Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme
après la métempsycose les pensées d’une existence antérieure ;
le sujet du livre se détachait de moi, j’étais libre de m’y
appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais
bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et
reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon
esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause,
incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais
quelle heure il pouvait être ; j’entendais le sifflement des
trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d’un oiseau dans
une forêt, relevant les distances, me décrivait l’étendue de la
campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station
prochaine ; et le petit chemin qu’il suit va être gravé dans
son souvenir par l’excitation qu’il doit à des lieux nouveaux, à
des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la
lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à
la douceur prochaine du retour.
J’appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de
l’oreiller qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de notre
enfance. Je frottais une allumette pour regarder ma montre. Bientôt
minuit. C’est l’instant où le malade, qui a été obligé de partir en
voyage et a dû coucher dans un hôtel inconnu, réveillé par une
crise, se réjouit en apercevant sous la porte une raie de jour.
Quel bonheur ! c’est déjà le matin ! Dans un moment les
domestiques seront levés, il pourra sonner, on viendra lui porter
secours. L’espérance d’être soulagé lui donne du courage pour
souffrir. Justement il a cru entendre des pas ; les pas se
rapprochent, puis s’éloignent. Et la raie de jour qui était sous sa
porte a disparu. C’est minuit ; on vient d’éteindre le
gaz ; le dernier domestique est parti et il faudra rester
toute la nuit à souffrir sans remède.
Je me rendormais, et parfois je n’avais plus que de courts
réveils d’un instant, le temps d’entendre les craquements
organiques des boiseries, d’ouvrir les yeux pour fixer le
kaléidoscope de l’obscurité, de goûter grâce à une lueur momentanée
de conscience le sommeil où étaient plongés les meubles, la
chambre, le tout dont je n’étais qu’une petite partie et à
l’insensibilité duquel je retournais vite m’unir. Ou bien en
dormant j’avais rejoint sans effort un âge à jamais révolu de ma
vie primitive, retrouvé telle de mes terreurs enfantines comme
celle que mon grand-oncle me tirât par mes boucles et qu’avait
dissipée le jour – date pour moi d’une ère nouvelle – où on les
avait coupées. J’avais oublié cet événement pendant mon sommeil,
j’en retrouvais le souvenir aussitôt que j’avais réussi à
m’éveiller pour échapper aux mains de mon grand-oncle, mais par
mesure de précaution j’entourais complètement ma tête de mon
oreiller avant de retourner dans le monde des rêves.
Quelquefois, comme Ève naquit d’une côte d’Adam, une femme
naissait pendant mon sommeil d’une fausse position de ma cuisse.
Formée du plaisir que j’étais sur le point de goûter, je
m’imaginais que c’était elle qui me l’offrait. Mon corps qui
sentait dans le sien ma propre chaleur voulait s’y rejoindre, je
m’éveillais. Le reste des humains m’apparaissait comme bien
lointain auprès de cette femme que j’avais quittée, il y avait
quelques moments à peine ; ma joue était chaude encore de son
baiser, mon corps courbaturé par le poids de sa taille. Si, comme
il arrivait quelquefois, elle avait les traits d’une femme que
j’avais connue dans la vie, j’allais me donner tout entier à ce
but : la retrouver, comme ceux qui partent en voyage pour voir
de leurs yeux une cité désirée et s’imaginent qu’on peut goûter
dans une réalité le charme du songe. Peu à peu son souvenir
s’évanouissait, j’avais oublié la fille de mon rêve.
Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des
heures, l’ordre des années et des mondes. Il les consulte
d’instinct en s’éveillant, et y lit en une seconde le point de la
terre qu’il occupe, le temps qui s’est écoulé jusqu’à son
réveil ; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre. Que
vers le matin après quelque insomnie, le sommeil le prenne en train
de lire, dans une posture trop différente de celle où il dort
habituellement, il suffit de son bras soulevé pour arrêter et faire
reculer le soleil, et à la première minute de son réveil, il ne
saura plus l’heure, il estimera qu’il vient à peine de se coucher.
Que s’il s’assoupit dans une position encore plus déplacée et
divergente, par exemple après dîner assis dans un fauteuil, alors
le bouleversement sera complet dans les mondes désorbités, le
fauteuil magique le fera voyager à toute vitesse dans le temps et
dans l’espace, et au moment d’ouvrir les paupières, il se croira
couché quelques mois plus tôt dans une autre contrée. Mais il
suffisait que, dans mon lit même, mon sommeil fût profond et
détendît entièrement mon esprit ; alors celui-ci lâchait le
plan du lieu où je m’étais endormi, et quand je m’éveillais au
milieu de la nuit, comme j’ignorais où je me trouvais, je ne savais
même pas au premier instant qui j’étais ; j’avais seulement
dans sa simplicité première le sentiment de l’existence comme il
peut frémir au fond d’un animal ; j’étais plus dénué que
l’homme des cavernes ; mais alors le souvenir – non encore du
lieu où j’étais, mais de quelques-uns de ceux que j’avais habités
et où j’aurais pu être – venait à moi comme un secours d’en haut
pour me tirer du néant d’où je n’aurais pu sortir tout seul ;
je passais en une seconde par-dessus des siècles de civilisation,
et l’image confusément entrevue de lampes à pétrole, puis de
chemises à col rabattu, recomposait peu à peu les traits originaux
de mon moi.
