Je dis « je crois », car au réveil j'ai douté de l'avoir fait et je me suis trouvé en présence d'un moi-même sceptique et chicaneur. Pour convaincre ce second dont les arguments me désespèrent, j'ai résolu de tuer cette nuit *** avec un poignard malais à longue lame.

 

NUIT DU 17 DÉCEMBRE 1926

 

Comment ai-je pu imaginer un acte aussi stupide ? Elle est venue et je n'ai rien fait. J'ai trouvé, ce matin, le poignard près de mon oreiller. Comment ai-je pu croire que je m'en servirais ?

 

NUIT DU 18 DÉCEMBRE 1926

 

Et pourtant j'ai voulu recommencer et, au matin, je ne me rappelle pas ce qui s'est passé. Elle est venue et s'est assise. Ce matin, j'ai retrouvé le poignard sur le fauteuil. Impossible, absolument impossible de savoir ce qui s'est passé. Pourvu qu'elle revienne la nuit prochaine.

 

NUIT DU 19 DÉCEMBRE 1926

 

Elle est revenue.

 

NUITS DU 20 DÉCEMBRE 1926 AU 5 JANVIER 1927

 

Elle est venue chaque nuit mais le souvenir que je garde de ses visites est de moins en moins précis. Je ne saurais plus dire au réveil si elle s'est assise sur le lit ou sur le fauteuil.

 

NUIT DU 6 JANVIER 1927

Pour la première fois depuis le début de ses visites je ne puis affirmer que *** est venue cette nuit. Il me semble bien qu'elle est arrivée mais je ne puis faire la différence entre la perception de cette visite et l'habitude que j'en ai prise.

 

NUIT DU 6 AU 24 JANVIER 1927

Je doute de plus en plus qu'elle continue à venir me voir. Certain jour, j'en suis presque certain mais le lendemain je suis presque persuadé que mes souvenirs me trompent.

 

NUIT DU 25 JANVIER 1927

Elle n'est certainement pas venue cette nuit et pourtant j'étais éveillé à l'heure habituelle de son arrivée et je ne me suis pas endormi avant le petit jour.

 

NUIT DU 26 JANVIER 1927

 

Elle n'est pas venue.

 

NUITS DU 27 JANVIER A FIN FÉVRIER

 

Elle ne vient certainement plus. J'ai continué à m'éveiller à l'heure de sa visite journalière et, au début, j'avais sans lavoir l'impression de sa présence. Puis cette impression a disparu. Les dernières nuits, j'ai dormi sans m'éveiller.

 

MAINTENANT

 

Elle ne reviendra plus.

(Inédit)

 

TANDIS QUE JE DEMEURE

Tandis que je demeure, ceux que favorise illégitimement son amour, si toutefois je puis consentir à appeler de ce nom le hasard misérable qui les met en présence, se succèdent comme des fantômes. J'assiste à leur fugitive apparition. Comment serais-je jaloux d'eux, instruments inconscients d'une destinée poétique et pathétique, jouets d'une fatalité plus haute que la leur et qui ne les suscite que pour éprouver davantage la patience invincible que j'oppose aux avatars et aux tribulations. Patience, mais non résignation. Je garde le secret de mes tempêtes et de mes désespoirs. Le récif placé au milieu d'un cyclone ne subit pas l'atteinte de l'écume. Elle glisse sur ses arêtes lisses et si l'eau qui ruisselle sur lui laisse un peu de sel dans les fissures, celui-ci se transforme en cristaux féeriques. (J'aime l'éclat que laissent aux yeux profonds les larmes intérieures.)

J'attends depuis des années le naufrage du beau navire dont je suis amoureux. Je vois les tourbillons s'amonceler dans le ciel en telle quantité que, depuis longtemps, la catastrophe aurait dû s'abattre sur la mer trop calme et que, puisqu'elle attend, il est impossible de douter qu'elle sera terrible et fabuleuse.

J'aspire à ce naufrage, j'aspire à la fin tragique de ma patience. Le beau navire impassible et qui parfois se présente à moi sous l'aspect du bateau fantôme n'acceptera pas la perte corps et biens sans entraîner celle du récif qui la causera.

Tandis que je demeure, ses amants illégitimes se succèdent et passent. Il est des jours où je crois qu'elle sait, des jours où je crains d'être dupe. Mais je demeure et ils passent. Elle accepte dans sa vie la présence de mes pensées non dissimulées, elle acceptera quelque jour le témoignage tragique et écrasant que j'apporterai de mon amour et du sien.

Et du sien. Car nul doute qu'elle ne m'aime ou m'aimera. Je ne saurais condescendre à soumettre cette question à l'illusoire condition de temps.

Mais pourtant je ne suis pas de ceux qui s'humilient et qui acceptent. La tempête, j'en serai l'auteur et une des victimes. Pensées amoureuses, devenez plus terribles et plus sereines. Jour prochain du règlement de compte, lève-toi.

Je demeure, ils passent.

Et qu'ils passent ainsi, vagues fantômes soumis à des rites sexuels et qui ont oublié les lois spirituelles de l'amour qu'ils prétendent éprouver. Vivant par l'âme et la matière je n'aurai, au jour voulu, qu'à lever le doigt pour que ces mirages dérisoires soient balayés avec les premières épaves, au souffle de l'amour réciproque.

 

(Inédit)

TOUR DE LA TOMBE

A force d'aimer, je me suis perdu dans l'océan.