Ou bien, elle se couchait et se balançait comme sur un hamac, marchait en avant et en arrière, se retournait, saluait à droite et à gauche. Puis elle sauta à terre et se mit à danser.

Mélange extraordinaire de toutes les danses, où rien ne semblait étudié ni volontaire, où tous les gestes et toutes les attitudes paraissaient inconscients et comme provoqués par une suite d’inspirations soudaines. Tour à tour, elle fut la dancing girl de Londres, l’Espagnole armée de castagnettes, la Russe qui tournoie et qui bondit, ou, dans les bras de Saint-Quentin, la fille de bar qui danse un tango lent et sauvage.

Et, chaque fois, il lui suffisait d’un mouvement, de presque rien qui déplaçait son châle ou modifiait sa coiffure, pour être des pieds à la tête Espagnole ou Russe, Anglaise ou Argentine. Et c’était toujours une vision incomparable de grâce, de charme, de jeunesse harmonieuse et saine, de volupté et de pudeur, de joie excessive et mesurée.

Castor et Pollux, penchés sur un vieux tambour, faisaient avec leurs doigts un accompagnement de mélopée sourde. Sans un mot, sans un cri, le public regardait et admirait, déconcerté par tant de fantaisie et par la diversité des images qui passaient devant lui. À l’instant même où il la considérait comme une gamine en train d’exécuter des pirouettes, elle lui apparaissait tout à coup sous l’aspect d’une dame à jupe longue, qui manie l’éventail et danse le menuet. Était-ce une enfant ? Une femme ? Avait-elle moins de quinze ans, ou plus de vingt ans ?

Elle coupa court aux applaudissements qui éclatèrent soudain dès qu’elle s’arrêta, en sautant sur le toit de la roulotte, et en ordonnant d’un geste impérieux :

« Silence ! Le capitaine s’éveille. »

Il y avait, derrière le siège, un long panier étroit, en forme de guérite fermée. Le soulevant à moitié par un bout, elle entrouvrit le couvercle et s’écria :

« Eh bien, capitaine Montfaucon, on a bien dormi ? Dites donc, capitaine, nous sommes un peu en retard pour nos exercices. À l’amende, capitaine ! »

Elle ouvrit tout à fait, dressa le panier, et l’on aperçut, dans une sorte de berceau confortable, un bambin de sept ou huit ans, aux boucles blondes, aux joues écarlates, et qui bâillait démesurément. À peine éveillé, il tendit les mains à Dorothée qui le serra contre elle et l’embrassa de toute sa tendresse.

« Baron de Saint-Quentin, appela-t-elle, je vous passe le capitaine. Sa tartine est prête ? Alors la séance continue avec le capitaine Montfaucon dans ses exercices. »

Le capitaine Montfaucon était le comique de la troupe. Vêtu d’un vieil uniforme américain, il avait une veste qui traînait à terre et un pantalon en tire-bouchon dont le bas était relevé jusqu’aux genoux, et cela lui composait un costume si incommode qu’il ne pouvait pas faire dix pas sans tomber tout de son long. Le comique du capitaine Montfaucon provenait de ces chutes ininterrompues, et de l’air impassible avec lequel il se relevait. Lorsque, muni d’un fouet, cramponné de l’autre main à sa tartine, les joues barbouillées de confiture, il présenta Pie-Borgne en liberté, ce ne fut qu’un éclat de rire.

« Changez de pied, commandait-il. Pivotez… Dansez la polka. Debout, Pie-Borne (il ne pouvait prononcer Borgne). Et maintenant, le pas « espagnol ». Bien, Pie-Borne… Parfait. »

Pie-Borgne, promue à la dignité de cheval de cirque, trottinait en cercle, sans se soucier des ordres du capitaine, lequel d’ailleurs, trébuchant, tombant, se relevant, ramassant sa tartine, ne se souciait guère d’être obéi. Et c’était si drôle, le flegme du petit bonhomme et le manège imperturbable de la bête, que Dorothée riait d’un rire qui redoublait la gaîté des spectateurs. On voyait que la jeune fille, malgré la répétition sans doute quotidienne de ce spectacle, s’en amusait toujours avec autant de bonne humeur.

« Très bien ! capitaine, lui criait-elle pour l’encourager… À merveille !… Et maintenant, capitaine, nous allons jouer l’enlèvement de la gitane, drame en quatre tours de piste. Baron de Saint-Quentin, c’est vous l’infâme ravisseur. »

L’infâme ravisseur la saisit en poussant des hurlements, l’étendit sur Pie-Borgne, l’y attacha, et enfourcha lui-même la bête, qui, pliant sous le fardeau, repartit à pas comptés, tandis que le baron de Saint-Quentin criait :

« Au galop ! Ventre à terre ! »

Et que le capitaine, tranquillement, armait un petit jouet d’enfant et le braquait sur l’infâme ravisseur.

La capsule claqua. Saint-Quentin dégringola, et la gitane, transportée de reconnaissance pour son sauveur, le couvrit de baisers.

Il y eut d’autres scènes auxquelles Castor et Pollux prirent part. Toutes procédaient de ce même esprit de charge. Toutes étaient la caricature, vraiment bouffonne, de ce qui nous divertit ou nous captive, et révélaient une imagination vive, une observation primesautière, un sens du pittoresque et du ridicule.

« Capitaine Montfaucon, prenez un sac et faites la quête. Castor et Pollux, un roulement de tambour afin d’accompagner le bruit de l’or qui cascade. Baron de Saint-Quentin, beware of pick-pockets ! »

Le capitaine traîna parmi la foule un énorme sac où s’engouffraient les sous et les billets crasseux et, du haut de la roulotte, Dorothée prononça des paroles d’adieu :

« Merci et merci encore, agriculteurs et citadins ! C’est avec regret que nous quittons votre généreuse localité. Mais avant de partir, nous tenons à vous apprendre que Mlle Dorothée (elle salua) n’est pas seulement une directrice de cirque et une exhibitionniste de premier ordre. Mlle Dorothée (elle salua) fait preuve également du mérite le plus rare dans le domaine de la clairvoyance et de la suprasensibilité. Les lignes de la main, les cartes, le marc de café, la graphologie et l’astrologie n’ont pas de secrets pour elle. Elle dissipe les ténèbres.