Peut-être l’immobilité des choses autour de nous leur est-elle
imposée par notre certitude que ce sont elles et non pas d’autres,
par l’immobilité de notre pensée en face d’elles. Toujours est-il
que, quand je me réveillais ainsi, mon esprit s’agitant pour
chercher, sans y réussir, à savoir où j’étais, tout tournait autour
de moi dans l’obscurité, les choses, les pays, les années. Mon
corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, d’après la forme de sa
fatigue, à repérer la position de ses membres pour en induire la
direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour
nommer la demeure où il se trouvait. Sa mémoire, la mémoire de ses
côtes, de ses genoux, de ses épaules, lui présentait successivement
plusieurs des chambres où il avait dormi, tandis qu’autour de lui
les murs invisibles, changeant de place selon la forme de la pièce
imaginée, tourbillonnaient dans les ténèbres. Et avant même que ma
pensée, qui hésitait au seuil des temps et des formes, eût
identifié le logis en rapprochant les circonstances, lui, – mon
corps, – se rappelait pour chacun le genre du lit, la place des
portes, la prise de jour des fenêtres, l’existence d’un couloir,
avec la pensée que j’avais en m’y endormant et que je retrouvais au
réveil. Mon côté ankylosé, cherchant à deviner son orientation,
s’imaginait, par exemple, allongé face au mur dans un grand lit à
baldaquin, et aussitôt je me disais : « Tiens, j’ai fini
par m’endormir quoique maman ne soit pas venue me dire
bonsoir », j’étais à la campagne chez mon grand-père, mort
depuis bien des années ; et mon corps, le côté sur lequel je
me reposais, gardiens fidèles d’un passé que mon esprit n’aurait
jamais dû oublier, me rappelaient la flamme de la veilleuse de
verre de Bohême, en forme d’urne, suspendue au plafond par des
chaînettes, la cheminée en marbre de Sienne, dans ma chambre à
coucher de Combray, chez mes grands-parents, en des jours lointains
qu’en ce moment je me figurais actuels sans me les représenter
exactement, et que je reverrais mieux tout à l’heure quand je
serais tout à fait éveillé.
Puis renaissait le souvenir d’une nouvelle attitude ; le
mur filait dans une autre direction : j’étais dans ma chambre
chez Mme de Saint-Loup, à la campagne. Mon Dieu !
Il est au moins dix heures, on doit avoir fini de dîner !
J’aurai trop prolongé la sieste que je fais tous les soirs en
rentrant de ma promenade avec Mme de Saint-Loup, avant
d’endosser mon habit. Car bien des années ont passé depuis Combray,
où, dans nos retours les plus tardifs, c’était les reflets rouges
du couchant que je voyais sur le vitrage de ma fenêtre. C’est un
autre genre de vie qu’on mène à Tansonville, chez Mme de
Saint-Loup, un autre genre de plaisir que je trouve à ne sortir
qu’à la nuit, à suivre au clair de lune ces chemins où je jouais
jadis au soleil ; et la chambre où je me serai endormi au lieu
de m’habiller pour le dîner, de loin je l’aperçois, quand nous
rentrons, traversée par les feux de la lampe, seul phare dans la
nuit.
