yeux quand tu combats.

 

Marche dans ce château désert. Ton ombre surprend, c'est sûr, les marches des escaliers. Ta queue fourchue se prolonge longuement d'étage en étage. Tu étais tout à l'heure au plus profond des souterrains. Te voici maintenant au sommet du donjon. Soudain tu t'élèves, tu montes, tu t'éloignes en plein ciel. Ton ombre, d'abord immense, a diminué rapidement et ta minuscule silhouette se découpe maintenant sur la surface de la lune. Sirène tu deviens flamme et tu incendies si violemment la nuit qu'il n'est pas une lumière à subsister près de toi dans des parterres de fleurs inconnues hantées par les lucioles.

Bonjour la flamme.

Elle me tend ses longs gants noirs.

Et c'est le matin le feu l'aube et les ténèbres et l'éclair.

Bonjour la flamme.

Tu ne me brûles pas.

Tu me transportes.

Et je ne serais plus que cendre, ô flamme, si tu m'abandonnais.

Alors, comme les astres tombaient du ciel sur le lac invisible dans lequel je m'enfonçais avec délices,

Elle mit ses mains à mon cou et, me regardant dans les yeux de ce regard que mes yeux absorbent, elle dit :

« C'est toi que j'aurais dû aimer. »

Souviens-toi de cette parole pour les années futures, toi seule digne d'incarner l'inégalable amour que je portais à une autre à jamais disparue,

Et puisses-tu ne jamais la prononcer de nouveau

Dans un carrefour de rides, sous un ciel de jours fanés et de désirs abolis.

Je baise tes mains,

Tu as le droit de ne pas m'aimer

Insensé celui qui le méconnaît

Je baise tes mains.

Très haut dans le ciel montent les fumées calmes et le chant d'un oiseau si difforme que les nuages n'osent l'accueillir et que le ciel est plus clair et plus pur quand vole cet oiseau solitaire.

Je baise tes mains.

Je baise tes mains avant le départ pour la nuit, à l'arrivée des cauchemars, quand tu dors et quand tu rêves et quand tu penses à moi et quand tu n'y penses pas.

Je baise tes mains, tu as le droit de ne pas m'aimer.

Et toi,

Te souviens-tu de cette sirène de cire que tu m'as donnée ?

Tu te prévoyais déjà en elle et dans celle qui te ressemble.

Tu ne meurs pas de la transfiguration de mon amour, mais tu en vis, elle te perpétue.

Car c'est l'amour qui prévaut même surtoi, même sur elle.

Et tu ne seras vraiment morte

Que le jour où j'aurai oublié que j'ai aimé.

Cette sirène que tu m'as donnée, c'est elle.

Sais-tu quelle chaîne effrayante de symboles m'a conduit de toi qui fus l'étoile à elle qui est la sirène ?

O sœurs parallèles du ciel et de l'Océan !

Mais toi.

Je t'ai rencontrée l'autre nuit,

Une fameuse nuit d'orages, de larmes, de tendresse et de colère.

Oui, je t'ai rencontrée, c'était bien toi.

Mais quand je me suis approché et que je t'ai appelée et que je t'ai parlé,

C'est une autre femme qui m'a répondu :

Comment savez-vous mon nom ?

Regarde ton nouveau visage, car tu n'es pas morte.

Par la grâce de l'amour regarde ton nouveau visage.

Regarde, il est aussi beau que fut le premier.

Tu n'as guère changé.

Tes yeux de pervenche, tes yeux désormais éteints ne brillent plus dans un visage douloureux et ironique.

Non, deux yeux plus sombres dans un visage à la fois plus sévère et plus gai.

Elle aime comme toi les petits bistros, les zincs à l'aube dans les quartiers populaires, la joie des ouvriers quand ils sont joyeux.

Te rappelles-tu une nuit d'abîmes ?

Nous avons passé devant le Trocadéro et au delà, sur un boulevard où passe le métro aérien, non loin du Vel' d'Hiv',

Nous avons bu de la bière au « Rendez-vous des camionneurs ».

Il était six heures du matin.

Un plombier plaisanta longtemps avec nous.

Et, une autre fois, dans ce café où l'on sert du faro et de la gueuse lambick, te souviens-tu de Marie de la gare de l'Est ?

Elle fut jadis belle, aimée, riche.

Elle se lave maintenant aux fontaines Wallace.

Mais, comme elle a gardé un certain goût de luxe,

Une fois par mois elle va se faire épouiller dans un hôpital.

Il me semble parfois que ce n'est pas avec toi mais avec ton nouveau corps, ton nouveau visage, que j'ai vu toutes ces choses.

Regarde, regarde ton nouveau visage.

Il est aussi beau que fut le premier.

Regarde, regarde ton nouveau corps.

Je me souviens de la rencontre entre ces deux visages de mon amour, de mon unique amour.

C'est peut-être de cela que tu es morte.

Mais tu vis, vous vivez,

Amantes bien nommées, insoumises à mon amour,

Visages bien nommés, corps bien nommés.

Je pleure sur la mémoire que tu perdis en mourant, mais la mort m'est indifférente.

Moi, je me souviens.

Je te trouve semblable à toi-même,

Aussi cruelle et aussi douce,

Et ne m'accordant tellement

Que pour me faire plus violemment regretter le peu que tu me refuses.

Nous voici vieux déjà tous deux.

Nous avons trente ans de plus qu'aujourd'hui,

Nous pouvons parler de jadis sans regret, sinon sans désir.

Tout de même nous aurions pu être heureux,

S'il était dit qu'on puisse l'être

Et que les choses s'arrangent dans la vie.

Mais du malheur même naquit notre insatiable, notre funeste, notre étonnant amour.

Et de cet amour le seul bonheur que puissent connaître deux cœurs insatiables comme les nôtres.

Écoute, écoute monter les grandes images vulgaires que nous transfigurons.

Voici l'Océan qui gronde et chante et sur lequel le ciel se tourmente et s'apaise semblable à ton lit.

Voici l'Océan semblable à notre cœur.

Voici le ciel où naufragent les nuages dans l'éclat triste d'un fanal promené à tour de rôle par les étoiles.

Voici le ciel semblable à nos deux cœurs.

Et puis voici les champs, les fleurs, les steppes, les déserts, les plaines, les sources, les fleuves, les abîmes, les montagnes

Et tout cela peut se comparer à nos deux cœurs.

Mais ce soir je ne veux dire qu'une chose :

Deux montagnes étaient semblables de forme et de dimensions.

Tu es sur l'une

Et moi sur l'autre.

Est-ce que nous nous reconnaissons ?

Quels signes nous faisons-nous ?

Nous devons nous entendre et nous aimer.

Peut-être m'aimes-tu ?

Je t'aime déjà.

Mais ces étendues entre nous, qui les franchira ?

Tu ne dis rien mais tu me regardes

Et, pour ce regard,

Il n'y a ni jour ni étendue

Ma seule amie mon amour.

Je n'ai pas fini de te dire tout.

Mais à quoi bon...

L'indifférence en toi monte comme un rosier vorace qui, détruisant les murailles, se tord et grandit,

Étouffe l'ivrogne de son parfum...

Et puis, est-ce que cela meurt ?

Un clair refrain retentit dans la ruelle lavée par le matin, la nuit et le printemps.

Le géranium à la fenêtre fermée semble deviner l'avenir.

C'est alors que surgit le héros du drame.

Je ne te conte cette histoire qui ne tient pas debout que parce que je n'ose pas continuer comme j'ai commencé.

Car je crois à la vertu des mots et des choses formulées.

Nul jeu, ce soir, sur la table de bois blanc.

Un ciel creux comme une huître vide

Une terre plate

La demoiselle sans foudre apparaîtra-t-elle ?

Un cœur de poisson abandonné sur le carrelage d'une cuisine n'en peut plus d'ennui.

Il se gonfle

Près de lui dans la boîte à ordures luit l'arête.

Corridor sombre traversé par les chats

Une porte de saltimbanque s'ouvre et se ferme alternativement sur une femme, sur un homme, sur un homme, sur une femme.

Et la demoiselle sans foudre dit qu'au carrefour d'aubépines et de sainfoin elle perdit un bas

Qu'elle perdit l'autre au pied du chêne fendu

Et sa chemise sur la berge.

La demoiselle sans foudre est nue toute nue

Elle tient un cœur palpitant de poisson dans la main

Elle regarde vaguement devant elle

Elle se mord les lèvres jusqu'au sang et parfois s'arrête et chantonne.

La demoiselle sans foudre est seule toute seule.

Le cœur de poisson palpite dans sa main

L'ombre tombe sur son corps nu et le fait étinceler

C'est ainsi que naissent les constellations

C'est ainsi que naît le désir

C'est alors que se souvenant de lui-même un noctambule s'arrête sous un réverbère au coin d'une rue, regarde rougeoyer la lumière.

Et avant de reprendre son chemin s'imagine tel qu'il était des années auparavant avec son regard vif et sa bouche sanglante

A l'heure où la demoiselle sans foudre venait tendrement le border dans son lit.

La sirène rencontre son double et lui sourit.

Elle s'endort alors du sommeil adorable dont elle ne s'éveillera pas.

Elle rêve peut-être. Elle rêve certainement. Nous sommes au matin d'un jour de moissons lumineuses et de tremblements de terre et de marées de diamants, les premières retombant sur tes cheveux et surgissant de tes yeux, les seconds signalant ta promenade et les troisièmes montant à l'assaut de ton cœur.

Il est cinq heures du matin dans la forêt de pins où se dresse le château de la sirène, mais la sirène ne s'éveillera plus car elle a vu son double, elle t'a vu. Désormais ton empire est immense.

D'un sentier sort un bûcheron sur lequel la rosée tremble et s'étoile.

Au premier arbre qu'il abat surgit un grand nombre de libellules !

Elles s'éparpillent dans des territoires de brindilles.

Au second arbre se brisent les premières vagues.

Au troisième arbre tu m'as dit :

« Dors dans mes bras. »

Tu diras au revoir pour moi à la petite fille du pont

à la petite fille qui chante de si jolies chansons

à mon ami de toujours que j'ai négligé

à ma première maîtresse

à ceux qui connurent celle que tu sais

à mes vrais amis et tu les reconnaîtras aisément

à mon épée de verre

à ma sirène de cire

à mes monstres à mon lit

Quant à toi que j'aime plus que tout au monde

Je ne te dis pas encore au revoir

Je te reverrai

Mais j'ai peur de n'avoir plus longtemps à te voir.

Amer destin celui de compter la feuille et la pierre blanche

Malice errant le premier du mois de mai

Salua d'un cœur vaillant chapeau claque et gants blancs

Salua dis-je le dis-je et la lune en mousseline

Salua bien des choses

Salua surtout le dis-je

Salua vraiment salua

Salua

Et comme j'ai l'honneur de le dire

La cataracte du Niagara ne tiendrait peut-être pas dans votre verre

Peut-être pas Monsieur peut-être

Peut-être et comment va Madame peut-être

Madame peut-être s'ennuie

Madame peut-être a des vapeurs

Peut-être.

Quand il mit son doigt sur le plaid

Sur le plaid d'Égypte monsieur mais oui

Nous ne sommes pas tous comme ça dans la famille

C'est heureux pour mon père et ma mère

Et pourtant plus on est de fous...

Oui c'est heureux

Plus on rit

Oui

J'ai écrit cette chanson qui en vaut bien d'autres

Un soir où je n'étais ni gai ni triste

Bien que de jour en jour je connaisse mieux les hommes

Ni gai ni triste

Un soir où je n'avais pas bu

Un soir où j'avais vu celle que j'aime

J'ai écrit cette chanson qui en vaut bien d'autres

Pour amuser celle que j'aime.

Mais je connais une chanson bien plus belle

Celle d'une aube dans la rue ou parmi les champs prêts à la moisson ou sur un lit désert

On a brûlé ce début de printemps les dernières bûches de l'hiver

De vieilles douleurs deviennent douces au souvenir

Des yeux plus jeunes s'ouvrent sur un univers lavé

J'ai connu cette aube grâce à toi

Mais se lèvera-t-elle jamais

Sur les douleurs que tu provoques ?

Tu sais de quelle apparition je parle

Et de quelle réincarnation

Coulez coulez larmes et fleuves

Et vins dans les verres.

Le temps n'est plus où nous riions

Quand nous étions ivres.

Elle est haut la sirène parmi les étoiles sœurs de la vaincue.

Impératrices de peu de nuages, reines d'une heure de la nuit, planètes néfastes. Et voici que d'un seul bond, d'une seule chute, la sirène plonge dans la mer au milieu d'une gerbe d'écume qui fait pâlir la Voie Lactée.

 

L'épave est toujours à la même place enlisée dans le sable où ses armes rouillées ont des allures de poulpes.

 

Une huître gigantesque bâille et montre sa gigantesque perle dans l'orient de laquelle le homard et le crabe écartent les algues comme une forêt vierge.

Il était une fois une algue errante

Il était une fois un rein et une reine

Dans des courants de tulle et de tussor

Une algue qui avait vu bien des choses, bien des actes repréhensibles

Et bien des couchers de soleil

Et bien des couchers de sirènes.

Elle voguait à l'aventure, rêvant aux résédas qui s'ennuient dans leur pot de terre sur l'appui de la fenêtre des demoiselles vieillies par l'abstinence et le regret de leur jeunesse.

Une hélice après l'autre avait meurtri les branches et les graines magiques de cette algue qui se dissolvait lentement en pourriture dans l'eau salée.

Un poisson volant lui dit : Bonjour l'algue.

Car, si l'on peut donner la parole à un poisson volant, il n'est pas d'exemple qu'on puisse la donner à une algue perdue au large, détachée d'on ne sait quel haut-fond et travaillée par les phénomènes de la dissolution et de la germination.

La sirène, je la perds, je crois la perdre, mais je la retrouve toujours, la sirène nage vers la plage, pénètre dans la forêt du rosier mortel et, là, rencontre l'oiseau hideux, l'oiseau muet et, durant un jour ou mille ans, lui apprend à chanter et transfigure cette bête.

Les arbres se penchent longuement sur cette rencontre et des drapeaux inconnus fleurissent dans leur feuillage.

Fougères, rasoirs, baisers perdus, tout s'écroule et renaît par une belle matinée tandis que, par un sentier désert, délaissant sur l'herbe les cartes d'une réussite certaine, la sirène s'éloigne vers la plage d'où elle partit au début de cette histoire décousue.

