Bienstock n’ait pas pris soin de réunir aux lettres offertes d’abord au public celles parues depuis dans diverses revues. Pourquoi, par exemple, ne donne-t-il que la première des trois lettres parues dans la Niva (avril 1898) ? Pourquoi pas la lettre du 1er décembre 1856 à Vrangel — du moins les fragments qui en ont été donnés, où Dostoïevski raconte son mariage et manifeste l’espoir d’être guéri de son hypocondrie par le bouleversement heureux de sa vie ? Pourquoi pas surtout l’admirable lettre du 22 février 1854, importante entre toutes, parue dans la Rousskaia Starina et dont la traduction (Halpérine et Ch. Morice) a paru dans la Vogue du 12 juillet 1886 ? Et si nous le félicitons de nous avoir donné en supplément de ce volume la Requête à l’empereur, les trois préfaces de la revue Vremia, cet indigeste Voyage à l’étranger, où se lisent quelques passages intéressant particulièrement la France, et le très remarquable Essai sur la bourgeoisie, — pourquoi n’y a-t-il pas joint le pathétique plaidoyer : Ma défense, écrit lors de l’affaire Petrachevsky, paru en Russie il y a huit ans, et dont la traduction française (Fréd. Rosenberg) a été donnée par la Revue de Paris ? Peut-être enfin, quelques notes explicatives, de-ci delà, eussent-elles aidé la lecture, et peut-être quelques divisions expliquant d’époque en époque, parfois, les longs intervalles de silence.
(4) « Oh ! mon ami ! Elle m’aimait infiniment et je l’aimais de même ; cependant nous ne vivions pas heureux ensemble. Je vous raconterai tout cela quand je vous verrai ; sachez seulement que, bien que très malheureux ensemble (à cause de son caractère étrange, hypocondriaque et maladivement fantasque), nous ne pouvions cesser de nous aimer. Même plus nous étions malheureux, plus nous nous attachions l’un à l’autre. Quelque étrange que cela paraisse, c’est ainsi. » (Lettre à Vrangel après la mort de sa femme.)
(5) « Pour défendre les idées qu’il croyait avoir », dit M. de Vogüé.
(6) Durant ses quatre années de bagne, Dostoïevski était resté sans nouvelles des siens ; — le 22 février 1854, dix jours avant son élargissement, il écrivait à son frère la première des lettres de Sibérie dont nous avons connaissance, cette lettre admirable que je regrette de ne pas trouver dans le recueil de M. Bienstock : « Je puis enfin causer avec toi plus longuement, plus sûrement aussi, il me semble… Mais avant tout, laisse-moi te demander, au nom de Dieu, pourquoi tu ne m’as pas encore écrit une seule ligne. Je n’aurais jamais cru cela ! Combien de fois, dans ma prison, dans ma solitude, ai-je senti venir le véritable désespoir en pensant que, peut-être, tu n’existais plus ; et je réfléchissais durant des nuits entières au sort de tes enfants, et je maudissais la destinée qui ne me permettait pas de leur venir en aide… Se pourrait-il qu’on t’eût défendu de m’écrire ? Mais cela est permis ! Tous les condamnés politiques reçoivent ici plusieurs lettres par an… Mais je crois avoir deviné la véritable cause de ton silence : c’est ton apathie naturelle… »
(7) Lettre à Mikhaïl, du 22 février 1854, non donnée par Bienstock.
II
Homme d’aucun parti, craignant l’esprit de faction qui divise, il écrivait : « La pensée qui m’occupe le plus, c’est en quoi consiste notre communion d’idées, quels sont les points sur lesquels nous pourrions nous rencontrer, tous, de n’importe quelle tendance. » Profondément convaincu que, « en la pensée russe, se concilient les antagonismes » de l’Europe, lui, « vieil Européen russe », comme il se nommait, il travaillait de toutes les forces de son âme à cette unité russe, où dans un grand amour du pays et de l’humanité devaient se fondre tous les partis. « Oui, je partage votre opinion, que la Russie achèvera l’Europe, de par sa mission même. Cela m’est évident depuis longtemps », écrit-il de Sibérie. Ailleurs, il parle des Russes comme d’une « nation vacante, capable de se mettre à la tête des intérêts communs de l’humanité entière ». Et si, par une conviction, peut-être seulement prématurée, il s’illusionnait sur l’importance du peuple russe (ce qui n’est nullement ma pensée), ce n’était point par infatuation chauvine mais par l’intuition et l’intelligence profonde qu’il avait lui-même, en tant que Russe, croyait-il, des raisons et des passions diverses des partis qui divisent l’Europe. Parlant de Pouchkine, il se loue de sa « faculté de sympathie universelle », puis ajoute : « Cette aptitude-là, il la partage précisément avec notre peuple, et c’est par là surtout qu’il est national. » Il considère l’âme russe comme « un terrain de conciliation de toutes les tendances européennes », et va jusqu’à s’écrier : « Quel est le vrai Russe qui ne pense pas avant tout à l’Europe ! » jusqu’à prononcer cette étonnante parole : « Le vagabond russe a besoin du bonheur universel pour s’apaiser. »
