Et, en regard de Nietzsche, il nous devient un admirable exemple pour montrer de combien peu d’infatuation, de suffisance, s’accompagne parfois de cette croyance en la valeur du moi. Il écrit : « Le plus difficile dans ce monde, c’est de rester soi-même » ; et, « il ne faut gâcher sa vie pour aucun but » ; car pour lui, non plus que sans patriotisme, sans individualisme il n’est nul moyen de servir l’humanité. Si quelques barrésistes lui étaient acquis par les déclarations que je citais tout à l’heure, quel barrésiste les déclarations que voici ne lui aliéneraient-elles pas ?


De même, en lisant ces paroles : « Dans l’humanité nouvelle, l’idée esthétique est troublée. La base morale de la société, prise dans le positivisme, non seulement ne donne pas de résultats, mais ne peut pas se définir elle-même, s’embrouille dans les désirs et dans les idéals. Se trouve-t-il donc encore trop peu de faits pour prouver que la société ne se fonde pas ainsi, que ce ne sont pas ces chemins qui conduisent au bonheur et que le bonheur ne provient pas de là comme on le croyait jusqu’à présent ? Mais alors d’où provient-il ? On écrit tant de livres et on perd de vue le principal : à l’Occident on a perdu le Christ… et l’Occident tombe à cause de cela, uniquement à cause de cela. » Quel catholique français n’applaudirait… s’il ne se heurtait point devant l’incidente, que d’abord j’omettais : « On a perdu le Christ, — par la faute du catholicisme. » Quel catholique français dès lors oserait se laisser émouvoir par les larmes de piété dont cette correspondance ruisselle ? En vain Dostoïevski voudra-t-il « révéler au monde un Christ russe, inconnu à l’univers et dont le principe est contenu dans notre orthodoxie », — le catholique français de par son orthodoxie à lui, se refusera d’écouter, — et c’est en vain, pour aujourd’hui du moins, que Dostoïevski ajoutera : « À mon avis, c’est là que se trouve le principe de notre future puissance civilisatrice et de la résurrection par nous de toute l’Europe, et toute l’essence de notre future force. »


De même encore si Dostoïevski peut offrir à M. de Vogüé de quoi voir en lui « de l’acharnement contre la pensée, contre la plénitude de la vie », une « sanctification de l’idiot, du neutre, de l’inactif », etc., nous lisons d’autre part dans la lettre à son frère, non donnée par Bienstock : « Ce sont des gens simples, me dira-t-on. Mais un homme simple est bien plus à craindre qu’un homme compliqué. » — À une jeune fille qui désirait « se rendre utile » et lui avait exprimé sa volonté de devenir infirmière ou sage-femme : « …en s’occupant régulièrement de son instruction on se prépare à une activité cent fois plus utile… » écrit-il ; et plus loin : « ne serait-il pas mieux de s’occuper de votre instruction supérieure ?… La plupart de nos spécialistes sont des gens profondément peu instruits… et la plupart de nos étudiants et étudiantes sont tout à fait sans aucune instruction. Quel bien peuvent-ils faire à l’humanité ! » Et certes je n’avais pas besoin de ces paroles pour comprendre que M. de Vogüé se trompait, mais tout de même on pouvait se méprendre.

Dostoïevski ne se laisse pas plus facilement enrôler pour ou contre le socialisme ; car, si Hoffmann est en droit de dire : « Socialiste, dans le sens le plus humain du mot, Dostoïevski n’a jamais cessé de l’être », ne lisons-nous pas dans la correspondance : « Déjà le socialisme a rongé l’Europe ; si on tarde trop, il démolira tout. »