Regagne la plage au pied du château fort

La mer a regagné son lit

L'étoile ne brille plus mais sa place décolorée comme une vieille robe luit sinistrement.

Regagne la plage.

Regagne la bouteille

S'y couche.

L'ivrogne remet le bouchon

Le ciel est calme.

Tout va s'endormir au bruit du flux blanchi d'écume.

Oh rien ne peut séparer la sirène de l'hippocampe !

Rien ne peut défaire cette union

Rien

C'est la nuit

Tout dort ou fait semblant de dormir

Dormons, dormons,

Ou faisons semblant de dormir.

Ne manie pas ce livre à la légère

A la légère à la légère à la légère à la légère.

Je sais ce qu'il veut dire mieux que personne.

Je sais où je vais,

Ce ne sera pas toujours gai.

Mais l'amour et moi

L'aurons voulu ainsi.

II

THE NIGHT OF LOVELESS NIGHTS

(1930)

Nuit putride et glaciale, épouvantable nuit,

Nuit du fantôme infirme et des plantes pourries,

Incandescente nuit, flamme et feu dans les puits,

Ténèbres sans éclairs, mensonges et roueries.

Qui me regarde ainsi au fracas des rivières ?

Noyés, pêcheurs, marins ? Éclatez les tumeurs

Malignes sur la peau des ombres passagères,

Ces yeux m'ont déjà vu, retentissez clameurs !

Le soleil ce jour-là couchait dans la cité

L'ombre des marronniers au pied des édifices,

Les étendards claquaient sur les tours et l'été

Amoncelait ses fruits pour d'annuels sacrifices.

Tu viens de loin, c'est entendu, vomisseur de couleuvres,

Héros, bien sûr, assassin morne, l'amoureux

Sans douleur disparaît, et toi, fils de tes œuvres,

Suicidé, rougis-tu du désir d'être heureux ?

Fantôme, c'est ma glace où la nuit se prolonge

Parmi les cercueils froids et les cœurs dégouttants,

L'amour cuit et recuit comme une fausse oronge

Et l'ombre d'une amante aux mains d'un impotent.

Et pourtant tu n'es pas de ceux que je dédaigne.

Ah ! serrons-nous les mains, mon frère, embrassons-nous

Parmi les billets doux, les rubans et les peignes,

La prière jamais n'a sali tes genoux.

Tu cherchais sur la plage au pied des rochers droits

La crique où vont s'échouer les étoiles marines :

C'était le soir, des feux à travers le ciel froid

Naviguaient et, rêvant au milieu des salines,

Tu voyais circuler des frégates sans nom

Dans l'éclaboussement des chutes impossibles.

Où sont ces soirs ? O flots rechargez vos canons

Car le ciel en rumeur est encombré de cibles.

Quel destin t'enchaîna pour servir les sévères,

Celles dont les cheveux charment les colibris,

Celles dont les seins durs sont un fatal abri

Et celles dont la nuque est un nid de mystère,

Celles rencontrées nues dans les nuits de naufrage,

Celles des incendies et celles des déserts,

Celles qui sont flétries par l'amour avant l'âge,

Celles qui pour mentir gardent les yeux sincères,

Celles au cœur profond, celles aux belles jambes,

Celles dont le sourire est subtil et méchant,

Celles dont la tendresse est un diamant qui flambe

Et celles dont les reins balancent en marchant,

Celles dont la culotte étroite étreint les cuisses,

Celles qui, sous la jupe, ont un pantalon blanc

Laissant un peu de chair libre par artifice

Entre la jarretière et le flot des volants,

 

Celles que tu suivis dans l'espoir ou le doute,

Celles que tu suivis ne se retournaient pas

Et les bouquets fanés qu'elles jetaient en route

T'entraînèrent longtemps au hasard de leurs pas

Mais tu les poursuivras à la mort sans répit,

Les yeux las de percer des ténèbres moroses,

De voir lever le jour sur le ciel de leur lit

Et d'abriter leur ombre en tes prunelles closes.

Une rose à la bouche et les yeux caressants

Elles s'acharneront avec des mains cruelles

A torturer ton cœur, à répandre ton sang

Comme pour les punir d'avoir battu pour elles.

Heureux s'il suffisait, pour se faire aimer d'elles,

D'affronter sans faiblir des dangers merveilleux

Et de toujours garder l'âme et le cœur fidèle

Pour lire la tendresse aux éclairs de leurs yeux,

Mais les plus audacieux, sinon les plus sincères,

Volent à pleine bouche à leur bouche un aveu

Et devant nos pensées, comme aux proues les chimères,

Resplendit leur sourire et flottent leurs cheveux.

Car l'unique régit l'amour et ses douleurs,

Lui seul a possédé les âmes passionnées

Les uns s'étant soumis à sa loi par malheur

N'ont connu qu'un bourreau pendant maintes années.

D'autres l'ont poursuivi dans ses métamorphoses :

Après les yeux très bleus voici les yeux très noirs

Brillant dans un visage où se flétrit la rose,

Plus profonds que le ciel et que le désespoir.

 

Maître de leur sommeil et de leurs insomnies

Il les entraîne en foule, à travers les pays,

Vers des mers éventrées et des épiphanies...

La marée sera haute et l'étoile a failli.

Quelqu'un m'a raconté que, perdu dans les glaces,

Dans un chaos de monts, loin de tout océan,

Il vit passer, sans heurt et sans fumée, la masse

Immense et pavoisée d'un paquebot géant.

Des marins silencieux s'accrochaient aux cordages

Et des oiseaux gueulards volaient dans les haubans

Des danseuses rêvaient au bord des bastingages

En robes de soirée et coiffées de turbans.

Les bijoux entouraient d'étincelles glaciales

Leur gorge et leurs poignets et de grands éventails

De plumes, dans leurs mains, claquaient vers des escales

Où les bals rougissaient les tours et les portails.

Les danseurs abîmés dans leur mélancolie

En songe comparaient leurs désirs à l'acier.

C'était parmi les monts, dans un soir de folie,

De grands nuages coulaient sur le flanc des glaciers.

Un autre découvrit, au creux d'une clairière,

Un rosier florissant entouré de sapins.

Combien a-t-il cueilli de roses sanguinaires

Avant de s'endormir sur la mousse au matin ?

Mais ses yeux ont gardé l'étrange paysage

Inscrit sur leur prunelle et son cœur incertain

A choisi pour cesser de battre sans courage

Ce lieu clos par l'odeur de la rose et du thym.

 

Du temps où nous chantions avec des voix vibrantes

Nous avons traversé ces pays singuliers

Où l'écho répondait aux questions des amantes

Par des mots dont le sens nous était familier.

Mais, depuis que la nuit s'écroule sur nos têtes,

Ces mots ont dans nos cœurs des accents mystérieux

Et quand un souvenir parfois nous les répète

Nous désobéissons à leur ordre impérieux.

Entendez-vous chanter des voix dans les montagnes

Et retentir le bruit des cors et des buccins ?

Pourquoi ne chantons-nous que les refrains du bagne

Au son d'un éternel et lugubre tocsin ?

Serait-ce pas Don Juan qui parcourt ces allées

Où l'ombre se marie aux spectres de l'amour ?

Ce pas qui retentit dans les nuits désolées

A-t-il marqué les cœurs avec un talon lourd ?

Ce n'est pas le Don Juan qui descend impassible

L'escalier ruisselant d'infernales splendeurs

Ni celui qui crachait aux versets de la Bible

Et but en ricanant avec le commandeur.

Ses beaux yeux incompris n'ont pas touché les cœurs,

Sa bouche n'a connu que le baiser du rêve,

Et c'est celui que rêve en de sombres ardeurs

Celle qui le dédaigne et l'ignore et sans trêve

Heurte ses diamants froids, ses lèvres sépulcrales,

Sa bouche silencieuse à sa bouche et ses yeux,

Ses yeux de sphinx cruels et ses mains animales

A ses yeux, à ses mains, à son étoile, aux cieux.

 

Mais lui, le cœur meurtri par de mortes chimères,

Gardant leur bec pourri planté dans ses amours,

Pour un baiser viril, ô beautés éphémères,

Vous sauvera sans doute au seuil du dernier jour.

Le rire sur sa bouche écrasera des fraises,

Ses yeux seront marqués par un plus pur destin.

C'est Bacchus renaissant des cendres et des braises,

Les cendres dans les dents, les braises dans les mains.

Mais pour un qui renaît combien qui, sans mourir,

Portent au cœur, portent aux pieds de lourdes chaînes.

Les fleuves couleront et les morts vont pourrir...

Chaque an reverdira le feuillage des chênes.

J'habite quand il me plaît un ravin ténébreux au-dessus duquel le ciel se découpe en un losange déchiqueté par l'ombre des sapins, des mélèzes et des rochers qui couvrent les pentes escarpées.

Dans l'herbe du ravin poussent d'étranges tubéreuses, des ancolies et des colchiques survolées par des libellules et des mantes religieuses et si pareils sans cesse, le ciel la flore et la faune où succèdent aux insectes les corneilles moroses et les rats musqués, que je ne sais quelle immuable saison s'est abattue sur ce toujours nocturne ravin, avec son dais en losange constellé que ne traverse aucun nuage.

Sur les troncs des arbres deux initiales, toujours les mêmes, sont gravées. Par quel couteau, par quelle main, pour quel cœur ?

Le vallon était désert quand j'y vins pour la première fois. Nul n'y était venu avant moi. Nul autre que moi ne l'a parcouru.

La mare où les grenouilles nagent dans l'ombre avec des mouvements réguliers reflète des étoiles immobiles et le marais que les crapauds peuplent de leur cri sonore et triste possède un feu follet toujours le même.

La saison de l'amour triste et immobile plane en cette solitude.

Je l'aimerai toujours et sans doute ne pourrai-je jamais franchir l'orée des mélèzes et des sapins, escalader les rochers baroques, pour atteindre la route blanche où elle passe à certaines heures. La route où les ombres n'ont pas toujours la même direction.

Parfois il me semble que la nuit vient seulement de s'abattre. Des chasseurs passent sur la route que je ne vois pas. Le chant des cors de chasse résonne sous les mélèzes. La journée a été longue, parmi les terres de labour, à la poursuite du renard, du blaireau ou du chevreuil. Le naseau des chevaux fume blanc dans la nuit.

Les airs de chasse s'éteignent. Et je déchiffre difficilement les initiales identiques sur le tronc des mélèzes qui bornent le ravin.

Nulle étoile en tombant n'a fait jaillir l'écume,

Rien ne trouble les monts, les cieux, le feu, les eaux,

Excepté cet envol horizontal de plumes

Qui révèle la chute et la mort d'un oiseau.

Et rien n'arrêtera cette plume envolée,

Ni les cheveux luisants d'un cavalier sauvage,

Ni l'encre méprisable au fond d'un encrier,

Ni la vague chantante et le grondant orage,

Ni le cou séduisant des belles misérables,

Ni la branche de l'arbre et le tombeau fermé,

Ni les bateaux qui font la nuit grincer des câbles,

Ni le mur où des cœurs par des noms sont formés,

Ni le chant des lépreux dans les marais austères,

Ni la glace qui dort au fond des avenues

En reflétant sans cesse un tremblant réverbère

Et jamais, belle neige, un corps de femme nue,

Ni les monstres marins aux écailles fumeuses,

Ni les brouillards du nord avec leurs plaies d'azur,

Ni la vitre où le soir une femme rêveuse

Retrace en sa mémoire un amour au futur,

Ni l'écho des appels d'un voyageur perdu,

Ni les nuages fuyards, ni les chevaux en marche,

Ni l'ombre d'un plongeur sur les quais et les arches,

Ni celle du pavé à son cou suspendu,

Ni toi Fouquier-Tinville aux mains de cire claire :

Les étoiles, les mains, l'amour, les yeux, le sang

Sont autant de fusées surgissant d'un cratère.

Adieu ! C'est le matin blanchi comme un brisant.

O mains qui voudriez vous meurtrir à l'amour

Nous saurons vous donner le plus rouge baptême

Près duquel pâliront le feu des hauts fourneaux

Et le soleil mourant au sein des brouillards blêmes.

Les plus beaux yeux du monde ont connu nos pensées,

Nous avons essayé tous les vices fameux,

Mais les baisers et les luxures insensées

N'ont pas éteint l'espoir dans nos cœurs douloureux.

Je vis alors s'ouvrir des portes de cristal

Sur le cristal plus pur d'un fantôme adorable :

« Jetez dans le ruisseau votre cœur de métal

« Et brisez les flacons sur le marbre des tables !

« Crevez vos yeux et vos tympans et que vos langues

« Par vos bouches crachées soient mangées par les chiens,

« Dites adieu à vos désirs, bateaux qui tanguent,

« Que vos mains et vos pieds soient meurtris par des liens !

« Soyez humbles, perdez au courant de vos transes

« Votre espoir, votre orgueil et votre dignité

« Pour que je puisse encore augmenter vos souffrances

« En instituant sur vous d'exquises cruautés. »

C'est elle qui parla. C'est aussi l'amoureuse,

C'est le cœur de cristal et les yeux sans pitié,

Les plus beaux yeux du monde, ô sources lumineuses,

La belle bouche avec des dents de carnassier.

Enfonce tes deux mains dans mon cerveau docile,

Mords ma lèvre en feignant de m'offrir un baiser,

Si la force et l'orgueil sont des vertus faciles,

Dure est la solitude à l'amour imposée.

Je parlais d'un fantôme et d'un oiseau qui tombe,

Mon rêve perd les mots que ma bouche employait.

La prairie où je parle est creusée par les tombes

Et l'écho retentit du bruit clair des maillets.

On dresse l'échafaud dans la prison prochaine.

Le condamné qui dort dans un lit trop étroit

Rêve des grands corbeaux qui survolaient la plaine

Quand il y rencontra le désir et l'effroi.

Ces deux spectres zélés cheminaient côte à côte

Déchirant leur manteau et leur face aux branchages,

De faux amants frappés sans merci par leur faute

A leur suite faisaient un long pèlerinage.

Des incendies sifflaient sur les toits des hameaux.

Les poissons attirés par de célestes nasses

Montaient avec lenteur à travers les rameaux.

