Des journalistes avaient publié la photographie de ces accessoires modestes promus au rôle des paysages dont je parlais tout à l'heure. Il leur avait fallu figurer à la Cour d'assises parmi les pièces à conviction. Singulier tribunal ! Jack l'Éventreur n'avait jamais pu être atteint et le box des accusés était vide. Les juges avaient été nommés parmi les plus vieux aveugles de Paris. La tribune des journalistes regorgeait de monde. Et le public, au fond, maintenu par une haie de gardes municipaux, était un ramassis de bourgeois pansus. Sur tous ces gens silencieux planait un vol de mouches bourdonnantes. Le procès dura huit jours et huit nuits et, à l'issue, quand un verdict de miracle eut été prononcé contre l'assassin inconnu, le pot à eau, la cuvette et la table de toilette avec le petit plat à savon où subsistait encore une savonnette rose regagnèrent la chambre marquée par le passage d'un être surnaturel.

Louise Lame et Corsaire Sanglot considérèrent avec respect, eux qui n'avaient que peu de choses à respecter en raison de leur valeur morale, ces reliefs d'une aventure qui aurait pu être la leur. Puis, après une lutte de regards, ils se déshabillèrent. Quand ils furent nus, Corsaire Sanglot s'allongea en travers sur le lit, de façon que ses pieds touchassent encore le sol, et Louise Lame s'agenouilla devant lui.

Baiser magistral des bouches ennemies. La reproduction est le propre de l'espèce, mais l'amour est le propre de l'individu. Je vous salue bien bas, baisers de la chair. Moi aussi j'ai plongé ma tête dans les ténèbres des cuisses. Louise Lame étreignait étroitement son bel amant. Son œil guettait sur le visage l'effet de la conjonction de sa langue avec la chair. C'est là un rite mystérieux, le plus beau peut-être. Quand la respiration de Corsaire Sanglot se fit haletante, Louise Lame devint plus resplendissante que le mâle.

Le regard de celui-ci errait dans la pièce. Il s'arrêta enfin sur un éphéméride...

.....

 

II

 

Paysages divers propres aux évocations depuis la caverne où la Sibylle et son serpent familier présidaient aux chutes d'Empire, jusqu'au tunnel du métropolitain décoré d'affiches monotones et humoristiques : « Dubonnet », nom ridicule destiné à l'exorcisme des fantômes familiers des souterrains, en passant par les forêts de Bondy fleuries d'espingoles et de tromblons, peuplées de bandits à chapeaux coniques, les manoirs de pierres dures, aux salles voûtées, hantées par les corbeaux sympathiques et les hiboux volumineux, les appartements de petits bourgeois où, sous un prétexte futile, salière renversée ou léger reproche, la discorde aux seins de fulmicoton entre sans frapper et heurte deux époux débonnaires et leurs fils pusillanime, leur met dans la main de jusque-là inoffensifs couteaux de table (exception faite pour les blessures aux doigts en coupant du pain – on doit rompre le pain et non le couper et ceci en souvenir de N.-S.) ou en hachant du persil (herbe dangereuse en raison de sa ressemblance avec la petite ciguë, plante vénéneuse, dont Socrate fut condamné à boire une purée meurtrière par l'impitoyable tribunal d'une ingrate patrie, ce qui permit à ce héros cher aux pédérastes de faire preuve d'un grand courage à l'instant suprême et le grandit au moment même où ses ennemis pensaient l'abattre) et transforme la paisible salle à manger en un lieu d'effroyable tuerie, le sang jaillissant des carotides tranchées, souillant tour à tour la soupière en porcelaine de Limoges, la suspension à gaz et le buffet imitation de la Renaissance ; les coins de rues éclairées par un réverbère, vert en raison de l'arrêt des autobus, où des ombres patibulaires tiennent des conciliabules jusqu'à l'instant où un pas sonore retentit et les avertit que l'instant est proche où, dissimulés dans les coins de portes cochères ils bondiront sur le passant mal inspiré, les prés tendres à deux heures de l'après-midi quand le touriste désœuvré se débraille et s'agenouille sur la jeune bergère aux jupes troussées haut ; paysages, vous n'êtes que du carton-pâte et des portants de décors. Un seul acteur : Frégoli, c'est-à-dire l'ennui, s'agite sur la scène et joue une sempiternelle comédie dont les protagonistes se poursuivent sans cesse, obligé qu'il est de se costumer dans les coulisses à chaque incarnation nouvelle.

