Les batailles de Castor et de Pollux étaient toujours provoquées par quelque faveur de Dorothée, et les deux gamins – deux garçons gros et joufflus, habillés pareillement d’une culotte, d’une chemise et d’une demi-bretelle – à l’instant où l’on y pensait le moins, et bien qu’ils s’aimassent comme deux frères, se jetaient l’un sur l’autre avec une violence haineuse, parce que la jeune fille avait dit à l’un une parole trop douce ou gratifié l’autre d’un regard trop affectueux.

Saint-Quentin, lui, les détestait cordialement. Lorsque Dorothée les caressait, il leur eût volontiers tordu le cou. Jamais Dorothée ne l’aurait embrassé, lui. Il devait se contenter d’une bonne camaraderie, affectueuse et confiante, qui ne se manifestait que par une poignée de main amicale ou par un sourire heureux, dont l’adolescent se réjouissait d’ailleurs comme de la seule récompense que méritât un pauvre diable de son espèce. Saint-Quentin était de ceux qui aiment et qui se dévouent.

« La leçon d’arithmétique, maintenant, commanda Dorothée. Toi, Saint-Quentin, dors une heure sur ton siège. »

Castor apporta son livre de classe. Pollux montra son cahier. La leçon de calcul fut suivie d’un cours que fit Dorothée sur les rois mérovingiens, puis d’un cours sur l’astronomie.

Les deux enfants écoutaient passionnément et, sur son siège, Saint-Quentin se gardait bien de dormir. C’est que Dorothée avait une manière de professer qui était pleine de fantaisie et qui divertissait sans jamais lasser l’attention. Elle avait l’air d’apprendre elle-même ce qu’elle enseignait. Et ces choses, dites d’une voix très douce, révélaient un certain savoir, du discernement et la souplesse d’une intelligence pratique.

 

À dix heures, la jeune fille donnait l’ordre qu’on mît le harnais au cheval. Le trajet jusqu’au bourg voisin était long et l’on devait arriver à temps pour obtenir la meilleure place devant la mairie.

« Et le capitaine qui n’a pas mangé ! s’écria Castor.

– Tant mieux, dit-elle. Le capitaine mange toujours trop. Ça le reposera. Du reste, quand on le réveille, le capitaine, il est d’une humeur massacrante. Qu’on le laisse dormir ! »

On partit. Au pas nonchalant de Pie-Borgne, vieille jument efflanquée, mais solide encore et courageuse, qu’ils appelaient ainsi parce qu’elle avait une robe pie et un œil crevé, la roulotte démarra. Lourde, juchée sur deux hautes roues, branlante, sonnant la ferraille, chargée de caisses et d’ustensiles, d’échelles, de barils et de cordages, elle avait été fraîchement repeinte, et, sur les deux faces, portait cette inscription pompeuse « Cirque Dorothée, Voiture de la Direction », ce qui donnait à croire que toute une file de camions et de véhicules suivaient à quelque distance avec le personnel, le matériel, les bagages et les animaux féroces.

Saint-Quentin précédait le convoi, un fouet à la main. Dorothée, flanquée des deux enfants, cueillait des fleurs sur les talus, chantait avec eux des refrains de marche ou leur racontait des histoires. Mais, après une demi-heure, au milieu d’un carrefour, elle ordonna :

« Halte !

– Qu’y a-t-il ? demanda Saint-Quentin, voyant qu’elle lisait la plaque d’un poteau indicateur.

– Regarde, fit-elle.

– Il n’y a pas à regarder. C’est tout droit. J’ai consulté notre carte.

– Regarde, répéta-t-elle. Chagny, 2 kilomètres.

– Évidemment, c’est le village de notre château d’hier. Seulement, pour y aller, nous avions suivi le raccourci des bois.

– Tu ne lis pas jusqu’au bout. Chagny, 2 kilomètres, château de Roborey. »

Elle semblait assez agitée et à mi-voix elle redisait :

« Roborey… Roborey.

– Peut-être que le village s’appelle Chagny, supposa Saint-Quentin, et que le château s’appelle Roborey. Qu’est-ce que ça peut te faire ?

– Rien… rien… dit-elle.

– Cependant, tu as l’air toute chose.

– Non… une simple coïncidence.

– À quel propos ?

– À propos du nom de Roborey.

– Eh bien ?…

– Eh bien, c’est un mot qui était gravé dans ma mémoire… un mot qui a été prononcé dans des circonstances exceptionnelles.

– Quelles circonstances, Dorothée ? »

Elle expliqua lentement, d’un air pensif :

« Rappelle-toi, Saint-Quentin. Tu sais que mon père est mort d’une blessure, au début de la guerre, à l’hôpital, près de Chartres. J’avais été avertie, mais je suis arrivée trop tard… Seulement, deux blessés, ses voisins de salle, m’ont dit qu’il n’avait pas cessé de répéter le même mot pendant toute son agonie : Roborey… Roborey… Cela revenait comme une litanie, interminablement, et comme s’il ne s’en était pas rendu compte. Et, en mourant, il prononçait encore : « Roborey… Roborey. »

– Oui, fit Saint-Quentin, je me rappelle… tu m’as raconté ça.

– Depuis, je me demande ce que cela signifiait, et par quel souvenir mon pauvre père fut obsédé à l’heure de la mort. C’était même autre chose que de l’obsession, paraît-il… de la crainte… de la terreur… Pourquoi ? Je n’ai jamais pu me l’expliquer.