Des bûcherons sortaient de leurs chaumières basses.

Le condamné qui dort parlait avec l'un d'eux,

Plus spectral que le chêne où se plantait la hache :

« Écoutez, disait-il, mugir au loin les bœufs,

Le vent qui souffle ici brisera leur attache. »

 

Écoute jusqu'au jour la voix de la cruelle,

Sa bouche a la saveur d'un fruit empoisonné,

Le ciel et la montagne où les troupeaux s'appellent

Viennent de se confondre à nos yeux étonnés.

Charmé par les oiseaux, et par l'amour trompé,

Dans de noirs corridors, sous de sombres portiques,

L'amant recherchera la marque de l'épée

Qu'Isis au cœur de feu dans son cœur a trempée...

O lame au fil parfait, sœur des fleuves mystiques !

L'oiseau qui chantait pour elle

Dans sa cage ne chante plus

Et la reine des hirondelles

Ne tourne plus, ne tourne plus.

Un jour j'ai rencontré le vautour et l'orfraie.

Leur ombre sur le sol ne m'a pas étonné.

J'ai déchiffré plus tard sur des remparts de craie

L'initiale au charbon d'un nom que je connais.

Un vampire a frappé ma vitre de son aile :

Qu'il entre, couronné des algues de l'étang,

Avec son beau collier de vives coccinelles

Qui prédisent l'amour, la pluie et le beau temps.

Coucher avec elle

Pour le sommeil côte à côte

Pour les rêves parallèles

Pour la double respiration

Coucher avec elle

Pour l'ombre unique et surprenante

Pour la même chaleur

Pour la même solitude

Coucher avec elle

Pour l'aurore partagée

Pour le minuit identique

Pour les mêmes fantômes

Coucher coucher avec elle

Pour l'amour absolu

Pour le vice pour le vice

Pour les baisers de toute espèce

Coucher avec elle

Pour un naufrage ineffable

Pour se prostituer l'un à l'autre

Pour se confondre

Coucher avec elle

Pour se prouver et prouver vraiment

Que jamais n'a pesé sur l'âme et le corps des amants

Le mensonge d'une tache originelle

Toujours avoir le plus grand amour pour elle

N'est pas difficile

Mais tout est douteux pour les cœurs de feu, pour les cœurs fidèles

Toujours avoir le plus grand amour

Y a-t-il des trahisons involontaires

Non la chair n'est jamais menteuse

Et le corps du plus vicieux reste pur

Pur comme le plus grand amour pour elle

Dans mon seul cœur il fleurit sans contrainte

Nulle boue jamais n'atteignit l'image de celte

La seule aimée dans le cœur de l'amant.

 

Nulle boue jamais n'atteignit le plus grand amour pour elle

C'est pour sa pureté qu'on admire le diamant

Nulle boue ne tache le diamant ni le cœur de celle

La plus aimée dans le cœur de l'amant

Le plus sincère amant capable du plus grand amour

N'est pas un chaste ni un ascète ni un puritain

Et s'il éprouve le corps des plus belles

C'est qu'il sait bien que le plus beau est celui de l'aimée

Le plus sincère amant est un débauché

Sa bouche a connu et éprouve tous les baisers

Se livrerait-il à tous les vices

Il n'en vaudrait que mieux

Car le plus sincère amant s'il n'est pas aimé par celle qu'il aime

Peu lui importe, il l'aimera

Éternellement désirera d'être aimé

Et d'aimer sans espoir deviendra pur comme un diamant.

Tout son corps ne sera qu'une proie décevante

Pour les fausses amantes et pour les faux amours

Et sans pitié

L'amant le véritable sacrifiera tout pour celle qu'il aime

Qu'importe s'il a toujours le plus grand amour pour elle

Au jour de la rencontre désirée

Il sera plus pur que l'aube et le feu

Et prêt pour l'extase

Toujours avoir le plus grand amour pour elle

Il n'y a pas de trahison corporelle

Et que ton cœur batte toujours pour elle

Que tes yeux se ferment sur son unique image.

 

Être aimé par elle

Nul bonheur nulle félicité

Désir pas même

Mais volonté ou plutôt destin

Être aimé par elle

Non pas une nuit de toutes les nuits

Mais à jamais pour l'éternel présent

Sans paysage et sans lumières

Être aimé par elle

Écrit dans les signes du temps

Malgré tout contre antan et futur

A jamais

Mais pour être aimé par elle

Faut-il perdre jusqu'à l'amour

La vie n'en parlons pas

L'amour l'amour non plus

Être aimé par elle

C'est inévitable

Pas de chants pas de cris

Nul sentiment

Être aimé par elle

Marbre impassible Mers figées Ciels implacables

Mais attendre attendre longtemps attendre encore

Attendre ? nié par l'éternité.

Mourir après elle

Est le rôle dévolu à l'amant

A lui seul le droit suprême

De graver un nom sur une pierre périssable

 

De graver un nom sur un arbre périssable

Et de s'éteindre pour jamais

S'éteindre lui après elle

Mais l'amour le plus grand amour

Brûlera comme une flamme éternelle.

Depuis de si longs mois, ma chère, que je t'aime

Pourquoi ne pas vouloir connaître mes travaux ?

Si mes jours sont soumis à de mornes systèmes

Mes nuits sont escortées par de nobles prévôts.

Dois-je veiller encore un bûcher renaissant,

Si vif que le Phénix ne pourrait y survivre,

Ou dois-je, naufragé, vers les vaisseaux passant

Effeuiller sans raison les pages de ce livre ?

Dois-je m'anéantir pour éteindre ma foi ?

L'univers de mon rêve exalte ton image

Mais les pays fameux que j'ai créés pour toi

Seront-ils traversés mieux que par ton mirage ?

S'il faut mourir au pied des idoles rivales,

Je suis prêt. Confessant ta cruelle grandeur

Je mourrai si tu veux pour n'être en tes annales

Que l'écho faiblissant d'une inutile ardeur.

Je donne tout pour toi, jusqu'au cœur des fantômes,

Soumis à mon fatal et délicieux tourment

Quitte pour disparaître en deux lignes d'un tome

Et sans être invoqué le soir par les amants.

Je suis las de combattre un sort qui se dérobe,

Las de tenter l'oubli, las de me souvenir

Du moindre des parfums émanant de ta robe,

Las de te détester et las de te bénir.

Je valais mieux que ça mais tu l'as méconnu.

Un jour d'entre les jours de soleil sur les roches

Souviens-toi de l'amant dont le cœur était nu

Et qui sut te servir sans peur et sans reproche.

Attends-tu que j'aborde à de lointains rivages

Pour dire en regardant tes genoux désertés :

« Qui donc s'en est allé, j'ignore son visage

« Mais pourquoi s'en va-t-il seul vers sa liberté ?

« Il faut le retrouver, serviteur infidèle,

« L'enchaîner à mon bagne après l'avoir châtié

« Et qu'il me serve encore avec un cœur modèle

« Sans même pour sa peine éprouver ma pitié.

« Car je suis impérieuse et veux qu'on m'obéisse,

« Nul ne doit me quitter sans être congédié.

« Tant pis pour celui-là qui rentre à mon service

« Si son orgueil hautain ne l'a pas répudié.

« Je connais pour les cœurs des prisons fantastiques :

« Que l'amant fugitif y retourne au plus tôt

« Car il me faut ce soir de nombreux domestiques

« Pour cirer mes souliers et m'offrir le manteau. »

A quoi bon ? L'évadé connaît bien sa prison.

Sans doute a-t-il choisi de trop précieux otages

Pour vouloir à nouveau te payer sa rançon :

Les trésors d'un cœur pur ne souffrent pas partage.

Évade-toi de l'eau, des prisons, des potences,

Adieu, je partirai comme on meurt un matin.

Ce ne sont pas les lieues qui feront la distance

Mais ces mots : Je l'aimais ! murmurés au lointain.

 

Adorable signe inscrit dans les eaux mortes

Profondeurs boueuses

O poissons qui rôdez autour des algues

Où est la source que j'entends couler depuis si longtemps et que je n'ai jamais rencontrée

Qui ferme sans cesse des portes lourdes et sonores ?

Eaux mortes Source invisible.

Criminel attends-moi au détour du sentier parmi les grandes ciguës.

Pareilles aux nuages les soirées sans raison naissent et meurent avec ce tatouage au-dessus du sein gauche : Demain

L'eau s'écoule lentement par une fêlure de la bouteille où les plus fameux astrologues viennent boire l'élixir de vie

Tandis que l'homme aux yeux clos ne sait que répéter : « Une cigogne de perdue deux de retrouvées »

Et que les ciguës se fanent dans l'ombre du rendez-vous

Et que demain ponctuel mais masqué en costume de prud'homme ouvre un grand parapluie rouge au milieu de la prairie où sèche le linge des fermières de l'aube.

Blêmes effigies fantômes de marbre dressés dans les palais nocturnes

Une lame de parquet craque

Une épée tombe toute seule et se fiche dans le sol

Et je marche sans arrêt à travers une succession

De grandes salles vides dont les parquets cirés ont le reflet de l'eau.

Il y a des mains dans cette nuit de marais

Une main blanche et qui est comme un personnage vivant

Et qui est la main sur laquelle je voudrais poser mes lèvres et où je n'ose pas les poser.

Il y a les mains terribles

Main noircie d'encre de l'écolier triste

Main rouge sur le mur de la chambre du crime

Main pâle de la morte

Mains qui tiennent un couteau ou un revolver

Mains ouvertes

Mains fermées

Mains abjectes qui tiennent un porte-plume

O ma main toi aussi toi aussi

Ma main avec tes lignes et pourtant c'est ainsi

Pourquoi maculer tes lignes mystérieuses

Pourquoi ? plutôt les menottes plutôt te mutiler plutôt plutôt

Écris écris car c'est une lettre que tu écris à elle et ce moyen impur est un moyen de la toucher

Mains qui se tendent mains qui s'offrent

Y a-t-il une main sincère parmi elles

Ah je n'ose plus serrer les mains

Mains menteuses mains lâches mains que je hais

Mains qui avouent et qui tremblent quand je regarde les yeux

Y a-t-il encore une main que je puisse serrer avec confiance

Mains sur la bouche de l'amour

Mains sur le cœur sans amour

Mains au feu de l'amour

Mains à couper du faux amour

Mains basses sur l'amour

Mains mortes à l'amour

Mains forcées pour l'amour

Mains levées sur l'amour

Mains tenues sur l'amour

Mains hautes sur l'amour

Mains tendues vers l'amour

Mains d'œuvre d'amour

Mains heureuses d'amour

Mains à la pâte hors l'amour horribles mains

Mains liées par l'amour éternellement

Mains lavées par l'amour par des flots implacables

Mains à la main c'est l'amour qui rôde

Mains pleines c'est encore l'amour

Mains armées c'est le véritable amour

Mains de maître mains de l'amour

Main chaude d'amour

Main offerte à l'amour

Main de justice main d'amour

Main forte à l'amour !

Mains Mains toutes les mains

Un homme se noie une main sort des flots

Un homme s'en va une main s'agite

Une main se crispe un cœur souffre

Une main se ferme ô divine colère

Une main encore une main

Une main sur mon épaule

Qui est-ce ?

Est-ce toi enfin ?

Il fait trop sombre ! quelles ténèbres !

Je ne sais plus à qui sont les mains

Ce qu'elles veulent

Ce qu'elles disent

Les mains sont trompeuses

Je me souviens encore de mains blanches dans l'obscurité étendues sur une table dans l'attente

Je me souviens de mains dont l'étreinte m'était chère

Et je ne sais plus

Il y a trop de traîtres trop de menteurs

Ah même ma main qui écrit

Un couteau ! une arme ! un outil !

Tout sauf écrire !

Du sang du sang !

 

Patience ! ce jour se lèvera.

Églantines flétries parmi les herbiers

O feuilles jaunes

Tout craque dans cette chambre

Comme dans l'allée nocturne les herbes sous le pied.

De grandes ailes invisibles immobilisent mes bras et le retentissement d'une mer lointaine parvient jusqu'à moi.

Le lit roule jusqu'à l'aube sa bordure d'écume et l'aube ne paraît pas

Ne paraîtra jamais.

Verre pilé, boiseries pourries, rêves interminables, fleurs flétries,

Une main se pose à travers les ténèbres toute blanche sur mon front,

Et j'écouterai jusqu'au jour improbable

Voler en se heurtant aux murailles et aux meubles l'oiseau de paradis, l'oiseau que j'ai enfermé par mégarde

Rien qu'en fermant les yeux.

Jamais l'aube à grands cris bleuissant les lavoirs,

L'aube, savon trempé dans l'eau des fleuves noirs,

L'aube ne moussera sur cette nuit livide

Ni sur nos doigts tremblants ni sur nos verres vides.

C'est la nuit sans frontière et fille des sapins

Qui fait grincer au port la chaîne des grappins

Nuit des nuits sans amour étrangleuse du rêve

Nuit de sang nuit de feu nuit de guerre sans trêve

Nuit de chemin perdu parmi les escaliers

Et de pieds retombant trop lourds sur les paliers

Nuit de luxure nuit de chute dans l'abîme

Nuit de chaînes sonnant dans la salle du crime

Nuit de fantômes nus se glissant dans les lits

Nuit de réveil quand les dormeurs sont affaiblis.

Sentant rouler du sang sur leur maigre poitrine

Et monter à leurs dents la bave de l'angine

Ils caressent dans l'ombre un vampire velu

Et ne distinguent pas si le monstre goulu

N'est pas leur cœur battant sous leurs côtes souillées.

Nuit d'échos indistincts et de braises mouillées

Nuit d'incendies étincelant sur les miroirs

Nuit d'aveugle cherchant des sous dans les tiroirs

Nuit des nuits sans amour, où les draps se dérobent,

Où sur les boulevards sifflent les policiers

O nuit ! cruelle nuit où frissonnent des robes

Où chuchotent des voix au chevet des malades,

Nuit close pour jamais par des verrous d'acier

Nuit ô nuit solitaire et sans astre et sans rade !

