Maintenant je ne la reconnaissais plus
et j’y étais inquiet, comme dans une chambre d’hôtel ou de
« chalet », où je fusse arrivé pour la première fois en
descendant de chemin de fer.
Au pas saccadé de son cheval, Golo, plein d’un affreux dessein,
sortait de la petite forêt triangulaire qui veloutait d’un vert
sombre la pente d’une colline, et s’avançait en tressautant vers le
château de la pauvre Geneviève de Brabant. Ce château était coupé
selon une ligne courbe qui n’était guère que la limite d’un des
ovales de verre ménagés dans le châssis qu’on glissait entre les
coulisses de la lanterne. Ce n’était qu’un pan de château, et il
avait devant lui une lande où rêvait Geneviève qui portait une
ceinture bleue. Le château et la lande étaient jaunes, et je
n’avais pas attendu de les voir pour connaître leur couleur, car,
avant les verres du châssis, la sonorité mordorée du nom de Brabant
me l’avait montrée avec évidence. Golo s’arrêtait un instant pour
écouter avec tristesse le boniment lu à haute voix par ma
grand’tante et qu’il avait l’air de comprendre parfaitement,
conformant son attitude, avec une docilité qui n’excluait pas une
certaine majesté, aux indications du texte ; puis il
s’éloignait du même pas saccadé. Et rien ne pouvait arrêter sa
lente chevauchée. Si on bougeait la lanterne, je distinguais le
cheval de Golo qui continuait à s’avancer sur les rideaux de la
fenêtre, se bombant de leurs plis, descendant dans leurs fentes. Le
corps de Golo lui-même, d’une essence aussi surnaturelle que celui
de sa monture, s’arrangeait de tout obstacle matériel, de tout
objet gênant qu’il rencontrait en le prenant comme ossature et en
se le rendant intérieur, fût-ce le bouton de la porte sur lequel
s’adaptait aussitôt et surnageait invinciblement sa robe rouge ou
sa figure pâle toujours aussi noble et aussi mélancolique, mais qui
ne laissait paraître aucun trouble de cette transvertébration.
Certes je leur trouvais du charme à ces brillantes projections
qui semblaient émaner d’un passé mérovingien et promenaient autour
de moi des reflets d’histoire si anciens. Mais je ne peux dire quel
malaise me causait pourtant cette intrusion du mystère et de la
beauté dans une chambre que j’avais fini par remplir de mon moi au
point de ne pas faire plus attention à elle qu’à lui-même.
L’influence anesthésiante de l’habitude ayant cessé, je me mettais
à penser, à sentir, choses si tristes. Ce bouton de la porte de ma
chambre, qui différait pour moi de tous les autres boutons de porte
du monde en ceci qu’il semblait ouvrir tout seul, sans que j’eusse
besoin de le tourner, tant le maniement m’en était devenu
inconscient, le voilà qui servait maintenant de corps astral à
Golo. Et dès qu’on sonnait le dîner, j’avais hâte de courir à la
salle à manger, où la grosse lampe de la suspension, ignorante de
Golo et de Barbe-Bleue, et qui connaissait mes parents et le bœuf à
la casserole, donnait sa lumière de tous les soirs, et de tomber
dans les bras de maman que les malheurs de Geneviève de Brabant me
rendaient plus chère, tandis que les crimes de Golo me faisaient
examiner ma propre conscience avec plus de scrupules.
Après le dîner, hélas, j’étais bientôt obligé de quitter maman
qui restait à causer avec les autres, au jardin s’il faisait beau,
dans le petit salon où tout le monde se retirait s’il faisait
mauvais. Tout le monde, sauf ma grand’mère qui trouvait que
« c’est une pitié de rester enfermé à la campagne » et
qui avait d’incessantes discussions avec mon père, les jours de
trop grande pluie, parce qu’il m’envoyait lire dans ma chambre au
lieu de rester dehors. « Ce n’est pas comme cela que vous le
rendrez robuste et énergique, disait-elle tristement, surtout ce
petit qui a tant besoin de prendre des forces et de la
volonté. » Mon père haussait les épaules et il examinait le
baromètre, car il aimait la météorologie, pendant que ma mère,
évitant de faire du bruit pour ne pas le troubler, le regardait
avec un respect attendri, mais pas trop fixement pour ne pas
chercher à percer le mystère de ses supériorités. