Je prends soin désormais de ne plus fermer la
porte à clef, de ne plus embarrasser le fauteuil et de rapprocher celui-ci de mon lit. Maintenant, j'attends les visites
de *** et, quand elles se produisent, elles ne me surprennent plus. Elles font partie de ma vie et occupent mes
pensées pendant l'état de veille.
NUIT DU 26 NOVEMBRE 1926
Cette nuit *** est venue comme d'habitude mais, au
lieu de s'asseoir sur le fauteuil, elle s'est assise sur mon
lit. J'ai senti la pression de son corps contre les couvertures. Elle m'a regardé, tournant parfois la tête vers le
poêle dont la lueur éclairait en rouge son visage. Je note
que sur sa physionomie est répandue une expression triste,
rompue par instant, comme dans la vie normale, par un
sourire.
Elle portait, cette nuit, une robe que je lui connais bien,
rouge et noire, et dont je me souviens de lui avoir fait
compliment.
NUITS DU 26 NOVEMBRE 1926 AU 15 DÉCEMBRE 1926
Elle est revenue régulièrement toutes ces nuits. Elle
s'est assise tantôt sur le fauteuil, tantôt sur le lit, tantôt
sur le tapis devant le feu. J'ai remarqué dans la nuit du
14 décembre qu'elle a toussé à deux reprises. Dans la
nuit du 15 décembre, accroché à son épaule, il y avait un
morceau de serpentin de papier comme on en jette dans
les fêtes et les bars de nuit.
Ces visites rentrent de plus en plus dans la normale.
Pas une nuit ne s'est passée depuis le 16 novembre sans
qu'elle vienne et son abstention me causerait probablement un trouble inexprimable. J'ai besoin qu'elle vienne.
Quant à la manière dont elle part, je ne m'en rends, la
plupart du temps, pas compte. Je me réveille au matin
sans savoir comment je me suis endormi et avec, jusqu'au
dernier moment de mes souvenirs de l'état de veille, le
souvenir de sa présence.
Il m'est arrivé de rentrer tard et de n'être pas encore
endormi quand elle arrivait mais il ne m'est jamais
arrivé de n'être pas encore couché à ce moment. A trois
reprises, je l'ai vue partir. J'ai entendu la porte se refermer derrière elle et son pas décroître dans la cour. Une
nuit de pluie, j'ai remarqué que ses chaussures étaient
tachées de boue.
Enfin, deux fois, j'ai couché ailleurs que chez moi. A
deux heures environ je me suis réveillé et j'ai été torturé
par l'idée qu'elle était seule chez moi et que peut-être le
feu était éteint. Dans une somnolence voisine de l'anéantissement, j'évoquais mon atelier dans ses moindres détails
et elle, seule, assise dans le fauteuil. Cela me causait
une telle gêne que désormais je ne coucherai plus ailleurs
que chez moi.
NUIT DU 16 DÉCEMBRE 1926
J'avais résolu dans la journée de mettre mon fantôme
à l'épreuve en le touchant. Je devais poser ma main sur
la sienne. Qu'attendais-je de cet acte ? Je ne saurais le
dire, mais j'attendais quelque chose.
Et tout s'est passé le plus normalement du monde. Je
crois avoir posé ma main sur la sienne. Elle l'a retirée
mais n'est pas partie. Je dis « je crois », car au réveil
j'ai douté de l'avoir fait et je me suis trouvé en présence
d'un moi-même sceptique et chicaneur. Pour convaincre
ce second dont les arguments me désespèrent, j'ai résolu
de tuer cette nuit *** avec un poignard malais à longue
lame.
NUIT DU 17 DÉCEMBRE 1926
Comment ai-je pu imaginer un acte aussi stupide ? Elle
est venue et je n'ai rien fait. J'ai trouvé, ce matin, le poignard près de mon oreiller. Comment ai-je pu croire que
je m'en servirais ?
NUIT DU 18 DÉCEMBRE 1926
Et pourtant j'ai voulu recommencer et, au matin, je
ne me rappelle pas ce qui s'est passé. Elle est venue et
s'est assise. Ce matin, j'ai retrouvé le poignard sur le
fauteuil. Impossible, absolument impossible de savoir ce
qui s'est passé. Pourvu qu'elle revienne la nuit prochaine.
NUIT DU 19 DÉCEMBRE 1926
Elle est revenue.
NUITS DU 20 DÉCEMBRE 1926 AU 5 JANVIER 1927
Elle est venue chaque nuit mais le souvenir que je garde
de ses visites est de moins en moins précis. Je ne saurais
plus dire au réveil si elle s'est assise sur le lit ou sur le
fauteuil.
NUIT DU 6 JANVIER 1927
Pour la première fois depuis le début de ses visites je
ne puis affirmer que *** est venue cette nuit.
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