Conservateur, mais non traditionaliste ; tsariste, mais démocrate ; chrétien, mais non catholique romain ; libéral, mais non « progressiste », Dostoïevski reste celui dont on ne sait comment se servir. On trouve en lui de quoi mécontenter chaque parti. Car il ne se persuada jamais qu’il eût trop de toute son intelligence pour le rôle qu’il assumait — ou qu’en vue de fins immédiates, il eût le droit d’incliner, de fausser cet instrument infiniment délicat. « À propos de toutes ces tendances possibles, écrit-il, — et les mots sont soulignés par lui, — qui se sont confondues en un souhait de bienvenue pour moi (9 avril 1876), j’aurais voulu écrire un article sur l’impression causée par ces lettres… Mais, ayant réfléchi à cet article, je me suis soudain aperçu qu’il était impossible de l’écrire en toute sincérité ; alors, s’il n’y a pas de sincérité, est-ce que cela vaut la peine de l’écrire ? » Que veut-il dire ? Sans doute ceci : que pour écrire cet article opportun d’une manière qui plaise à tous et en assure le succès, il lui faudrait forcer sa pensée, la simplifier outre mesure, pousser enfin ses convictions au delà de leur naturel. C’est là ce qu’il ne peut consentir.

Par un individualisme sans dureté et qui se confond avec la simple probité de pensée, il ne consent à présenter cette pensée qu’en son intégrité complexe. Et son insuccès parmi nous n’a pas de plus forte ni de plus secrète raison.

Et je ne prétends pas insinuer que les grandes convictions emportent d’ordinaire avec elles une certaine improbité de raisonnement ; mais elles se passent volontiers d’intelligence ; et tout de même M. Barrès est trop intelligent pour n’avoir pas vite compris que ce n’est pas en éclairant équitablement une idée sur toutes ses faces qu’on lui fait faire un rapide chemin dans le monde — mais en la poussant résolument d’un seul côté.

Pour faire réussir une idée, il faut ne mettre en avant qu’elle seule, ou, si l’on préfère : pour réussir, il faut ne mettre en avant qu’une idée. Trouver une bonne formule ne suffit pas ; il s’agit de n’en plus sortir. Le public, devant chaque nom, veut savoir à quoi s’en tenir et ne supporte pas ce qui lui encombrerait le cerveau. Quand il entend nommer : Pasteur, il aime à pouvoir penser aussitôt : oui, la rage ; Nietzsche ? le surhomme ; Curie ? le radium ; Barrès ? la terre et les morts ; Quinton ? le plasma ; tout comme on disait : Bornibus ? sa moutarde. Et Parmentier, si tant est qu’il ait « inventé » la pomme de terre, est plus connu, grâce à ce seul légume, que si nous lui devions tout notre potager.

Dostoïevski faillit connaître en France le succès, lorsque M. de Vogüé inventa de nommer « religion de la souffrance » et de clicher ainsi en une formule portative la doctrine qu’il trouvait incluse dans les derniers chapitres de Crime et châtiment. Qu’elle y soit, je le veux croire, et que la formule en soit heureusement trouvée… Par malheur, elle ne contenait pas son homme ; il débordait de toutes parts. Car s’il était pourtant de ceux pour qui « une seule chose est nécessaire : connaître Dieu », du moins, cette connaissance de Dieu, voulait-il la répandre à travers son œuvre dans son humaine et anxieuse complexité.

Ibsen non plus n’était pas facile à réduire ; non plus qu’aucun de ceux dont l’œuvre demeure plus interrogative qu’affirmative. Le succès relatif des deux drames : Maison de poupée et l’Ennemi du peuple, n’est point dû à leur précellence, mais cela vient de ce qu’Ibsen y livre un semblant de conclusion, Le public est mal satisfait par l’auteur qui n’aboutit pas à quelque solution bien saillante ; c’est pécher par incertitude, croit-il, paresse de pensée ou faiblesse de conviction ; et le plus souvent, goûtant fort peu l’intelligence, cette conviction il ne la jauge qu’à la violence, la persistance et l’uniformité de l’affirmation.


