Dorothée s’enfonça sous les racines de l’arbre qui la dissimulait. Un homme apparut, vêtu d’une longue blouse, le visage entouré d’un haut cache-nez gris, de vieux gants fourrés aux mains, et un fusil sous le bras.
Elle pensa que ce devait être un chasseur, ou plutôt un braconnier, car il marchait d’un air inquiet, en surveillant les alentours, comme quelqu’un qui a peur d’être aperçu et qui, à tout hasard, change son allure ordinaire. Mais il s’arrêta près du mur, à cinquante ou soixante mètres de l’endroit où Saint-Quentin avait grimpé, et il observa le sol, contournant certaines pierres plates et se penchant au-dessus d’elles.
Enfin il se décida, et, saisissant une de ces dalles par son extrémité la plus mince, il la souleva et la plaça de telle sorte qu’elle tînt en équilibre à la manière d’un dolmen. Il découvrit ainsi un trou creusé au centre de l’excavation laissée par la dalle. À côté, il y avait une pioche, qu’il ramassa, et dont il se servit pour agrandir le trou, tout en remuant la terre avec beaucoup de précaution afin de ne faire aucun bruit.
Quelques minutes encore s’écoulèrent, et l’événement inévitable que Dorothée désirait et redoutait à la fois, se produisit : les deux battants de la fenêtre du château que Saint-Quentin avait enjambée la veille furent poussés, et un long corps surgit, habillé d’une redingote noire et coiffé d’un chapeau haut de forme, redingote et chapeau qui, même à distance, semblaient luisants, crasseux et rapiécés.
Le ventre au mur, aplati, Saint-Quentin se laissa glisser de la fenêtre et réussit à poser ses deux pieds sur la corniche. À ce moment, Dorothée, qui se trouvait en arrière de l’homme à la blouse, fut près de se lever et de faire des signaux à son camarade. Geste inutile. L’homme avait aperçu cette espèce de diable noir accroché à la falaise, et, déposant sa pioche, s’était enfoncé dans l’excavation.
D’ailleurs Saint-Quentin, tout à sa besogne, ne s’occupait guère de ce qui se passait au-dessous de lui, et qu’il n’aurait pu voir qu’en se retournant, ce qui lui était quasiment impossible. Dépaquetant une corde, sans doute ramassée dans le château, il l’enroulait au balcon de la fenêtre comme autour d’une poulie, de manière que les deux bouts pendissent également le long de la falaise. Avec l’aide de cette double corde, la descente ne présentait aucune difficulté.
Sans perdre une seconde, Dorothée, qui s’inquiétait de ne plus apercevoir l’homme à la blouse, rampa jusqu’aux abords de l’excavation. Quand elle se fut approchée, elle étouffa un cri : au fond du trou, comme au fond d’une tranchée, l’homme avait pris son fusil et, lentement, en appuyait le canon devant lui, sur la terre amoncelée, et dans la direction de Saint-Quentin.
Appeler ? Prévenir Saint-Quentin ? C’était précipiter les événements, dénoncer sa propre présence, et engager une lutte inégale avec un adversaire armé. Pourtant, il fallait agir. Là-bas, Saint-Quentin s’engageait dans la cassure de la falaise, ainsi qu’il eût fait dans le conduit d’une cheminée. On voyait tout entière sa silhouette noire, efflanquée, et son haut-de-forme en accordéon qu’il avait enfoncé jusqu’aux oreilles.
L’homme épaula et visa longuement. D’un bond, Dorothée sauta sur la pierre dressée derrière lui, et de tout son élan, de ses deux bras tendus, la poussa. L’équilibre en était peu stable. Au premier effort, la pierre s’abattit, fermant comme un couvercle l’excavation, écrasant le fusil, et emprisonnant l’homme à la blouse, dont la jeune fille eut juste le temps de voir la tête qui se courbait et les épaules qui s’enfonçaient dans le trou.
Elle pensa bien que l’attaque n’était que différée et que l’ennemi ne tarderait pas à s’évader de son cercueil, et elle courut en toute hâte jusqu’au bas de la crevasse où elle arriva en même temps que Saint-Quentin.