Ces évocations tournoyantes et confuses ne duraient jamais que
quelques secondes ; souvent, ma brève incertitude du lieu où
je me trouvais ne distinguait pas mieux les unes des autres les
diverses suppositions dont elle était faite, que nous n’isolons, en
voyant un cheval courir, les positions successives que nous montre
le kinétoscope. Mais j’avais revu tantôt l’une, tantôt l’autre, des
chambres que j’avais habitées dans ma vie, et je finissais par me
les rappeler toutes dans les longues rêveries qui suivaient mon
réveil ; chambres d’hiver où quand on est couché, on se
blottit la tête dans un nid qu’on se tresse avec les choses les
plus disparates : un coin de l’oreiller, le haut des
couvertures, un bout de châle, le bord du lit, et un numéro des
Débats roses, qu’on finit par cimenter ensemble selon la
technique des oiseaux en s’y appuyant indéfiniment ; où, par
un temps glacial, le plaisir qu’on goûte est de se sentir séparé du
dehors (comme l’hirondelle de mer qui a son nid au fond d’un
souterrain dans la chaleur de la terre), et où, le feu étant
entretenu toute la nuit dans la cheminée, on dort dans un grand
manteau d’air chaud et fumeux, traversé des lueurs des tisons qui
se rallument, sorte d’impalpable alcôve, de chaude caverne creusée
au sein de la chambre même, zone ardente et mobile en ses contours
thermiques, aérée de souffles qui nous rafraîchissent la figure et
viennent des angles, des parties voisines de la fenêtre ou
éloignées du foyer et qui se sont refroidies ; – chambres
d’été où l’on aime être uni à la nuit tiède, où le clair de lune
appuyé aux volets entr’ouverts, jette jusqu’au pied du lit son
échelle enchantée, où on dort presque en plein air, comme la
mésange balancée par la brise à la pointe d’un rayon – ;
parfois la chambre Louis XVI, si gaie que même le premier soir je
n’y avais pas été trop malheureux, et où les colonnettes qui
soutenaient légèrement le plafond s’écartaient avec tant de grâce
pour montrer et réserver la place du lit ; parfois au
contraire celle, petite et si élevée de plafond, creusée en forme
de pyramide dans la hauteur de deux étages et partiellement revêtue
d’acajou, où, dès la première seconde, j’avais été intoxiqué
moralement par l’odeur inconnue du vétiver, convaincu de
l’hostilité des rideaux violets et de l’insolente indifférence de
la pendule qui jacassait tout haut comme si je n’eusse pas été
là ; – où une étrange et impitoyable glace à pieds
quadrangulaires barrant obliquement un des angles de la pièce se
creusait à vif dans la douce plénitude de mon champ visuel
accoutumé un emplacement qui n’y était pas prévu ; – où ma
pensée, s’efforçant pendant des heures de se disloquer, de s’étirer
en hauteur pour prendre exactement la forme de la chambre et
arriver à remplir jusqu’en haut son gigantesque entonnoir, avait
souffert bien de dures nuits, tandis que j’étais étendu dans mon
lit, les yeux levés, l’oreille anxieuse, la narine rétive, le cœur
battant ; jusqu’à ce que l’habitude eût changé la couleur des
rideaux, fait taire la pendule, enseigné la pitié à la glace
oblique et cruelle, dissimulé, sinon chassé complètement, l’odeur
du vétiver et notablement diminué la hauteur apparente du plafond.
L’habitude ! aménageuse habile mais bien lente, et qui
commence par laisser souffrir notre esprit pendant des semaines
dans une installation provisoire ; mais que malgré tout il est
bien heureux de trouver, car sans l’habitude et réduit à ses seuls
moyens, il serait impuissant à nous rendre un logis habitable.
Certes, j’étais bien éveillé maintenant : mon corps avait
viré une dernière fois et le bon ange de la certitude avait tout
arrêté autour de moi, m’avait couché sous mes couvertures, dans ma
chambre, et avait mis approximativement à leur place dans
l’obscurité ma commode, mon bureau, ma cheminée, la fenêtre sur la
rue et les deux portes. Mais j’avais beau savoir que je n’étais pas
dans les demeures dont l’ignorance du réveil m’avait en un instant
sinon présenté l’image distincte, du moins fait croire la présence
possible, le branle était donné à ma mémoire ; généralement je
ne cherchais pas à me rendormir tout de suite ; je passais la
plus grande partie de la nuit à me rappeler notre vie d’autrefois,
à Combray chez ma grand’tante, à Balbec, à Paris, à Doncières, à
Venise, ailleurs encore, à me rappeler les lieux, les personnes que
j’y avais connues, ce que j’avais vu d’elles, ce qu’on m’en avait
raconté.
À Combray, tous les jours dès la fin de l’après-midi, longtemps
avant le moment où il faudrait me mettre au lit et rester, sans
dormir, loin de ma mère et de ma grand’mère, ma chambre à coucher
redevenait le point fixe et douloureux de mes préoccupations. On
avait bien inventé, pour me distraire les soirs où on me trouvait
l’air trop malheureux, de me donner une lanterne magique, dont, en
attendant l’heure du dîner, on coiffait ma lampe ; et, à
l’instar des premiers architectes et maîtres verriers de l’âge
gothique, elle substituait à l’opacité des murs d’impalpables
irisations, de surnaturelles apparitions multicolores, où des
légendes étaient dépeintes comme dans un vitrail vacillant et
momentané. Mais ma tristesse n’en était qu’accrue, parce que rien
que le changement d’éclairage détruisait l’habitude que j’avais de
ma chambre et grâce à quoi, sauf le supplice du coucher, elle
m’était devenue supportable.
1 comment