J'y délimite les déserts qui séparent des passages d'une inspiration plus ardente. Mais, si une image a jamais excusé un défaut, je les comparerai à ces espaces vides où le vent se repose, où les oiseaux grands voiliers suspendent leur course. Une certaine impudeur me gêne encore dans ces textes dont l'architecture tend au grandiose mais se dégage mal d'un brouillard verbal. Une de mes ambitions, en effet, est moins de faire maintenant de la poésie, rien n'est moins rare, que des poèmes dont mes camarades et moi, vers 1920. nous niions la réalité, admettant alors que, de la naissance à la mort, un grand poème s'élaborait dans le subconscient du poète qui ne pouvait en révéler que des fragments arbitraires. Je pense aujourd'hui que l'art (ou si l'on veut la magie), qui permet de coordonner l'inspiration, le langage et l'imagination, offre à l'écrivain un plan supérieur d'activité. Ai-je réussi ? Je pense que oui en ce qui concerne l'Évadé, Baignade, Coucou, la Ville de Don Juan, 10 Juin 1936. J'ai des doutes en ce qui concerne le reste du recueil. Je note pourtant des progrès dans la recherche d'un langage poétique, à la fois populaire et exact, et des trouvailles, particulièrement dans des fins de poèmes qui restent comme suspendus (et non pas inachevés). C'est cette recherche d'un langage familier et lyrique qui devait m'amener à reprendre les lieux communs, les thèmes en apparence usés. J'aurais joint à ce recueil, si je l'avais retrouvé, le texte de la Cantate pour l'Inauguration du Musée de l'Homme, dont Darius Milhaud composa la partition. Elle était une étape, entre la Complainte de Fantômas et l'Homme qui a perdu son ombre, vers le but auquel je tends : l'opéra considéré comme la plus parfaite expression possible du lyrisme et du drame.

Je signale encore ma tendance, sinon ma manie, aux « moralités ». Elle est apparente dans presque tous les poèmes de Fortunes et sans doute se manifeste aux dépens de la poésie.

Que ferai-je à l'avenir ? Si tous les projets ne se mesuraient à longueur de la vie, je voudrais reprendre des études mathématiques et physiques délaissées depuis un quart de siècle, rapprendre cette belle langue. J'aurais alors l'ambition de faire de la « Poétique » un chapitre des mathématiques. Projet démesuré certes, mais dont la réussite ne porterait préjudice ni à l'inspiration, ni à l'intuition, ni à la sensualité. La Poésie n'est-elle pas aussi science des nombres ?

 

CHOIX

TROIS POTS DE FLEURS

C'est l'histoire de trois pots de fleurs à une fenêtre à laquelle les ombres de minuit donnent l'apparence d'un théâtre sinistre au fond du paradis quand, les élus dormant dans leur lit blanc, les nuages se donnent le plaisir de reprendre leur forme humaine et de danser, à l'effroi des cieux vides que trois ripolineurs remettent à neuf en pressentant le terrible réveil de la foudre dans les mains de Dieu gantées de chamois vert. C'est l'histoire d'une lettre d'amour perdue par le facteur au coin de la rue Montmartre et de la rue Montorgueil et dont l'absence cerne les yeux d'une petite fille de seize ans dans une mansarde tandis que, désespéré, son amant, attendant vainement une réponse, fréquente les dancings où il fait connaissance de l'Argentine qui l'entraîne dans son amour, sa fatalité et son suicide. C'est l'histoire d'un sculpteur qui découvre soudain, à fouiller une terre rouge, que son ébauchoir a la forme d'un couteau d'assassin et que, du point de vue de la noblesse morale, il est aussi légitime de précipiter des formes palpitantes dans le silence et la rigidité squelettique que de douer l'informe matière d'un simulacre de conception. Il se glisse alors dans les ruelles et les impasses et, chaque matin, les petites orphelines vouées à Marie et vêtues de bleu tendre croisent, en se rendant à la messe, sous la conduite d'une sœur de charité blonde qui dissimule de terribles secrets sous sa cornette, six brancardiers portant trois cadavres sur des civières et si, avant de pénétrer dans Saint-Eustache, elles lèvent la tête, elles remarquent à une mansarde trois pots de géranium. Les orgues pourront faire rôder autour d'elles les lionnes robustes du recueillement, l'encens piquer des fleurs jaunes dans le jardin anglais de la mysticité, rien n'y fera : elles rêveront à leur rêve de la nuit précédente et, en particulier, au cri d'une locomotive entendu en sursaut vers deux heures du matin.

Caché parmi les pauvres un facteur se recueillera. Il demandera aux saints oubliés depuis l'époque ensoleillée de sa première communion la raison d'un remords inexprimable qui le poursuit toutes les fois que passe entre ses mains une enveloppe adressée d'une écriture violette à une jeune fille de la rue Montorgueil, enveloppe qu'il présente à la concierge dont il reçoit invariablement la réponse « Décédée », sans pouvoir la fixer dans sa mémoire en dépit de la tenture noire surmontée de la lettre T en argent qui décora le porche un matin de février. La sœur blonde et lui échangeront l'eau bénite sans en tirer d'autre consolation que l'espoir d'une noyade accidentelle dans un fleuve resserré entre des quais de bitume, dans un fleuve retentissant du plongeon d'un corps, celui d'un sculpteur portant au cou la pesanteur volumineuse d'une statue imitée du grec avec une légère influence égyptienne.

Pauvres, pauvres vies !

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(Deuil pour Deuil)

AVENTURES

DE CORSAIRE SANGLOT

I

 

Corsaire Sanglot revêt son costume bien connu des rues bruyantes et des trottoirs de bitume. La vie peut continuer s'il lui plaît dans Paris et dans le monde, une voix caressante lui a indiqué son chemin. Celui-ci le conduit aux Tuileries où il rencontre Louise Lame. Il est de ces coïncidences qui, sans émouvoir les paysages, ont cependant plus d'importance que les digues et les phares, que la paix des frontières et le calme de la nature dans les solitudes désertiques à l'heure où passent les explorateurs. Il importe peu de savoir quels furent les préambules de la conversation du héros avec l'héroïne. Il leur fallait des fauves en amour, de taille à résister à leurs crocs et à leurs griffes. Les gardiens des Tuileries virent ce couple extraordinaire parler avec animation puis s'éloigner par la rue du Mont-Thabor. Une chambre d'hôtel leur donna asile. C'était le lieu poétique où le pot à eau prend l'importance d'un récif au bord d'une côte échevelée, où l'ampoule électrique est plus sinistre que trois sapins au milieu de champs vert émeraude un dimanche après-midi, où la glace mobilise des personnages menaçants et autonomes. Mobiliers des chambres d'hôtel méconnus par les copistes surannés, mobiliers évocateurs de crime ! Jack l'Éventreur avait en présence de celui-ci exécuté l'un de ces magnifiques forfaits grâce auxquels l'amour rappelle de temps à autre aux humains qu'il n'est pas du domaine de la plaisanterie. Mobilier magnifique. Le pot à eau blanc, la cuvette et la table de toilette se souvenaient en silence du liquide rouge qui les avait rendus respectables.