Dans tes yeux, dans ton cœur et dans le ciel aussi

Vois s'étoiler soudain l'univers imprécis,

La fissure grandir étroite et lumineuse

Comme si quelque fauve aux griffes paresseuses

Avait étreint la nuit et l'avait déchirée

(Mais la lueur sera pâle et lente la marée)

Des nervures courir dans le cristal fragile

Des fêlures mimer des couleuvres agiles

Qui rouleraient et se noueraient dans la lueur

Pâle d'une aube étrange. Ainsi lorsque le joueur

Fatigué de tourner les cartes symboliques

Voit le matin cruel éclairer les portiques

Maintes pensées et maints désirs presque oubliés

Maints éventails flétris tombent sur les paliers.

Tais-toi, pose la plume et ferme les oreilles

Aux pas lents et pesants qui montent l'escalier.

La nuit déjà pâlit mais cette aube est pareille

A des papillons morts au pied des chandeliers.

 

Une tempête de fantôme sacrifie

Tes yeux qui les défient aux larmes du désir.

Quant au ciel, plus fané qu'une photographie

Usée par les regards, il n'est qu'un long loisir.

Appelle la sirène et l'étoile à grands cris

Si tu ne peux dormir bouche close et mains jointes

Ainsi qu'un chevalier de pierre qui sourit

A voir le ciel sans dieux et les enfers sans plainte.

O Révolte !

III

LES SANS COU

(1934)

APPARITION

Né de la boue, jailli au ciel, plus flottant qu'un nuage, plus dur que le marbre,

Né de la joie, jailli du sommeil, plus flottant qu'une épave, plus dur qu'un cœur,

Né de son cœur, jailli du ciel, plus flottant que le sommeil, plus dur que le ciel,

Né, jailli, flottant plus dur et plus ciel, et plus cœur et plus marbre,

Et plus de sommeil et plus de nuage et plus d'épave, et tant et plus,

Mais du sommeil flottant au cœur des marbres dispersés comme des épaves,

Au long du ciel d'un pauvre paysage jaillissant et flottant comme un cœur...

Et saignant, oh saignant, saignant tellement

Que tant de marbres, abandonnés, alignés, dressés comme jaillis,

Finiront bien par flotter comme des épaves.

Mais il ne s'agit plus de flotter, ni de jaillir, ni de durcir,

Mais, de toute boue,

Faire un ciment, un marbre, un ciel, un nuage et une joie et une épave

Et un cœur, cela va de soi, et tout ce qui est dit plus haut

Et un sommeil, un beau sommeil, un bon sommeil,

Un bon sommeil de boue

Né du café et de la nuit et du charbon et de l'encre et du crêpe des veuves

Et de cent millions de nègres

Et de l'étreinte de deux nègres dans une ombre de sapins

Et de l'ébène et des multitudes de corbeaux sur les carnages...

Tel qu'enfin s'épanouisse, recouvrant l'univers,

Un bouquet, un immense bouquet de roses rouges.

HOMMES

Hommes de sale caractère

Hommes de mes deux mains

Hommes du petit matin

 

La machine tourne aux ordres de Deibler

Et rouages après rouages dans le parfum des percolateurs qui suinte des portes des bars et le parfum des croissants chauds

L'homme qui tâte ses chaussettes durcies par la sueur de la veille et qui les remet

Et sa chemise durcie par la sueur de la veille

Et qui la remet

Et qui se dit le matin qu'il se débarbouillera le soir

Et le soir qu'il se débarbouillera le matin

Parce qu'il est trop fatigué...

Et celui dont les paupières sont collées au réveil

Et celui qui souhaite une fièvre typhoïde

Pour enfin se reposer dans un beau lit blanc...

Et le passager émigrant qui mange des clous

Tandis qu'on jette à la mer sous son nez

Les appétissants reliefs de la table des premières classes

Et celui qui dort dans les gares du métro et que le chef de gare chasse jusqu'à la station suivante...

Hommes de sale caractère

Hommes de mes deux mains

Hommes du petit matin.

LES QUATRE SANS COU

Ils étaient quatre qui n'avaient plus de tête,

Quatre à qui l'on avait coupé le cou,

On les appelait les quatre sans cou.

Quand ils buvaient un verre,

Au café de la place ou du boulevard,

Les garçons n'oubliaient pas d'apporter des entonnoirs.

Quand ils mangeaient, c'était sanglant,

Et tous quatre chantant et sanglotant,

Quand ils aimaient, c'était du sang.

Quand ils couraient, c'était du vent,

Quand ils pleuraient, c'était vivant,

Quand ils dormaient, c'était sans regret.

Quand ils travaillaient, c'était méchant,

Quand ils rôdaient, c'était effrayant,

Quand ils jouaient, c'était différent,

Quand ils jouaient, c'était comme tout le monde,

Comme vous et moi, vous et nous et tous les autres,

Quand ils jouaient, c'était étonnant.

Mais quand ils parlaient, c'était d'amour.

Ils auraient pour un baiser

Donné ce qui leur restait de sang.

Leurs mains avaient des lignes sans nombre

Qui se perdaient parmi les ombres

Comme des rails dans la forêt.

Quand ils s'asseyaient, c'était plus majestueux que des rois

Et les idoles se cachaient derrière leurs croix

Quand devant elles ils passaient droits.

On leur avait rapporté leur tête

Plus de vingt fois, plus de cent fois,

Les ayant retrouvés à la chasse ou dans les fêtes,

Mais jamais ils ne voulurent reprendre

Ces têtes où brillaient leurs yeux,

Où les souvenirs dormaient dans leur cervelle.

Cela ne faisait peut-être pas l'affaire

Des chapeliers et des dentistes.

La gaieté des uns rend les autres tristes.

Les quatre sans cou vivent encore, c'est certain.

J'en connais au moins un

Et peut-être aussi les trois autres.

Le premier, c'est Anatole,

Le second, c'est Croquignole,

Le troisième, c'est Barbemolle,

Le quatrième, c'est encore Anatole.

Je les vois de moins en moins,

Car c'est déprimant, à la fin,

La fréquentation des gens trop malins.

LA VILLE DE DON JUAN

Clopin-clopant s'en allaient des aveugles,

Des béquillards, des goitreux, des bossus,

Des gendarmes et des ivrognes.

Soufflant aux vitres des cafés

Une buée à perdre cent navires,

Les sirènes de sept heures disaient à tous : « Il est temps d'être ivre. »

Don Juan s'arrêta dans un endroit

Où je sais qu'il y a une fontaine Wallace,

Un avertisseur d'incendie et une brouette enchaînée à un banc.

Il y resta jusqu'à minuit,

Il y resta sans ennui,

Il y resta seul dans la nuit.

A minuit, une femme en deuil,

Mais nue sous le crêpe immense de son chapeau,

Apparut sortant d'une rue transversale.

 

Elle portait un verre et une bouteille de vin rouge,

Elle portait aussi un oiseau mort,

Elle lui donna l'oiseau mort et un verre de vin.

D'une porte cochère qui s'ouvrit soudain

Jaillit une petite fille aux belles jambes

Et elle donna sa poupée et un collier de billes d'ébène.

A une fenêtre illuminée,

Une femme se dévêtait

En jetant au héros les différentes parties de son costume.

La marchande de fleurs du carrefour

Lui apporta toutes ses roses

Et une vieille vendeuse de journaux tous ses journaux.

Une femme très belle et très repoussante

Lui montra sa montre

Et lui dit qu'elle ne marchait plus.

Une femme en sabots, une marchande,

Vint en relevant son tablier,

Et son tablier contenait un poisson comme nulle part au monde.

Elle le jeta dans le ruisseau,

Et le poisson s'y débattit

Jusqu'à ce que la mort le saisît.

La femme qui avait gagné au baccarat,

La femme qui venait de donner tous ses diamants à son amant,

Vinrent aussi par les rues et les portes.

 

Il en descendait du ciel

Comme des alouettes bien tirées,

Il en montait par les soupiraux des caves.

Les unes auraient pu commander à des royaumes,

Les autres étaient sales de corps et de cœur,

D'autres encore étaient porteuses de tragiques maladies.

Mais Don Juan aux souffles de la prochaine aube

Sentait un vent glacial et réconfortant,

Un vent de marée basse et d'huîtres fraîches

Qui soufflait dans ses feuilles et dans ses branches

Et ses racines pompaient généreusement

Les sucs d'une terre pourtant misérable.

Son écorce était plus solide qu'une cuirasse,

Plus palpitante qu'un sein d'athlète,

Et son corset de fer ne le gênait pas.

Il assista au passage de l'éteigneur de réverbères,

A ceux de l'arroseuse municipale,

Des ramasseurs d'ordures et des facteurs.

Pour un bel arbre, c'était un bel arbre.

On l'a coupé le jour suivant,

On l'a brûlé et cependant,

Cependant sa sève amère était puissante

Et tant de femmes adorables

Étaient passées sous son feuillage

Qu'il en reste quelque chose

Dans le foyer où refroidit sa cendre,

Dans le trou même où était sa place.

Il n'en reste à vrai dire pas grand-chose,

Un trou dans le macadam,

Un trou, rien qu'un trou vide, un petit trou.

MI-ROUTE

Il y a un moment précis dans le temps

Où l'homme atteint le milieu exact de sa vie,

Un fragment de seconde,

Une fugitive parcelle de temps plus rapide qu'un regard,

Plus rapide que le sommet des pâmoisons amoureuses,

Plus rapide que la lumière.

Et l'homme est sensible à ce moment.

De longues avenues entre des frondaisons

S'allongent vers la tour où sommeille une dame

Dont la beauté résiste aux baisers, aux saisons,

Comme une étoile au vent, comme un rocher aux lames.

Un bateau frémissant s'enfonce et gueule.

Au sommet d'un arbre claque un drapeau.

Une femme bien peignée, mais dont les bas tombent sur les souliers

Apparaît au coin d'une rue,

Exaltée, frémissante,

Protégeant de sa main une lampe surannée et qui fume.

Et encore un débardeur ivre chante au coin d'un pont,

Et encore une amante mord les lèvres de son amant,

Et encore un pétale de rose tombe sur un lit vide,

Et encore trois pendules sonnent la même heure

A quelques minutes d'intervalle,

Et encore un homme qui passe dans une rue se retourne

Parce que l'on a crié son prénom,

Mais ce n'est pas lui que cette femme appelle,

Et encore, un ministre en grande tenue,

Désagréablement gêné par le pan de sa chemise coincé entre son pantalon et son caleçon,

Inaugure un orphelinat,

Et encore d'un camion lancé à toute vitesse

Dans les rues vides de la nuit

Tombe une tomate merveilleuse qui roule dans le ruisseau

Et qui sera balayée plus tard,

Et encore un incendie s'allume au sixième étage d'une maison

Qui flambe au cœur de la ville silencieuse et indifférente,

Et encore un homme entend une chanson

Oubliée depuis longtemps, et l'oubliera de nouveau,

Et encore maintes choses,

Maintes autres choses que l'homme voit à l'instant précis du milieu de sa vie,

Maintes autres choses se déroulent longuement dans le plus court des courts instants de la terre.

Il pressent le mystère de cette seconde, de ce fragment de seconde,

Mais il dit « Chassons ces idées noires »,

Et il chasse ces idées noires.

Et que pourrait-il dire,

Et que pourrait-il faire

De mieux ?

LA FURTIVE

La furtive s'assoit dans les hautes herbes pour se reposer d'une course épuisante à travers une campagne déserte.

Poursuivie, traquée, espionnée, dénoncée, vendue.

Hors de toute loi, de toute atteinte.

A la même heure s'abattent les cartes

Et un homme dit à un autre homme :

« A demain. »

Demain, il sera mort ou parti loin de là.

A l'heure où tremblent les rideaux blancs sur la nuit profonde,

Où le lit bouleversé des montagnes béant vers son hôtesse disparue

Attend quelque géante d'au-delà l'horizon,

S'assoit la furtive, s'endort la furtive.

Ne faites pas de bruit, laissez reposer la furtive

Dans un coin de cette page.

Craignez qu'elle ne s'éveille,

Plus affolée qu'un oiseau se heurtant aux meubles et aux murs.

Craignez qu'elle ne meure chez vous,

Craignez qu'elle ne s'en aille toutes vitres brisées,

Craignez qu'elle ne se cache dans un angle obscur,

Craignez de réveiller la furtive endormie.

FÊTE-DIABLE

La dernière goutte de vin s'allume au fond du verre où vient d'apparaître un château.

Les arbres noueux du bord de la route s'inclinent vers le voyageur.

Il vient du village proche,

Il vient de la ville lointaine,

Il ne fait que passer au pied des clochers.

Il aperçoit à la fenêtre une étoile rouge qui bouge,

Qui descend, qui se promène en vacillant

Sur la route blanche, dans la campagne noire.

Elle se dirige vers le voyageur qui la regarde venir.

Un instant elle brille dans chacun de ses yeux,

Elle se fixe sur son front.

Étonné de cette lueur glaciale qui l'illumine,

Il essuie son front.

Une goutte de vin perle à son doigt.

Maintenant l'homme s'éloigne et s'amoindrit dans la nuit.

Il est passé près de cette source où vous venez au matin cueillir le cresson frais,

Il est passé près de la maison abandonnée.

C'est l'homme à la goutte de vin sur le front.

Il danse à l'heure actuelle dans une salle immense,

Une salle brillamment éclairée,

Resplendissante de son parquet ciré

Profond comme un miroir.

Il est seul avec sa danseuse

Dans cette salle immense, et il danse

Au son d'un orchestre de verre pilé.

Et les créatures de la nuit

Contemplent ce couple solitaire et qui danse

Et la plus belle d'entre les créatures de la nuit

Essuie machinalement une goutte de vin à son front,

La remet dans un verre,

Et le dormeur s'éveille,

Voit la goutte briller de cent mille rubis dans le verre

Qui était vide lorsqu'il s'endormit.

La contemple.

L'univers oscille durant une seconde de silence

Et le sommeil reprend ses droits,

Et l'univers reprend son cours

Par les milliers de routes blanches tracées par le monde

A travers les campagnes ténébreuses.

LE BŒUF ET LA ROSE

De connivence avec le salpêtre et les montagnes, le bœuf noir à l'œil clos par une rose entreprend la conquête de la vallée, de la forêt et de la lande.

Là où les fleurs de pissenlit s'étoilent gauchement dans le firmament vert d'une herbe rare,

Là où resplendissent les bouses grasses et éclatantes, les soleils de mauvaise grâce et les genêts précieux,

Là où les blés sont mûrs, là où l'argile taillée en branches et fendillée offre des ravines aux ébats des scarabées,

Là où le scorpion jaune aime et meurt de son amour et s'allonge tout raide,

Là où le sable en poudre d'or aveugle le chemineau.