 

Peu de temps après, Corsaire Sanglot passait dans une rue de Paris.

 

MONOLOGUE DE CORSAIRE SANGLOT

DEVANT UNE BOUTIQUE DE COIFFEUR

RUE DU FAUBOURG SAINT-HONORÉ

 

« Je n'ai jamais eu d'amis, je n'ai eu que des amants. J'ai cru longtemps en égard à mon attachement pour mes amis, à ma froideur pour les femmes, que j'étais plus capable d'amitié que d'amour. Insensé, j'étais incapable d'amitié. La passion que j'ai apportée dans mes relations avec plusieurs, comment aurais-je pu la distraire, la reporter sur d'autres objets. Je me souviens que cette passion fut réciproque dans quelques cas. Comment ai-je pu confondre avec l'amitié, vase grise et molle, ces rencontres tumultueuses, cette furieuse attirance, cette quasi-haine, ces débats de conscience, ces disputes, cette tristesse en leur absence, cette émotion quand maintenant que nous avons presque cessé de nous voir, je pense à eux. Ceux qui, incapables de sentir le caractère élevé de mon commerce, ne m'ont offert que de l'amitié, je les ai méprisés. Mes amis n'ont passé qu'un instant dans ma vie. A la première passante nous nous sommes abandonnés, non sans jalousie. Je me suis égaré dans des alcôves sans échos, eux aussi ; j'ai cru à l'oubli profond du sommeil sur les seins des maîtresses, je me suis laissé prendre à la tendresse du sphinx femelle, eux aussi. Rien maintenant ne saurait reprendre pour nous de la vie ancienne. Étrangers l'un à l'autre quand nous sommes en présence, nous renaissons à cette communion de pensée de jadis dès que nous nous quittons. Et le souvenir n'y est pour rien. Confronté à l'ami de jadis, l'ami idéal évoqué dans la solitude demanderait à qui on le compare et de quel droit ? lui, fiction née spontanément de la mélancolique notion de l'étendue.

« Et maintenant je n'ai plus pour décors à mes actions que les places publiques : place La Fayette, place des Victoires, place Vendôme, place Dauphine, place de la Concorde.

« Une poétique agoraphobie transforme mes nuits en déserts et mes rêves en inquiétude.

« Je parle aujourd'hui devant une vitrine de postiches et de peignes d'écaille et tandis que, machinalement, je garnis cette maison de verre de têtes coupées et de tortues apathiques, un gigantesque rasoir du meilleur acier prend la place d'une aiguille sur l'horloge de la petite cervelle. Elle rase désormais les minutes sans les trancher.

« D'anciennes maîtresses modifient leur coiffure et je ne les reconnaîtrai plus, mes amis quelque part avec des inconnus boivent l'apéritif fatidique d'une débutante affection.

« Je suis seul, capable encore et plus que jamais d'éprouver la passion. L'ennui, l'ennui que je cultive avec une rigoureuse inconscience pare ma vie de l'uniformité d'où jaillissent la tempête et la nuit et le soleil. »

 

Le coiffeur sortit à ce moment et, du seuil, considéra le promeneur arrêté.

« Voulez-vous être rasé, monsieur, je rase doucement. Mes instruments nickelés sont des lutins agiles. Ma femme, la posticheuse aux cheveux couleur de palissandre, est renommée pour la délicatesse de son massage et son adresse à polir les ongles, entrez, entrez, monsieur. »

Le fauteuil et la glace lui offrirent leur familière pénombre.