« Vite… vite… dit-elle… Il faut se sauver… »
Ahuri, il ramena la corde par l’un de ses bouts, tout en marmottant :
« Quoi ? Que veux-tu ? Comment as-tu su que j’étais ici ? »
Elle l’empoigna.
« Au galop, imbécile !… On t’a vu… On voulait tirer sur toi… Vite, on va nous poursuivre…
– Qu’est-ce que tu dis ? Nous poursuivre ? Qui ?
– Un type, déguisé en paysan, et qui est là-bas, dans un trou. Il te tenait au bout de son fusil, comme un perdreau, quand j’ai rabattu la dalle sur lui.
– Mais…
– Obéis-moi, triple idiot, et emporte la corde. Il ne faut pas laisser de traces. »
Ils s’enfuirent tous les deux par le vallon, avant que la dalle ne fût soulevée et, rapidement, gagnèrent les bois, sans échanger une parole.
Vingt minutes après, ils pénétrèrent dans la rivière d’où ils ne sortirent que pour aborder, beaucoup plus loin, sur une berge caillouteuse que leur passage ne pouvait marquer d’aucune empreinte.
Déjà Saint-Quentin repartait comme une flèche, mais Dorothée resta sur place, secouée tout à coup d’un fou rire qui la courbait en deux.
« Qu’est-ce que tu as ? fit-il. Quoi ? Qu’est-ce qui te prend ? »
Elle ne pouvait répondre. Elle se convulsait, ses mains serrées contre sa poitrine, la figure rouge, toutes ses dents découvertes, des dents menues et régulières, étincelantes de blancheur. À la fin, elle réussit à bégayer, le doigt tendu vers lui :
« Ton chapeau haut de forme… ta redingote… tes pieds nus… c’est trop drôle !… Où as-tu chipé ce déguisement ?… Dieu ! que tu es rigolo ! »
Son rire sonnait frais et jeune, dans le silence où palpitaient les feuilles. En face d’elle, Saint-Quentin, grand garçon dégingandé, trop vite poussé, avec un visage trop pâle, des cheveux trop blonds, une bouche trop fendue, des oreilles trop décollées, mais avec d’admirables yeux noirs, chargés de tendresse, regardait la jeune fille en souriant, heureux de cette diversion qui semblait détourner de lui une colère qu’il redoutait.
De fait, subitement, elle se jeta sur son compagnon et l’assaillit de coups de poings et de reproches, mais sans conviction, avec des tremblements de rire qui enlevaient toute valeur au châtiment.
« Misérable ! Forban ! Tu as encore volé, hein ! Monsieur ne se contente plus de ses honoraires de saltimbanque ! Il lui faut encore barboter de l’argent ou des bijoux pour se payer des hauts-de-forme ? Qu’est-ce que tu as pris, maraudeur ? Hein ? Raconte ! »
À force de frapper et de rire, elle avait épuisé son indignation. Elle se remit à marcher, et Saint-Quentin, tout penaud, balbutia :
« Te raconter ? À quoi bon ? Tu as tout deviné, comme d’habitude… Eh bien oui, je suis entré par la fenêtre, hier soir… C’était un lavabo, au bout d’un corridor qui conduit aux salles du rez-de-chaussée… Personne… Les patrons dînaient… Un escalier de service m’a mené dans un autre couloir, tout en rond, avec les portes de toutes les chambres qui ouvraient dessus. J’ai visité tout ça. Rien. Ou des tableaux, des choses trop grosses. Alors je me suis caché dans un débarras, d’où on pouvait voir dans un petit salon, près d’une chambre, la plus belle. On a dansé tard, puis on est remonté… Des gens très chics… que je voyais par un vasistas… les dames décolletées, les messieurs en habit… Enfin, une des dames est entrée dans le boudoir. Elle a mis ses bijoux dans une cassette, et la cassette dans un petit coffre-fort qu’elle a ouvert en disant tout haut les trois lettres de la serrure : R.O.B… De sorte que, quand elle a quitté le boudoir pour sa chambre, je n’ai eu qu’à me servir de ces trois lettres… Ensuite… j’ai attendu le jour… je n’osais pas descendre…
– Fais voir », ordonna-t-elle.
Il lui montra, au creux de sa main, deux boucles d’oreilles, ornées de saphirs.
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