D'un pas lourd, balançant sa tête géante sur une encolure fourrée, et de sa queue battant à intervalles égaux sa croupe charnue,

Le bœuf noir comme l'encre surgit, passe et disparaît.

Il écrase et paraphe de sa tache le paysage éclatant

Et ses cornes attendent qu'il choisisse la bonne orientation

Pour porter un soleil à sa mort dans leur orbite ouverte sur le vide,

Mettant plus d'un reflet sur ses poils luisants et projetant, tache issue d'une tache,

Son ombre fabuleuse sur la terre avide d'une pluie prochaine

Et du vol incertain des papillons,

Ou peut-être une rose éclatante issue de la seule atmosphère et grandissant entre les branches de leur croissant comme un fantôme de fleur.

COMME

Come, dit l'Anglais à l'Anglais, et l'Anglais vient.

Côme, dit le chef de gare, et le voyageur qui vient dans cette ville descend du train sa valise à la main.

Come, dit l'autre, et il mange.

Comme, je dis comme et tout se métamorphose, le marbre en eau, le ciel en orange, le vin en plaine, le fil en six, le cœur en peine, la peur en seine.

Mais si l'Anglais dit as, c'est à son tour de voir le monde changer de forme à sa convenance

Et moi je ne vois plus qu'un signe unique sur une carte :

L'as de cœur si c'est en février,

L'as de carreau et l'as de trèfle, misère en Flandre,

L'as de pique aux mains des aventuriers.

Et si cela me plaît à moi de vous dire machin,

Pot à eau, mousseline et potiron.

Que l'Anglais dise machin,

Que machin dise le chef de gare,

Machin dise l'autre,

Et moi aussi.

Machin.

Et même machin chose.

Il est vrai que vous vous en foutez

Que vous ne comprenez pas la raison de ce poème.

Moi non plus d'ailleurs.

Poème, je vous demande un peu ?

Poème ? je vous demande un peu de confiture,

Encore un peu de gigot,

Encore un petit verre de vin

Pour nous mettre en train...

Poème, je ne vous demande pas l'heure qu'il est.

Poème, je ne vous demande pas si votre beau-père est poilu comme un sapeur.

Poème, je vous demande un peu...?

Poème, je ne vous demande pas l'aumône,

Je vous la fais.

Poème, je ne vous demande pas l'heure qu'il est,

Je vous la donne.

Poème, je ne vous demande pas si vous allez bien,

Cela se devine.

Poème, poème, je vous demande un peu...

Je vous demande un peu d'or pour être heureux avec celle que j'aime.

LA BOUTEILLE A LA RIVIÈRE

Derrière un mur hérissé de tessons de bouteilles,

Deviner la promeneuse est un jeu facile pour les passants.

Mais deviner qui but toutes ces bouteilles

Avant de les briser en multiples tessons,

Mais deviner qui but toutes ces bouteilles, est un jeu plus difficile.

Deviner la promeneuse est un jeu facile pour le passant.

Une ombrelle déforme son ombre, en fait une fleur,

Un bouton de sa robe tombe et se perd dans l'herbe,

Un arbre abandonné entre tous les arbres

Compte les tatouages qui vivent sur son tronc.

Mais deviner qui but toutes ces bouteilles,

Marinier feuillu, que tu jettes au fil des rivières et des canaux

Avec ce mot « je vous aime » et que le courant porte,

A travers les barques des pêcheurs et le péril des barrages et des écluses,

Devant les villas charmantes au pied des coteaux ?

Avant de les briser en multiples tessons,

La rivière y vient mirer ses poissons,

Y noue ses plantes homicides,

Et les sirènes d'eau douce, entre toutes traîtresses,

Les font sonner d'un coup de queue.

Mais deviner qui but toutes ces bouteilles est un jeu plus difficile...

Vos bouches, mariniers endormis sur les péniches

Et qui parfois roulez lentement et coulez à pic dans l'eau douce,

A fond de trou de perches et d'anguilles,

Là où les bouteilles à la rivière ne descendent pas.

Certains tessons furent roulés si longtemps

Que ceux qui les trouvèrent les crurent des diamants.

Les plus malins y gravèrent un signe magique

Car ils connaissaient le secret des talismans, pour asservir les belles

Et le sang de celles-ci coulait désormais entre deux rives.

Entre deux rives désormais coulait le sang des belles

Choisies par les graveurs de talismans.

Et les campagnes où les bestiaux regagnaient des étables sans Messie

Regardaient passer le fleuve, rouge entre les collines vertes,

Et s'étonnaient d'y voir la nuit les étoiles s'y refléter blanches.

Et le fleuve aboutissait à des caves obscures,

Et son origine le vouait à des bouches voraces,

Et voilà pourquoi, mariniers qui prenez ce liquide pour du vin,

Vous payez la dette des graveurs de talismans et l'amour de belles disparues.

Pourquoi, gavés de ce vin charnel,

Quand vous avez sombré à pic à fond de trou de perches et d'anguilles,

Les bouteilles par vous brisées en tessons

Aux rayons monotones du soleil resplendissent sur le mur

Derrière lequel il est facile de deviner la promeneuse,

Il est facile de promener la devineuse.

VERS LE PITON NOIR

Vers le piton noir, la celle-là qui a le cœur léger,

Qui a le pied léger, ma chère, qui a le pied, le cœur

Et l'œil léger.

Vers le piton noir, eh bien quoi ? vers le piton,

Vers le piton noir va la belle au cœur léger.

Va-t'en guerre, va-t'en ville, va tout,

Va tout droit devant elle.

Le doigt au gilet, le chapeau sur la nuque,

Le premier arbre dit :

« Voilà longtemps que je suis ici. »

« Voilà longtemps que je suis ici,

Les pieds croisés et l'œil mutin »

Dit le deuxième arbre.

« Voilà longtemps que je suis ici,

Dit le troisième arbre, et je m'ennuie. »

« Et je m'ennuie » dit le quatrième,

Dit le cinquième, et ainsi de suite jusqu'au cent millième.

« Alors, pourquoi rester ici ?

Bras dessus, bras dessous, chantant la marjolaine,

Allons-nous-en, allons-nous-en d'ici. »

Ils mirent leurs pieds dans beaucoup de fromages blancs,

Dans beaucoup de neige et de tartes à la crème,

Dans maintes boîtes de cirage.

Mais ce fut quand même un beau voyage

Que la croisade des cent mille arbres.

Ils allaient porter leur frondaison toute fraîche

A des déserts sans rémission, et le soleil s'étonnait

Des taches d'ombre à son gilet de sable d'or.

Et ça bardait, que je ne vous dis que ça.

C'était comique comme un fantôme de colonel.

Cela fit du bien à certaines moissons, du mal à d'autres,

De toutes façons, cela fit renchérir le pain,

Cela fit surtout renchérir le cœur de chêne

Et le bois de lit, et les violons, et les armoires

Et cela dévasta les champs de pommes de terre pis que les sangliers.

Ce n'est pas à minuit, ce n'est pas à midi,

C'est à sept heures du soir en hiver,

Que la belle au cœur léger

Rencontra sur son chemin la forêt en marche

Et la belle était nue, et les arbres aussi.

Notre bois n'est pas celui dont on fait les gibets et dont on fait les croix.

Il est du bois dont on fait les barriques et les navires,

Et peut-être aussi les cercueils,

Et certainement les pals.

La belle au cœur léger parla des capucines

Et cracha sur les capucins.

Elle évoqua le bois dont on fait les portes

Avec une serrure à la place du cœur.

Elle rigola longtemps à l'idée des chouans éventrés.

« Avec vous, portée par vous,

J'ai remonté des fleuves calmes et des fleuves tumultueux.

Parfois, nous nous arrêtions pour piller une abbaye,

Ou bien pour démolir un pont

Qui empêchait votre branchage de passer.

Nous venions, souvenez-vous-en, arbres,

D'un pays de glaces et de neiges

Et le plus bel arbre, avec ses bourgeons et ses feuilles

Y dort dans un linceul transparent

Sur un lit moelleux de feuilles des lointains automnes. »

Elle dit et se soumet

Et se livre à la forêt :

« Pénétrez-moi de vos racines aiguës

Arbres rencontrés par miracle sur ma route ! »

Et elle enlace les chênes, les bouleaux et les sapins...

CAMARADES

Papier, plie-toi, sois la rose et l'arc-en-ciel,

Sois la soie, sois là ce soir,

Sois lasse.

Une faux oubliée au flanc d'un cadavre ouvre lentement les yeux,

Se dandine un instant, secoue ses falbalas d'un autre âge et se mire au miroir de son corps,

S'indigne, s'encolère, se monte le bourrichon, se déchaîne.

Le mort lui donne une pomme de terre, une petite pomme de terre,

Fauche la pomme de terre,

Fauche la rose et l'arc-en-ciel et la soie et le soir,

Puis reprend sa place au flanc du cadavre.

Déroulant un écheveau sali par le temps et la poussière et l'eau qui suinte des vieilles murailles,

Le ciel se dissimule derrière les forêts où maintes femmes se devinent et se révèlent et se questionnent,

Dans l'ombre grasse des troncs d'arbres.

Personne ne sortira de la petite maison bariolée au haut de la colline,

En dépit d'une foule surgissant au détour de la route, drapeaux rouges claquant au vent,

En dépit même de l'appel : Camarade, Camarade, Camarade, CAMARADES !

Voici ce qu'était le paysage avant le fameux événement :

Quelques mouches volaient en bourdonnant au-dessus d'une plaie d'où l'acier coulait mieux que le sang.

Le son d'un marteau part de loin,

Il part, il vole avec son petit chapeau de paille.

Quant à la faux, les senteurs du vent lui mirent une chemise bleue et encore une chemise jaune.

Les senteurs de la rivière lui mirent une tunique de corail et une tunique d'acier.

Les senteurs des feuilles lui mirent une tunique de salpêtre et de phosphore,

Et les senteurs de la dernière heure, une crinoline de satin avec des fleurs.

Elle attendit en jouant avec son ombrelle

Que le son du marteau arrivât de loin.

Arriva en inclinant son chapeau vers elle,

Un bouquet à la main, le sourire en coin.

Ils mangèrent du poulet, burent du pommard,

Ils mangèrent des grives, burent du champagne,

Ils mangèrent des huîtres et du homard,

Et jouèrent aux dames à qui perd gagne.

Ils se battirent comme des chiffonniers

Jusqu'au moment où, satisfait de leurs blessures,

Le ciel rassuré sortit hors des halliers.

Est-ce votre sort d'être dupe des ombres ?

Vaut-il pas mieux être dupé par la chair ?

Perdre son sang par des blessures sans nombre

Et n'offrir à la mort qu'un triste festin et qu'une maigre chère ?

AUX SANS COU

Maisons sans fenêtres, sans portes, aux toits défoncés,

Portes sans serrures,

Guillotine sans couperet...

C'est à vous que je parle qui n'avez plus d'oreilles,

Plus de bouche, de nez, d'yeux, de cheveux, de cervelle,

Plus de cou.

Vous surgissez d'un pas ferme au détour de la rue qui mène à la taverne.

Vous vous attablez, vous buvez, vous buvez sec, vous buvez bien,

Et bientôt le vin circule dans vos cœurs, y amène une nouvelle vie :

« Qu'as-tu fait de ta perruque ? » dit un sans cou à un autre sans cou,

Qui se détourne sans mot dire

Et qu'on expulse, et qu'on sort et qu'on traîne et qu'on foule aux pieds.

« Et toi, qu'as-tu ? »

« Je suis celui contre lequel se dressent toutes les lois.

Celui que les partis extrêmes appellent encore un criminel.

Je suis de droit commun,

Je suis de droit commun, banal comme le four où l'on cuisait le pain de nos pères.

Je suis le rebelle de toute civilisation,

L'abject assassin, le vil suborneur de fillettes, le satyre,

Le méprisable voleur,

Je suis le traître et je suis le lâche,

Mais il faut peut-être plus de courage

Pour éteindre en soi la moralité des fables idiotes

Que pour tenir tête à l'opinion.

(Ce qui n'est déjà pas si mal comme courage.)

Je suis l'insoumis à toutes règles,

L'ennemi de tous les législateurs,

Anarchiste ? pas même.

Je suis celui sur lequel pèse l'essieu de n'importe quel code,

L'homme aux sens surhumains.

J'annonce le Moïse de demain

Et demain ce Moïse exterminera ceux qui me ressemblent,

La dupe éternelle,

Le sans cou,

Et versez-moi du vin, et choquons notre verre. »

Maintenant qu'il a fini de parler,

Je reprends la parole :

« Vous avez le bonjour,

Le bonjour de Robert Desnos, de Robert le Diable, de Robert Macaire, de Robert Houdin, de Robert Robert, de Robert mon oncle,

Et chantez avec moi, tous en chœur, allons, la petite dame à droite,

Le monsieur barbu à gauche,

Un, deux, trois :

Vous avez le bonjour,

Le bonjour de Robert Desnos, de Robert le Diable, de Robert Macaire, de Robert Houdin, de Robert Robert, de Robert mon oncle »...

J'en passe et des meilleurs.

Mes sans cou, mes chers sans cou,

Hommes nés trop tôt, éternellement trop tôt,

Hommes qui auriez trempé dans les révolutions de demain

Si le destin ne vous imposait de faire les révolutions pour en mourir,

Hommes assoiffés de trop de justice,

Hommes de la fosse commune au pied du mur des fédérés,

Malgré les balles pointillées autour du cou.

Hommes des enclos ménagés en plein cimetière,

Car on ne mélange pas les étendards avec les torchons.

On cloue ceux-ci aux hampes,

Et c'est eux qui, humiliés,

Claquent si lamentablement dans le vent de l'aube

A l'heure où le couperet en tombant

Fait résonner les échos des Santés éternelles.

MA GOSSE

« Ma gosse », dit-il, et « mon gosse », dit-elle

Et mon sang, notre cœur, notre ville, l'immense ville éperdue.

Des paveurs se sont perdus ce matin dans les champs où les bluets chantaient,

Où fleurissaient les rossignols,

Où patati et patata se tenaient à la disposition de tutti quanti.