Désireux de ne point élargir encore un sujet déjà si vaste, je ne chercherai pas aujourd’hui à préciser sa doctrine ; je voulais seulement indiquer ce qu’elle renferme de contradictions pour l’esprit occidental, peu accoutumé à ce désir de conciliation des extrêmes. Dostoïevski reste convaincu que ces contradictions ne sont qu’apparentes entre le nationalisme et l’européisme, entre l’individualisme et l’abnégation ; il pense que, pour ne comprendre qu’une des faces de cette question vitale, les partis opposés restent également distants de la vérité. Qu’on me permette encore une citation ; elle éclairera sans doute mieux la position de Dostoïevski qu’un commentaire ne pourrait faire [2] : « Faut-il donc être impersonnel pour être heureux ? Le salut est-il dans l’effacement ? Bien au contraire, dis-je, non seulement il ne faudrait pas s’effacer, mais il faudrait encore devenir une personnalité, même à un degré supérieur qu’on ne le devient dans l’Occident. Comprenez-moi : le sacrifice volontaire, en pleine conscience et libre de toute contrainte, le sacrifice de soi-même au profit de tous, est selon moi l’indice du plus grand développement de la personnalité, de sa supériorité, d’une possession parfaite de soi-même, du plus grand libre arbitre… Une personnalité fortement développée, tout à fait convaincue de son droit d’être une personnalité, ne craignant plus pour elle-même, ne peut rien faire d’elle-même, c’est-à-dire ne peut servir à aucun autre usage que de se sacrifier aux autres, afin que tous les autres deviennent exactement de pareilles personnalités arbitraires et heureuses. C’est la loi de la nature : l’homme normal tend à l’atteindre. »

Cette solution, le Christ la lui enseigne ; « Qui veut sauver sa vie la perdra ; qui donnera sa vie pour l’amour de moi la rendra vraiment vivante. »


Rentré à Pétersbourg dans l’hiver de 71-72, à cinquante ans, il écrit à Ianovsky : « Il faut l’avouer, la vieillesse arrive ; et cependant on n’y songe pas, on se dispose encore à écrire de nouveau (il préparait les Karamazov), à publier quelque chose qui puisse contenter enfin ; on attend encore quelque chose de la vie et cependant il est possible qu’on ait tout reçu. Je vous parle de moi ; eh bien ! je suis parfaitement heureux. » C’est ce bonheur, cette joie par delà la douleur, qu’on sent latente dans toute la vie et l’œuvre de Dostoïevski, joie qu’avait parfaitement bien flairée Nietzsche, et que je reproche en toutes choses à M. de Vogüé de n’avoir absolument pas distinguée.

Le ton des lettres de cette époque change brusquement. Ses correspondants habituels habitant avec lui Pétersbourg, ce n’est plus à eux qu’il écrit, mais à des inconnus, des correspondants de fortune qui s’adressent à lui pour être édifiés, consolés, guidés. Il faudrait presque tout citer ; mieux vaut renvoyer au livre ; je n’écris cet article que pour y amener mon lecteur.

Enfin, délivré de ses horribles soucis d’argent, il s’emploie de nouveau, durant les dernières années de sa vie, à diriger le Journal d’un homme de lettres, qui ne parut que de manière intermittente. « Je vous avoue, écrit-il au célèbre Aksakov, en novembre 1880, c’est-à-dire trois mois avant sa mort — je vous avoue, en ami, qu’ayant l’intention d’entreprendre dès l’année prochaine l’édition du Journal, j’ai souvent et longuement prié Dieu, à genoux, pour qu’il me donne un cœur pur, une parole pure, sans péché, sans envie, et incapable d’irriter. »

Dans ce Journal où M. de Vogüé ne savait voir que des « hymnes obscurs, échappant à l’analyse comme à la controverse », le peuple russe heureusement distinguait autre chose et Dostoïevski put, autour de son œuvre, sentir se réaliser à peu près ce rêve d’unité des esprits, sans unification arbitraire.

À la nouvelle de sa mort, cette communion et confusion des esprits se manifesta de manière éclatante, et si d’abord « les éléments subversifs projetèrent d’accaparer son cadavre », on vit bientôt, « par une de ces fusions inattendues dont la Russie a le secret, quand une idée nationale l’échauffe, tous les partis, tous les adversaires, tous les lambeaux disjoints de l’empire rattachés par ce mort dans une communion d’enthousiasme ».