Convaincu que « le caractère de la future avidité russe doit être au plus haut degré panhumain, que l’idée russe sera peut-être la synthèse de toutes les idées que l’Europe développe avec tant de persévérance et de courage dans ses diverses nationalités », il tourne constamment vers l’étranger ses regards ; ses jugements politiques et sociaux sur la France et sur l’Allemagne sont pour nous les plus intéressants passages de cette correspondance. Il voyage, s’attarde en Italie, en Suisse, en Allemagne, attiré par le désir de connaître d’abord, retenu des mois durant par la continuelle question pécuniaire, soit qu’il n’ait pas assez d’argent pour continuer son voyage, payer les dettes nouvelles, soit qu’il craigne de retrouver en Russie d’anciennes dettes et de regoûter de la prison… « Avec ma santé, dit-il à quarante-neuf ans, je ne supporterais pas même six mois dans un lieu d’emprisonnement, et, surtout, je ne pourrais travailler. »
Mais, à l’étranger, l’air de la Russie, le contact avec le peuple russe, tout aussitôt lui manquent : il n’est pour lui ni de Sparte, ni de Tolède, ni de Venise ; il ne peut s’acclimater, se plaire même un instant nulle part. « Ah ! Nicolas Nicolaïevitch, écrit-il à Strakhov, comme il m’est insupportable de vivre à l’étranger, je ne saurais vous l’exprimer ! » Pas une lettre d’exil qui ne contienne la même plainte : « il faut que j’aille en Russie : ici, l’ennui m’écrase… » Et comme s’il puisait à même, là-bas, l’aliment secret de ses œuvres, comme si la sève, sitôt arraché de son sol, lui manquait : « Je n’ai pas de goût à écrire, Nicolas Nicolaïevitch, ou bien j’écris avec une grande souffrance. Qu’est-ce que cela veut dire, je ne saurais le comprendre. Je pense seulement que c’est le besoin de la Russie, il faut revenir coûte que coûte. » Et ailleurs : « J’ai besoin de la Russie, pour mon travail et pour mes œuvres… J’ai senti avec trop de netteté que n’importe où que nous vivions, ce serait indifférent, à Dresde ou ailleurs, je serai partout dans un pays étranger, détaché de ma patrie. » Et encore : « Si vous saviez jusqu’à quel point je me sens tout à fait inutile et étranger !… Je deviens stupide et borné et je perds l’habitude de la Russie. Pas d’air russe, ni de personnes russes. Enfin, je ne comprends pas du tout les émigrants russes. Ce sont des fous. » C’est pourtant à Genève, à Vevey qu’il écrit l’Idiot, l’Éternel Mari, les Possédés ; n’importe ! « Vous dites des paroles d’or à propos de mon travail ici ; en effet, je resterai en arrière, non pas au point de vue du siècle, mais au point, de vue de la connaissance de ce qui se passe chez nous (je le sais certainement mieux que vous, car journellement ! je lis trois journaux russes jusqu’à la dernière ligne et je reçois deux revues), mais je me déshabituerai du cours vivant de l’existence ; non pas de son idée, mais de son essence même ; et comme cela agit sur le travail artistique ! » De sorte que cette « sympathie universelle » s’accompagne, se fortifie d’un nationalisme ardent qui, dans l’esprit de Dostoïevski, en est le complément indispensable. Il proteste, sans lassitude, sans trêve contre ceux qu’on appelait alors là-bas les « progressistes », c’est-à-dire (j’emprunte cette définition à Strakhov), « cette race de politiciens qui attendaient les progrès de la culture russe, non point d’un développement organique du fonds national, mais d’une assimilation précipitée de l’enseignement occidental ». — « Le Français est avant tout Français, et l’Anglais Anglais, et leur but suprême est de rester eux-mêmes. C’est là qu’est leur force. » Il s’insurge « contre ces hommes qui déracinent les Russes », et n’attend pas Barrès pour mettre en garde l’étudiant qui en « s’arrachant à la société et en l’abandonnant, ne va pas au peuple, mais quelque part, à l’étranger, dans l’européisme, dans le règne absolu de l’homme universel qui n’a jamais existé et, de cette façon, rompt avec le peuple, le méprise et le méconnaît ». Tout comme Barrés à propos du « kantisme malsain », il écrit, dans la préface de la revue qu’il dirige [1] : « Quelque fertile que soit une idée importée de l’étranger, elle ne pourra prendre racine chez nous, s’acclimater et nous être réellement utile que si notre vie nationale, sans aucune inspiration et poussée du dehors, faisait surgir d’elle-même cette idée naturellement, pratiquement, par suite de sa nécessité, de son besoin reconnu pratiquement par tous. Aucune nation du monde, aucune société plus ou moins stable ne s’est formée sur un programme de commande, importé du dehors… » Et je ne connais pas dans Barrés déclaration plus catégorique ni plus pressante.
Mais tout à côté voici ce que je regrette de ne point trouver chez Barrès : La capacité de s’arracher pour un moment de son sol afin de se regarder sans parti pris est l’indice d’une très forte personnalité, en même temps que la capacité de regarder l’étranger avec bienveillance est un des dons les plus grands et les plus nobles de la nature. Et d’ailleurs Dostoïevski ne semblait-il pas prévoir l’aveuglement jusqu’où devait nous entraîner cette doctrine : « Il est impossible de détromper le Français et de l’empêcher de se croire le premier homme de l’univers. D’ailleurs, il ne sait que très peu de l’univers… De plus il ne tient pas à savoir. C’est un trait commun à toute la nation et très caractéristique. »
Il se sépare plus nettement, plus heureusement encore, de Barrès, par son individualisme.
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