Ce monsieur avait mal aux dents, mal aux reins, mal au nez.

La dentelle lui pendait au nez.

« Mon gosse, est-ce là notre vie, est-elle terminée ?

Elle nous paraît vide et creuse et pourtant plate et ainsi de suite,

Je sens couler ton sang sous mes mains,

Le mois d'avril n'est pas fini à la Saint-Sylvestre ! »

« Le chevalier s'empoisonne avec délice au cœur des neiges,

Y dort, y rêve, y gueule,

Et bonjour mon gosse, et bonjour ma gosse,

Et tes reins, et ton ventre et ta bouche,

Debout, fleur de pavé, fleur de nave, fleur d'oseille ! »

La nuit que je décris est une nuit de chaque vingt-quatre heures.

L'ancre descend à grand bruit dans un marécage insondable

Et tant de crasse de souvenirs, tant de crasse d'années,

Et ce sacré nom de Dieu de mois d'Avril

Qui n'est pas fini à la Saint-Sylvestre !

Janvier perd sa chemise,

Et Juillet son soulier.

Tous vieux, gâteux, honteux, miteux, la dentelle au nez

Et ce tonnerre de Dieu de mois d'Avril

Qui ne finit pas, qui ne finira jamais,

Même à la Saint-Sylvestre !

COUCOU

Tout était comme dans une image enfantine.

La lune avait un chapeau claque dont les huit reflets se répercutaient à la surface des étangs,

Un revenant dans un linceul de la meilleure coupe

Fumait un cigare à la fenêtre de son logis,

Au dernier étage d'un donjon

Où la très savante corneille disait la bonne aventure aux chats.

Il y avait l'enfant en chemise perdue dans des sentiers de neige

Pour avoir cherché dans ses souliers l'éventail de soie et les chaussures à hauts talons,

Il y avait l'incendie sur lequel, immenses,

Se détachaient les ombres des pompiers.

Mais, surtout, il y avait le voleur courant, un grand sac sur le dos,

Sur la route blanchie par la lune,

Escorté par les abois des chiens dans les villages endormis

Et le caquet des poules éveillées en sursaut.

Je ne suis pas riche, dit le fantôme en secouant la cendre de son cigare, je ne suis pas riche

Mais je parie cent francs

Qu'il ira loin s'il continue.

Vanité tout n'est que vanité, répondit la corneille.

Et ta sœur ? demandèrent les chats.

Ma sœur a de beaux bijoux et de belles araignées

Dans son château de nuit.

Une foule innombrable de serviteurs

Viennent chaque soir la porter dans son lit.

Au réveil, elle a du nanan, du chiendent, et une petite trompette

Pour souffler dedans.

La lune posa son chapeau haut de forme sur la terre.

Et cela fit une nuit épaisse

Où le revenant fondit comme un morceau de sucre dans du café.

Le voleur chercha longtemps son chemin perdu

Et finit par s'endormir

Et il ne resta plus au-delà de la terre

Qu'un ciel bleu fumée où la lune s'épongeait le front

Et l'enfant perdue qui marchait dans les étoiles.

Voici ton bel éventail

Et tes souliers de bal,

Le corset de ta grand-mère

Et du rouge pour tes lèvres.

Tu peux danser parmi les étoiles

Tu peux danser devant les belles dames

A travers les massifs de roses célestes

Dont l'une tombe chaque nuit

Pour récompenser le dormeur qui a fait le plus beau rêve.

Chausse tes souliers et lace ton corset

Mets une de ces roses à ton corsage

Et du rose à tes lèvres

Et maintenant balance ton éventail

Pour qu'il y ait encore sur la terre

Des nuits après les jours

Des jours après les nuits.

BAIGNADE

Où allez-vous avec vos tas de carottes ?

Où allez-vous, nom de Dieu ?

Avec vos têtes de veaux

Et vos cœurs à l'oseille ?

Où allez-vous ? Où allez-vous ?

Nous allons pisser dans les trèfles

Et cracher dans les sainfoins.

Où allez-vous avec vos têtes de veaux ?

Où allez-vous avec embarras ?

Le soleil est un peu liquide

Un peu liquide cette nuit.

Où allez-vous, têtes à l'oseille ?

Nous allons pisser dans les trèfles

Et cracher dans les sainfoins.

Où allez-vous ? Où allez-vous

A travers la boue et la nuit ?

Nous allons cracher dans les trèfles

Et pisser dans les sainfoins,

Avec nos airs d'andouilles

Avec nos becs-de-lièvre

Nous allons pisser dans les trèfles.

Arrêtez-vous. Je vous rejoins.

Je vous rattrape ventre à terre

Andouilles vous-mêmes et mes copains

Je vais pisser dans les trèfles

Et cracher dans les sainfoins.

Et pourquoi ne venez-vous pas ?

Je ne vais pas bien, je vais mieux.

Cœurs d'andouilles et couilles de lions !

Je vais pisser, pisser avec vous

Dans les trèfles

Et cracher dans les sainfoins.

Baisers d'après minuit vous sentez la rouille

Vous sentez le fer, vous sentez l'homme

Vous sentez ! Vous sentez la femme.

Vous sentez encore mainte autre chose :

Le porte-plume mâché à quatre ans

Quand on apprend à écrire,

Les cahiers neufs, les livres d'étrennes

Tout dorés et peints d'un rouge

Qui poisse et saigne au bout des doigts.

Baisers d'après minuit,

Baignades dans les ruisseaux froids

Comme un fil de rasoir.

IV

COMPLAINTE DE FANTOMAS1

1. Donnée en audition le 3 novembre 1933 à Radio-Paris, Radio-Luxembourg, Radio-Toulouse, Radio-Normandie, Radio-Agen, Radio-Lyon et Nice-Juan-les-Pins (musique de Kurt Weil) au cours de : « Fantômas » réalisation radiophonique de Paul Deharme.

1

Écoutez... Faites silence...

La triste énumération

De tous les forfaits sans nom,

Des tortures, des violences

Toujours impunis, hélas !

Du criminel Fantômas.

2

Lady Beltham, sa maîtresse,

Le vit tuer son mari

Car il les avait surpris

Au milieu de leurs caresses.

Il coula le paquebot

Lancaster au fond des flots.

3

Cent personnes il assassine.

Mais Juve aidé de Fandor

Va lui faire subir son sort

Enfin sur la guillotine...

Mais un acteur, très bien grimé,

A sa place est exécuté.

4

Un phare dans la tempête

Croule, et les pauvres bateaux

Font naufrage au fond de l'eau.

Mais surgissent quatre têtes :

Lady Beltham aux yeux d'or,

Fantômas, Juve et Fandor.

5

Le monstre avait une fille

Aussi jolie qu'une fleur.

La douce Hélène au grand cœur

Ne tenait pas de sa famille,

Car elle sauva Fandor

Qu'était condamné à mort.

6

En consigne d'une gare

Un colis ensanglanté !

Un escroc est arrêté !

Qu'est devenu le cadavre ?

Le cadavre est bien vivant,

C'est Fantômas, mes enfants !

7

Prisonnier dans une cloche

Sonnant un enterrement

Ainsi mourut son lieutenant.

Le sang de sa pauv' caboche

Avec saphirs et diamants

Pleuvait sur les assistants.

8

Un beau jour des fontaines

Soudain chantèr'nt à Paris.

Le monde était surpris,

Ignorant que ces sirènes

De la Concorde enfermaient

Un roi captif qui pleurait.

9

Certain secret d'importance

Allait être dit au tzar.

Fantômas, lui, le reçut car

Ayant pris sa ressemblance

Il remplaçait l'empereur

Quand Juv' l'arrêta sans peur.

10

Il fit tuer par la Toulouche,

Vieillarde aux yeux dégoûtants,

Un Anglais à grands coups de dents

Et le sang remplit sa bouche.

Puis il cacha un trésor

Dans les entrailles du mort.

11

Cette grande catastrophe

De l'autobus qui rentra

Dans la banque qu'on pilla

Dont on éventra les coffres...

Vous vous souvenez de ça ?...

Ce fut lui qui l'agença.

12

La peste en épidémie

Ravage un grand paquebot

Tout seul au milieu des flots.

Quel spectacle de folie !

Agonies et morts hélas !

Qui a fait ça ? Fantômas.

13

Il tua un cocher de fiacre.

Au siège il le ficela

Et roulant cahin-caha,

Malgré les clients qui sacrent,

Il ne s'arrêtait jamais

L'fiacre qu'un mort conduisait.

14

Méfiez-vous des roses noires,

Il en sort une langueur

Épuisante et l'on en meurt.

C'est une bien sombre histoire

Encore un triste forfait

De Fantômas en effet !

15

Il assassina la mère

De l'héroïque Fandor.

Quelle injustice du sort,

Douleur poignante et amère...

Il n'avait donc pas de cœur,

Cet infâme malfaiteur !

16

Du Dôme des Invalides

On volait l'or chaque nuit.

Qui c'était ? mais c'était lui,

L'auteur de ce plan cupide.

User aussi mal son temps

Quand on est intelligent !

17

A la Reine de Hollande

Même, il osa s'attaquer.

Juve le fit prisonnier

Ainsi que toute sa bande.

Mais il échappa pourtant

A un juste châtiment.

18

Pour effacer sa trace

Il se fit tailler des gants

Dans la peau d'un trophée sanglant,

Dans d'la peau de mains d'cadavre

Et c'était ce mort qu'accusaient

Les empreintes qu'on trouvait.

19

A Valmondois un fantôme

Sur la rivière marchait.

En vain Juve le cherchait.

Effrayant vieillards et mômes,

C'était Fantômas qui fuyait

Après l'coup qu'il avait fait.

20

La police d'Angleterre

Par lui fut mystifiée.

Mais, à la fin, arrêté,

Fut pendu et mis en terre.

Devinez ce qui arriva :

Le bandit en réchappa.

21

Dans la nuit sinistre et sombre,

A travers la Tour Eiffel,

Juv' poursuit le criminel.

En vain guette-t-il son ombre.

Faisant un suprême effort

Fantômas échappe encor.

22

D'vant le casino d'Monte-Carlo

Un cuirassé évoluait.

Son commandant qui perdait

Voulait bombarder la rade.

Fantômas, c'est évident,

Était donc ce commandant.

23

Dans la mer un bateau sombre

Avec Fantômas à bord,

Hélène Juve et Fandor

Et des passagers sans nombre.

On ne sait s'ils sont tous morts,

Nul n'a retrouvé leurs corps.

24

Ceux de sa bande, Beaumôme,

Bec de Gaz et le Bedeau,

Le rempart du Montparno,

Ont lait trembler, Paris, Rome

Et Londres par leurs exploits.

Se sont-ils soumis aux lois ?

25

Pour ceux du peuple et du monde,

J'ai écrit cette chanson

Sur Fantômas, dont le nom

Fait tout trembler à la ronde.

Maintenant, vivez longtemps,

Je le souhaite en partant.

FINAL

Allongeant son ombre immense

Sur le monde et sur Paris,

Quel est ce spectre aux yeux gris

Qui surgit dans le silence ?

Fantômas, serait-ce toi

Qui te dresses sur les toits ?

V

LES PORTES BATTANTES

(1936)

AU BOUT DU MONDE

Ça gueule dans la rue noire au bout de laquelle l'eau du fleuve frémit contre les berges.

Ce mégot jeté d'une fenêtre fait une étoile.

Ça gueule encore dans la rue noire.

Ah ! vos gueules !

Nuit pesante, nuit irrespirable.

Un cri s'approche de nous, presque à nous toucher,

Mais il expire juste au moment de nous atteindre.

Quelque part, dans le monde, au pied d'un talus,

Un déserteur parlemente avec des sentinelles qui ne comprennent pas son langage.

LES HOMMES SUR LA TERRE

Nous étions quatre autour d'une table

Buvant du vin rouge et chantant

Quand nous en avions envie.

Une giroflée flétrie dans un jardin à l'abandon

Le souvenir d'une robe au détour d'une allée

Une persienne battant la façade.

Le premier dit : « Le monde est vaste et le vin est bon

Vaste est mon cœur et bon mon sang

Pourquoi mes mains et mon cœur sont-ils vides ? »

Un soir d'été le chant des rameurs sur une rivière

Le reflet des grands peupliers

Et la sirène d'un remorqueur demandant l'écluse.

Le second dit : « J'ai rencontré une fontaine

L'eau était fraîche et parfumée

Je ne sais plus où elle est et tous quatre nous mourrons. »

Que les ruisseaux sont beaux dans les villes

Par un matin d'avril

Quand ils charrient des arcs-en-ciel.

Le troisième dit : « Nous sommes nés depuis peu

Et déjà nous avons pas mal de souvenirs

Mais je veux les oublier. »

Un escalier plein d'ombre

Une porte mal fermée

Une femme surprise nue.

Le quatrième dit : « Quels souvenirs ?

Cet instant est un bivouac

O mes amis nous allons nous séparer. »

La nuit tombe sur un carrefour

La première lumière dans la campagne

L'odeur des herbes qui brûlent.

Nous nous quittâmes tous les quatre

Lequel étais-je et qu'ai-je dit ?

C'était un jour du temps passé.

La croupe luisante d'un cheval

Le cri d'un oiseau dans la nuit

Le clapotis des fleuves sous les ponts.

L'un des quatre est mort

Deux autres ne valent guère mieux

Mais je suis bien vivant et je crois que c'est pour longtemps.

Les collines couvertes de thym

La vieille cour moussue

L'ancienne rue qui conduisait aux forêts.

O vie, ô hommes, amitiés renaissantes

Et tout le sang du monde circulant dans des veines

Dans des veines différentes mais des veines d'hommes, d'hommes sur la terre.

QUARTIER SAINT-MERRI

Au coin de la rue de la Verrerie

Et de la rue Saint-Martin

Il y a un marchand de mélasse.

Un jour d'avril, sur le trottoir

Un cardeur de matelas

Glissa, tomba, éventra l'oreiller qu'il portait.

Cela fit voler des plumes

Plus haut que le clocher de Saint-Merri.

Quelques-unes se collèrent aux barils de mélasse.

Je suis repassé un soir par là,

Un soir d'avril,

Un ivrogne dormait dans le ruisseau.

La même fenêtre était éclairée.

Du côté de la rue des Juges-Consuls

Chantaient des gamins.

Là, devant cette porte, je m'arrête.

