Dostoïevski


André Gide





Dostoïevski


ARTICLES

ET CAUSERIES







Gallimard
















Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation

réservés pour tous pays, y compris l’U.R.S.S.

© 1923, Librairie Plon.

Gallimard : Dépôt légal 1970.





Dostoïevski… le seul qui m’ait, appris

quelque chose en psychologie…

Sa découverte a été pour moi plus

importante encore que celle de Stendhal.


Fr. Nietzsche.






À Jacques Rivière





Dostoïevski d’après sa correspondance

(1908)



À Pierre-Dominique Dupouey




La masse énorme de Tolstoï encombre encore l’horizon ; mais — ainsi qu’il advient en pays de montagnes où l’on voit, à mesure que l’on s’en éloigne, par-dessus la plus proche cime, la plus haute, que la plus voisine cachait, reparaître — quelques esprits avant-coureurs peut-être remarquent-ils déjà, derrière le géant Tolstoï, reparaître et grandir Dostoïevski. C’est lui, la cime encore à demi cachée, le nœud mystérieux de la chaîne ; quelques-uns des plus généreux fleuves y prennent source, où les nouvelles soifs de l’Europe se peuvent abreuver aujourd’hui. C’est lui, non point Tolstoï qu’il faut nommer à côté d’Ibsen et de Nietzsche ; aussi grand qu’eux, et peut-être le plus important des trois.

Il y a quelque quinze ans, M. de Vogüé, qui fit le noble geste d’apporter à la France sur le plateau d’argent de son éloquence les clefs de fer de la littérature russe, s’excusait, lorsqu’il en vint à Dostoïevski, de l’incivilité de son auteur ; et, tout en lui reconnaissant une manière de génie, avec des réticences de bon ton, gêné par tant d’énormité, il en demandait pardon au lecteur, avouait que « le désespoir le prenait d’essayer de faire comprendre ce monde au nôtre ». Après s’être allongé quelque temps sur les premiers livres qui lui semblaient les plus susceptibles, sinon de plaire, du moins d’être supportés, il s’arrêtait à Crime et châtiment, avertissait le lecteur, bien forcé de l’en croire sur parole puisque à peu près rien d’autre n’était alors traduit, que, « avec ce livre, le talent de Dostoïevski avait fini de monter » ; qu’il « donnerait bien encore de grands coups d’ailes, mais en tournant dans un cercle de brouillard, dans un ciel toujours plus troublé » ; puis, après une présentation débonnaire du caractère de l’Idiot, parlait des Possédés comme d’un « livre confus, mal bâti, ridicule souvent et encombré de théories apocalyptiques », du Journal d’un écrivain comme d’« hymnes obscurs échappant à l’analyse comme à la controverse » ; ne parlait ni de l’Éternel Mari [1] ni de l’Esprit souterrain, écrivait : « Je n’ai pas parlé d’un roman intitulé Croissance, fort inférieur à ses aînés », et plus désinvoltement encore : « Je ne m’arrêterai pas davantage aux Frères Karamazov ; de l’aveu commun, très peu de Russes ont eu le courage de lire jusqu’au bout cette interminable histoire. » Enfin il concluait : « Ma tâche devait se borner à appeler l’attention sur l’écrivain, célèbre là-bas, presque inconnu ici, à signaler dans son œuvre les trois parties ( ?) qui montrent le mieux les divers aspects de son talent : ce sont les Pauvres Gens, les Souvenirs de la maison des morts, Crime et châtiment. »

De sorte qu’on ne sait trop ce qui doit l’emporter ici, de la reconnaissance, car enfin il fut le premier à nous avertir, — ou de l’irritation, car il nous présente, comme à contrecœur semble-t-il, à travers son évident bon vouloir, une image déplorablement réduite, incomplète et par cela même faussée de cet extraordinaire génie ; et l’on doute si l’auteur du Roman russe a plus servi Dostoïevski en attirant vers lui l’attention, qu’il ne l’a desservi en limitant cette attention à trois de ses livres, admirables certes, déjà, mais non des plus significatifs et au delà desquels seulement notre admiration pleinement s’étendra. Peut-être au demeurant Dostoïevski, pour une intelligence salonnière, n’était-il pas commode à saisir ou pénétrer du premier coup… « Il ne délasse pas : il fatigue, comme les chevaux de sang toujours en action ; ajoutez-y la nécessité de se reconnaître… il en résulte pour le lecteur un effort d’attention… une courbature morale…, etc. » ; les gens du monde, il y a trente ans, ne parlaient pas très différemment des derniers quatuors de Beethoven (« Ce qui est compris trop rapidement n’est pas de longue durée », dit Dostoïevski dans une de ses lettres.)

Ces jugements dépréciatifs purent retarder, il est vrai, la traduction, la publication et la diffusion de Dostoïevski, décourager d’avance bien des lecteurs, autoriser M. Charles Morice à ne nous servir d’abord, des Karamazov, qu’une version procustement mutilée [2], ils ne purent faire, heureusement, que l’œuvre entière, lentement, chez divers éditeurs, volume après volume, ne parût [3].

Si pourtant, à présent encore, Dostoïevski ne recrute que lentement ses lecteurs et parmi une élite assez spéciale ; s’il rebute non seulement le gros public à demi cultivé, à demi sérieux, à demi bienveillant, que n’atteignent guère plus, il est vrai, les drames d’Ibsen, mais qui sait goûter Anna Karénine et même la Guerre et la Paix, — ou cet autre public moins aimable qui se pâme devant Zarathustra, — il serait peu sérieux d’en faire M. de Vogüé responsable ; je vois à cela des causes assez subtiles que l’étude de la correspondance nous permettra d’atteindre pour la plupart. Aussi bien n’est-ce point de l’œuvre entière de Dostoïevski que je prétends parler aujourd’hui, mais simplement de ce dernier livre qui parut au Mercure de France en février 1908 (la Correspondance).


(1) Que le fin lettré Marcel Schwob tenait pour le chef-d’œuvre de Dostoïevski.

(2) Une version soi-disant complète des Frères Karamazov a été donnée depuis (1906) à la librairie Charpentier, par les soins de MM. Bienstock et Torquet.

(3) Du moins, il ne resterait plus à traduire que quelques nouvelles sans importance. Peut-être nous saura-t-on gré de donner ici le catalogue des traductions ; les voici, par ordre chronologique de production :

Les Pauvres Gens (1844). Trad. Victor Derély. Plon et Nourrit, 1888. — Le Double (1846). Trad. Bienstock et Werth. Mercure, 1906. — La Femme d’un autre (1848) (et quelques nouvelles). Trad. Halpérine-Kaminsky et Ch. Morice. Plon, 1888. — Les Étapes de la Folie (Un cœur faible, 1848). Trad. Halp-Kaminsky. Perrin, 1891. — Le Voleur honnête (1848). Trad. 1892.