C'est de là qu'elle partit.

Sa mère échevelée hurlait à la fenêtre.

 

Treize ans, à peine vêtue,

Des yeux flambant sous des cils noirs,

Les membres grêles.

En vain le père se leva-t-il

Et vint à pas pesants,

Traînant ses savates,

Attester de son malheur

Le ciel pluvieux.

En vain, elle courait à travers les rues.

Elle s'arrêta un instant rue des Lombards

A l'endroit exact où, par la suite,

Passa le joueur de flûte d'Apollinaire.

Du cloître Saint-Merri naissaient des rumeurs.

Le sang coulait dans les ruisseaux,

Prémice du printemps et des futures lunaisons.

L'horloge de la Gerbe d'Or

Répondait aux autres horloges,

Au bruit des attelages roulant vers les Halles.

La fillette à demi nue

Rencontra un pharmacien

Qui baissait sa devanture de fer.

Les lueurs jaune et verte des globes

Brillaient dans ses yeux,

Les moustaches humides pendaient.

– Que fais-tu, la gosse, à cette heure, dans la rue ?

Il est minuit,

Va te coucher.

 

– Dans mon jeune temps, j'aimais traîner la nuit,

J'aimais rêver sur des livres, la nuit.

Où sont les nuits de mon jeune temps ?

– Le travail et l'effort de vivre

M'ont rendu le sommeil délicieux.

C'est d'un autre amour que j'aime la nuit.

Un peu plus loin, au long d'un pont

Un régiment passait

Pesamment.

Mais la petite fille écoutait le pharmacien.

Liabeuf ou son fantôme maudissait les menteurs

Du côté de la rue Aubry-le-Boucher.

– Va te coucher petite,

Les horloges sonnent minuit,

Ce n'est ni l'heure ni l'âge de courir les rues.

L'eau clapotait contre un ponton

Trois vieillards parlaient sous le pont

L'un disait oui et l'autre non.

– Oui le temps est court, non le temps est long...

– Le temps n'existe pas, dit le troisième.

Alors parut la petite fille.

En sifflotant le pharmacien

S'éloignait dans la rue Saint-Martin

Et son ombre grandissait.

– Bonjour petite, dit l'un des vieux

– Bonsoir, dirent les deux autres

– Vous sentez mauvais, dit la petite.

 

Le régiment s'éloignait dans la rue Saint-Jacques,

Une femme criait sur le quai,

Sur la berge un oiseau blessé sautillait.

– Vous sentez mauvais, dit la petite

– Nous sentirons tous mauvais, dit le premier vieillard

Quand nous serons morts.

– Vous êtes morts déjà, dit la petite

Puisque vous sentez mauvais !

Moi seule ne mourrai jamais.

On entendit un bruit de vitre brisée.

Presque aussitôt retentit

La trompe grave des pompiers.

Des lueurs se reflétaient dans la Seine.

On entendit courir des hommes,

Puis ce fut le bruit de la foule.

Les pompes rythmaient la nuit,

Des rires se mêlaient aux cris,

Un manège de chevaux de bois se mit à fonctionner.

Chevaux de bois ou cochons dorés

Oubliés sur le parvis

Depuis la dernière fête.

Charlemagne rougeoyait,

Impassibles les heures sonnaient,

Un malade agonisait à l'Hôtel-Dieu.

L'ombre du pharmacien

Qui s'éloignait vers Saint-Martin-des-Champs

Épaississait la nuit.

 

Les soldats chantaient déjà sur la route :

Des paysans pour les voir

Collaient aux fenêtres leurs faces grises.

La petite fille remontait l'escalier

Qui mène de la berge au quai.

Une péniche fantôme passait sous le pont.

Les trois vieillards se préparaient à dormir

Dans les courants d'air au bruit de l'eau.

L'incendie éventrait ses dernières barriques.

Les poissons morts au fil de l'eau,

Flèches dans la cible des ponts,

Passaient avec des reflets.

Tintamarre de voitures

Chants d'oiseaux

Son de cloche

– Ho ! petite fille

Ta robe tombe en lambeaux

On voit ta peau.

– Où vas-tu petite fille ?

– C'est encore toi le pharmacien

Avec tes yeux ! ronds comme des billes !

Détraqué comme une vieille montre,

Là-bas, sur le parvis Notre-Dame

Le manège hennissait sa musique.

Des chevaux raides se cabraient aux carrefours.

Hideusement nus,

Les trois vieillards s'avançaient dans la rue.

 

Au coin des rues Saint-Martin et de la Verrerie

Une plume flottait à ras du trottoir

Avec de vieux papiers chassés par le vent.

Un chant d'oiseau s'éleva square des Innocents.

Un autre retentit à la Tour Saint-Jacques.

Il y eut un long cri rue Saint-Bon

Et l'étrange nuit s'effilocha sur Paris.

SUR SOI-MÊME

Fer anémone drap.

Fer de lance perce l'anémone qui saigne sur le drap.

Fer teinté du sang des anémones blancheur des draps.

Un fer au cœur une anémone à la blessure un drap pour linceul.

Fer anémone drap.

Et ce drap rougi d'un sang d'anémone flotte à la hampe du fer

Et le drap essuie le fer qui trancha l'anémone.

Jette l'anémone flétrie !

Restent le fer et le drap.

Jette le fer rouillé !

Reste le drap.

Reste le drap qui pourrira plus longtemps que le cadavre qu'il enveloppe.

Reste le drap qui ne laissera pas de squelette.

Jette le drap !

Reprends le fer !

Cueille l'anémone !

La chair autour du fer de ton squelette :

Ton corps

Drapeau rouge replié.

L'ÉVADÉ

Vieux cheval de retour remâchant son avoine,

Fourrage salé des « C'était à telle date »,

Aujourd'hui voyageur guetté à chaque douane,

Épuisé et vaincu, capot, échec et mat,

 

Il rêvait les yeux clos au coin de la portière,

Tandis qu'au long des rails se couchaient les forêts,

Tandis que les sillons tracés droits dans la terre,

Comme une roue immense rayonnaient.

 

Quand il ouvrit les yeux au sifflet déchirant,

Ni le ciel ni la plaine où naissaient des villages

Plus desséchés que la morue ou le hareng,

Par le feu du soleil marqués comme un pelage,

 

Salés, rôtis, flambés, assaillis de poussière,

Absorbés par le sol, rongés par les abcès

De la pierre et du chaume et les griffes du lierre,

Fantômes de maisons aux relents de décès,

 

Ni le ciel ni la plaine où naissaient des villages

Ne rappelaient ses souvenirs. Déjà ce ciel

N'était plus que le ciel à l'absurde visage,

Identique en tout lieu, ranci comme le miel.

 

Regarde ! mais regarde ! au coin de cette borne

La même capucine a fleuri ce matin.

Regarde la fermière en bonnet à deux cornes

Étendre sa lessive aux buissons du jardin.

Regarde ! mais regarde ! et respire ! L'odeur

Est la même qu'au soir d'un semblable voyage,

Aux vitres des wagons c'est la même vapeur

Et c'est dans le filet d'identiques bagages.

Mais, quoi, tu poursuivais ta route en sens contraire

Suffit-il de si peu pour changer un pays ?

Tu fuyais la prison aux geôles solitaires

Et les réveils, la nuit, de désirs assaillis,

Le pas des surveillants, les chansons dans la nuit

Que chantent les captifs écœurés de silence,

La cour de promenade où, main douce, la suie

Se posait sur la bouche ouverte aux confidences,

La gamelle et le pain, la cruche d'eau, la chiotte,

Nain roteur ouvrant l'œil humide, salement,

Et les livres souillés de réflexions idiotes,

Les graffiti gonflant les murs comme un ferment,

La rouille des verrous, les escaliers sonores,

Sentant l'eau de Javel, l'urine et le crésyl,

Le furtif balayage au long des corridors

Et les crachats mêlés de sanie et de bile...

Mais lui, loin des signaux fleuris le long des voies,

Parcourait une plage où se brisait la mer :

C'était à l'aube de la vie et de la joie.

Un orage, au lointain, astiquait ses éclairs.

 

Mais après l'aiguillage et la garde-barrière

Apparut la banlieue au pied de la colline,

Son gazon charbonneux mêlé de mâchefer

Et la prison bâtie derrière les usines.

Il se souvient : quand il passa, la porte close

Était baignée par le reflet du ciel dans le ruisseau,

Un molosse aboyait, et pour faire une pause

Dans l'ombre il s'appuya contre l'un des vantaux.

L'odeur de chèvrefeuille et de terre mouillée

Montait dans la nuit blanche et de grands papillons

Tournaient autour des réverbères surannés.

Son ventre palpitait au souffle des sillons.

Et les sillons qui rayonnaient autour du train

Avaient porté, blessure ouverte, leurs moissons,

De robustes valets avaient battu le grain,

Les almanachs avaient usé trente saisons.

Mais ces wagons, filant au milieu des campagnes,

Que signale aux geôliers un panache éclatant,

Nul ne peut deviner qu'en rupture de bagne

Y rêve un évadé cherché depuis sept ans.

Tu revois la prison, c'est le château sans âge.

Ton voisin te regarde et ne soupçonne pas

Qu'en ton cœur est inscrit ce banal paysage,

Exactement, comme à la règle et au compas.

Écoute la chanson qui naît dans ta mémoire.

Le soleil y rayonne et la rose y fleurit.

Tu es gai, tu souris, c'est une bonne histoire

Dont s'illumine la prison et ses murs gris.

 

Le train s'éloigne. Aux camarades prisonniers

Tu donnes un adieu et l'air que tu respires

Te gonfle les poumons d'un souffle ardent et ton empire

C'est la terre tout entière avec ses mers et ses palmiers,

Avec ses forêts et ses lacs et ses fleuves au cours pacifique

Et ses villes dressées malgré de nombreux avatars,

La guerre, l'incendie et les secousses sismiques,

Par les hommes, par les hommes et leur art.

Va, poursuis ton chemin, il n'est plus de frontières,

Plus de douanes, plus de gendarmes, plus de prisons.

Tu es libre et tu ris et tu parcours la terre

Et tu passes, devant les détectives, sans un frisson.

Liberté retrouvée, ah ! joie ! ah ! rire aux anges !

J'écoute la chanson des oiseaux, près du lac, dans la forêt,

Je sens mon sang,

Je devine tous les secrets,

J'affronte tous les baisers.

Saveur de l'air, saveur de mon sang dans mes veines,

Saveur de ma salive et de ma propre chair...

Les cailloux seront plus doux que la laine

Pour y dormir, tandis que l'étoile polaire

Montera sur l'horizon dans le bruit des échos

Des villes, des campagnes et de toute la terre,

Dans le battement des ailes des oiseaux

Et celui des portes des maisons pénitentiaires.

Je vous offre, camarades encore emprisonnés,

Un peu de ma liberté et de ma force,

Le ciel s'éteint, les heures vont sonner...

L'itinéraire, je le grave sur les arbres, dans l'écorce

En entailles profondes que le printemps fera saigner,

 

Afin que vous trouviez facilement le chemin

Qui ramène à la vie sans embûches,

Aux rivières fraîches pour le bain,

Aux jardins frémissant de fontaines et de ruches.

10 JUIN 1936

Au détour du chemin,

Il étendit la main,

Devant le beau matin.

Le ciel était si clair

Que les nuages dans l'air

Ressemblaient à l'écume de la mer.

Et la fleur des pommiers

Blanchissait dans les prés

Où séchait le linge lavé.

La source qui chantait,

Chantait la vie qui passait

Au long des prés, au long des haies.

Et la forêt à l'horizon,

Où verdissait le gazon,

Comme une cloche était pleine de sons.

La vie était si belle,

Elle entrait si bien dans ses prunelles

Dans son cœur et dans ses oreilles,

 

Qu'il éclata de rire :

Il rit au monde et aux soupirs

Du vent dans les arbres en fleur.

Il rit à l'odeur de la terre,

Il rit au linge des lavandières,

Il rit aux nuages passant dans l'air.

Comme il riait en haut de la colline,

Parut la fille de belle mine

Qui venait de la maison voisine.

Et la fille rit aussi

Et quand son rire s'évanouit

Les oiseaux chantaient à nouveau.

Elle rit de le voir rire

Et les colombes qui se mirent

Dans le bassin aux calmes eaux

Écoutèrent son rire

Dans l'air s'évanouir.

Jamais plus ils ne se revirent.

Elle passa souvent sur le chemin

Où l'homme tendit la main

A la lumière du matin.

Maintes fois il se souvint d'elle

Et sa mémoire trop fidèle

Se reflétait dans ses prunelles.

Maintes fois elle se souvint de lui

Et dans l'eau profonde du puits

C'est son visage qu'elle revit.

 

Les ans passèrent un à un

En pâlissant comme au matin

Les cartes qu'un joueur tient dans sa main.

Tous deux pourrissent dans la terre,

Mordus par les vers sincères.

La terre emplit leur bouche pour les faire taire.

Peut-être s'appelleraient-ils dans la nuit,

Si la mort n'avait horreur du bruit :

Le chemin reste et le temps fuit.

Mais chaque jour le beau matin

Comme un œuf tombe dans la main

Du passant sur le chemin.

Chaque jour le ciel est si clair

Que les nuages dans l'air

Sont comme l'écume sur la mer.

Morts ! Épaves sombrées dans la terre,

Nous ignorons vos misères

Chantées par les solitaires.

Nous nageons, nous vivons,

Dans l'air pur de chaque saison.

La vie est belle et l'air est bon.

LES SOURCES DE LA NUIT

Les sources de la nuit sont baignées de lumière.

C'est un fleuve où constamment

boivent des chevaux et des juments de pierre

en hennissant.

 

Tant de siècles de dur labeur

aboutiront-ils enfin à la fatigue qui amollit les pierres ?

Tant de larmes, tant de sueur,

justifieront-ils le sommeil sur la digue ?

 

Sur la digue où vient se briser

le fleuve qui va vers la nuit,

où le rêve abolit la pensée.

C'est une étoile qui nous suit.

 

A rebrousse-poil, à rebrousse-chemin,

Étoile, suivez-nous, docile,

et venez manger dans notre main,

Maîtresse enfin de son destin

et de quatre éléments hostiles.

IL ÉTAIT UNE FEUILLE

Il était une feuille avec ses lignes

Ligne de vie

Ligne de chance

Ligne de cœur

Il était une branche au bout de la feuille

Ligne fourchue signe de vie

Signe de chance

Signe de cœur

Il était un arbre au bout de la branche

Un arbre digne de vie

Digne de chance

Digne de cœur

Cœur gravé, percé, transpercé,

Un arbre que nul jamais ne vit.

Il était des racines au bout de l'arbre

Racines vignes de vie

Vignes de chance

Vignes de cœur

Au bout des racines il était la terre

La terre tout court

La terre toute ronde

La terre toute seule au travers du ciel

La terre.

VI

LE SATYRE

« Enfin sortir de la nuit,

Sortir de la boue.

Ho ! Comme elles tiennent aux pieds et aux membres

La nuit et la boue !

Ce chemin me conduira aux rivières claires où l'on se baigne entre deux rives de gazon.

Rivières ombragées par les arbres,

Effleurées par l'aile des oiseaux,

Eau pure, eau pure, vous me lavez.

Je m'abandonnerai à ton courant dans lequel naviguent les feuilles encore vertes que le vent fit tomber.

Eau pure qui lave sans arrêt les images reflétées.

Eau pure qui frissonne sous le vent,

Je me baignerai et je laisserai le reflet de moi-même en toi-même, eau pure !

Tu le laveras, ce reflet où je ne veux me reconnaître,

Ou bien emporte-le, loin,

Jusqu'aux océans qui le dissoudront comme du sel.

Que tombent le veston, le col et la cravate, uniforme abominable de la vie grise que je mène.

Que jaillissent les pieds, hors des lourds souliers.

Que glissent le long des jambes, les jambes du pantalon.

Que le tissu me frôle.

Ah ! la fraîcheur du vent, la chemise soudain jaillie

Comme le sperme ou la mousse du champagne.

Et cet éclat de ma chair entrevue nue sous un rayon du soleil.

Le poil se hérisse, semblable au gazon

Où fleurit, énorme, la fleur du sexe et l'ombre des cuisses.

L'arrivée de l'air dans les corridors sombres et puants de la chair,

Les fesses dévoilées, lumineuses, comme un corps de nymphe...

Corps flétri, boutonneux, à la chair grise comme ma vie.

Et là, dans la gorge, un désir de bergère et de princesse isolées qui naît et remonte comme une nausée.

J'avais jadis des fleurs dans les mains,

J'avais dans la bouche le suc des fleurs et des herbes et la sève des arbres et le sable des plages et même la terre mouillée des marais,

Une délicieuse amertume à laquelle le vent ajoutait la sienne, emplissait ma bouche.

Mon corps était couvert de pollen.

Je sentais le pré, la rivière, et les forêts à fougères et à champignons.

Je marchais dans la terre

Jusqu'aux genoux, jusqu'au sexe, jusqu'au nombril, jusqu'à la bouche et aux yeux.

Mais quoi ? Seul ici sous ces ombrages...

Ma solitude se peuple des fantômes et des créatures de ma sexualité.

Quelle foule ! Quelle cohue !... »

Ainsi parle le satyre.

Déjà ses bretelles pendent ignoblement.

Ainsi parle le satyre.

Est-ce bien lui-même, ou se confond-il parmi la multitude de personnages qui l'environnent ?

Mais d'abord son décor :

Le mur lyrique aux inscriptions amoureuses,

Le mur contre lequel il colle au crépuscule, comme une affiche, son ombre.

Le mur suintant d'urines de chien et d'homme,

Le mur dont il se détourne,

Comme surpris,

Le mur où, fusillées par d'invisibles fusils, les images de lui-même se superposent, s'agglomèrent et puent.

Et puis la pissotière faiblement éclairée

Aux vitraux multicolores,

Pleine du chant des fontaines,

Odorante, fendue comme une casemate

Ouverte uniquement sur la rue bruyante.

Et puis la forêt...

Semée de champignons obscènes,

Fleurie de fleurs charnues,

Sentant mille odeurs de crime, de trahison, de honte et de mystère.

Au pied d'un arbre, un soir, quand les cloches tintent dans la plaine,

Un désespéré se suicide.

Dans l'ombre d'un buisson deux amants se pénètrent.

Au fil d'un ruisseau, la feuille morte et l'herbe arrachée naviguent.

Dans la boue se marque l'empreinte des pattes d'oiseaux.

Au tronc des chênes, les initiales gravées cessent de signifier quelque chose, année par année.

La noisette mûrit sous les feuilles,

Le bruit dans les terriers.

La morille et la girolle naissent, sentent et pourrissent.

Et toi enfin, satyre,

Guettant le phare des autos,

La nuit,

Pour te débrailler sur le bord de la route

Ou te faire surprendre

Dans une pose de fange

Au détour d'un sentier.

Ah ! que brament les cerfs dans les vallons...

Entendre dans ton crâne

Le dernier bruit du monde,

Le retentissement du coup de fusil d'un chasseur maladroit

Qui jette sa poudre aux moineaux.

Des prêtres déguenillés ont jeté ici leur froc aux orties

Et tu reconnais soudain le sale frisson des confessions,

Le murmure des péchés inventés,

Et l'abîme qui sépare tes rêves déchaînés

Du ventre large ouvert à coups de couteau

Où tu fouillerais l'amas gluant des intestins.

Mais non !

Le satyre rêve et se roule dans le fumier doré de son imagination.

Son élan, son sexe et son désir

Retombent avant le but.

Croupe souillée,

Dénoncée par la lâcheté même de sa chair,

Le satyre disparaît

Fond

Fuit

S'évanouit.

Et il ne reste

Perdue dans un champ de moineaux

Qu'une défroque d'épouvantail châtré,

Vidée comme un lapin,

Gonflée d'un vent qui vient de loin,

Qui vient d'ailleurs,

Comme le rêve d'amour et la pensée,

Gonflée d'un vent qui vient de loin,

Après avoir séché les draps maculés par l'amour,

Ensemencé d'herbe et de fleurs étranges

Les dépotoirs et les tas d'ordures.

Un épouvantail gonflé de vent et qui ne fait même plus peur aux oiseaux et aux enfants.

Puéril comme le jeu de billes,

Puéril comme l'univers secret de tout homme,

Puéril comme la guerre,

Et sanglant et cruel comme la guerre,

Et boueux et honteux comme l'univers secret de tout homme,

Et absurde et logique comme le jeu de billes,

C'est le satyre qui s'approche dans l'ombre

Et violente, superpose et foule

Ses rêves tumultueux.

VII

L'HOMME QUI A PERDU SON OMBRE

– Où l'ai-je laissée ? dans quelle cave ? dans quel puits ?

A quel carrefour du jour et de la nuit ?

Dans quelle caverne dans quelle cheminée de fumée et de suie ?

– Tu marchais peut-être dans les marais

Au crépuscule ou bien parmi tes effets,

Défroque, uniforme aux galons défaits,

(Quel souvenir de jugement et de dégradation !)

Tu l'accrochas par distraction.

– Mais pourquoi cela le gêne-t-il ?

L'ombre me paraît tellement inutile.

Il n'y a pas de quoi se faire de bile.

– J'essaie de me souvenir

Mais je n'en ai ni la puissance ni peut-être le désir.

– Cherche au fond des rivières

Où tu mirais encore hier

Ton visage qui est ce que tu possèdes de plus cher.

– Quoi ? Ni cœur ni sexe ni diamant

Ni l'ivresse du vin et celle des amants

Ne lui paraissent plus précieux et plus charmants.

– Non, ce qui m'est le plus cher c'est mon ombre

Qui m'accompagnait sans encombre

Dans les rues bien pavées et les décombres.

– Comme un chien tenu en laisse

Ton ombre pleine de paresse

Était lourde sans qu'il y paraisse.

– Mon ombre était la caverne

Où, comme un œil dans son cerne,

Taureau de feu vendangeur, sanglante hydre de Lerne

Guettaient les rêves taciturnes araignées des citernes

– Eh bien ? Si tu perdis la tienne

Envolée par la fente des persiennes

Sur un chemin de poussières aériennes,

Prends-en une autre sans honte ni gêne.

– Voilà qu'il sort son couteau

Et qu'il coupe comme un gâteau

L'ombre immense d'un château.

– De ton ombre s'envolent des ombres

Et ton corps lui-même sombre,

Ombre parmi les ombres, nombre parmi les nombres.

– Je traîne après moi maintes forteresses

Maints paysages de détresses

Et le regret de ma jeunesse.

 

– Il abomine le soleil et la lune

Et il recherche sa fortune

Dans l'eau putride des lagunes.

– Voilà qu'il jette aux orties

Lundi mardi mercredi jeudi

Vendredi samedi.

– Aujourd'hui c'est Dimanche

C'est le soleil perçant les branches

C'est le muguet c'est la pervenche.

C'est l'oubli des vieux chagrins

Au chapelet le dernier grain

C'est le cheval sans mors ni frein.

Ainsi que sur une image

Mon corps se dresse sur les nuages

Sans ombre et sans âge.

Le vieux tombeau de nos ancêtres

La flamme aux lueurs de salpêtre

Autour de mes membres s'enchevêtre.

Le vieux tombeau de mes pères

Le vieux tombeau c'est la terre

C'est la mer et c'est l'air.

– Ton ombre tombe en ruine

Et tout ton corps se déracine

A l'envers et tombe dans les mines.

– Qu'il disparaisse à jamais

Celui que nulle ombre ne suivait,

Celui qui fut l'homme imparfait.

Car il faut à l'homme son ombre

Au comptable il faut le nombre

Au château les décombres.

– Je renais, baigné de lumière,

Je renais vivant sur la terre

Plus féconde et plus prospère.

Mon ombre n'appartient pas au soleil

Et la nuit pendant mon sommeil

Mon ombre est là sur moi qui veille.

Lasse de suivre les contours

De mon corps pendant le jour

Et de traîner sur terre toujours

Mon ombre enfin sort des limites

Mon ombre enfin sort de son gîte

Et va où son désir l'invite.

Mon ombre se confond avec la nuit

Avec le charbon et la suie

Et fume parce que je vis

Mon ombre envahit la moitié du monde

Et flotte avec les vents et les ondes

Avec les fleuves et la mer qui gronde.

– Son ombre est-elle douée de parole ?

Elle l'injurie et le console

Et joue pour lui les plus beaux rôles.

– Ton ombre elle est galonnée

Mais elle a mis un faux nez

Et chante un refrain suranné.

– A la croisée des chemins

Ton ombre t'a fait de la main

Un adieu jusqu'à demain.

– Jusqu'à toujours elle est partie

Pour fonder parmi les orties

Dans tes rêves une dynastie.

– Il la retrouvera quand l'heure

Sonnera où sans couleur

Le corps qui meurt perd sa chaleur.

– Mon ombre elle est là dans ma tête

Bien enfoncée dans sa cachette

Mon ombre est sourde aveugle et muette.

– Je suis ton ombre du matin

Celle du jour à son déclin

Et de midi sur les jardins.

– Elle est aussi l'ombre de nuit

C'est elle qui tourne et le suit

Quand le réverbère s'allume et luit.

– Je suis environné d'ombres

Car il est l'ombre de son ombre

Un nombre parmi les nombres.

– Le sang circule dans mes veines,

Je m'incarne et, pleins d'oxygène,

Mes poumons respirent sans peine.

Je m'en vais parmi les vivants

Je marche vers la lumière

Et mon ombre n'est pas derrière :

Comme il se doit elle est devant.

– J'entendais jadis une voix

Elle se tait et dans les bois

L'écho lui-même se tient coi.

– Tu te dissous et moi aussi

Et notre mort sans autopsie

Ne laissera pas trace ici.

– J'entends l'orchestre de la fête

Les chants et les cris du travail.

Aucun obstacle ne m'arrête

Libre et vivant dans ma conquête

Car les muses sont illusoires

Dont le cœur reste silencieux.

Ce n'est pas dans les ciboires

Que le vin se boit le mieux.

La vie est au cœur de la vie,

Le sang qui chante sous la chair

Dessine la géographie

Du corps, du monde et du mystère,

Rapport de l'astre et de la terre,

Rassurant témoignage, aimable compagnon,

Ombre flexible et jamais solitaire

C'est dans tes plis que nous dormirons.

VIII

BACCHUS ET APOLLON

Marchant ensemble, en compagnons

Voici Bacchus et Apollon,

Le temps est court, l'espace est long.

Frères ennemis,

Qu'il fasse jour, qu'il fasse nuit,

Une seule ombre vous précède et vous suit.

Pivot d'une horloge indéchiffrable

Votre couple marche sur le sable :

Beaux enfants de la Fable.

Je vous suis à travers les forêts,

Je vous suis à travers les marais,

A travers tout ce qui est.

Je vous suis jusqu'à la clairière

Où jaillit l'eau dans la lumière...

Nécessaires à la terre.

Alors vous avez lutté

Et vous voilà ensanglantés,

Le ventre ouvert, les yeux crevés.

Bataille semblable à l'amour,

Étreinte féconde du jour

Avec la nuit qui revient toujours.

Que s'enfle votre ventre

De larves et de vers qui entrent

Vers votre cœur et votre centre.

Mettez bas comme des femelles,

Après votre lutte fraternelle

La mort vous donnera des ailes.

Bacchus et Apollon,

Sales geôliers de nos prisons,

Cadavres dont nous périssons,

Couple infâme et semblable à l'homme

Qui n'a jamais connu, en somme,

Qu'un seul aspect des choses qu'il nomme.

Ah ! voir se dérouler ensemble

La nuit calme et le jour qui tremble,

Le crépuscule et l'aube et minuit et midi.

Qui sortira de vos entrailles

Sera le bâtard de vos funérailles,

De vos mensonges et de vos épousailles.

Ce sera de nouveau la sirène

Avec son diadème de reine

Et ses chants doux comme la laine.

Chaque matin le soleil se lève

L'ombre se dissout dans l'ombre

L'homme réfléchit l'homme.

POSTFACE

 

DE

 

FORTUNES

Fortunes, qui rassemble les poèmes d'une période de dix ans (les plus récents sont vieux de cinq), me donne l'impression d'enterrer ma vie de poète.

Mais, en revanche, à la faveur de l'éloignement, je puis porter sur ces vers un libre jugement. Je ne méconnais point ce qui a vieilli dans les deux premiers poèmes.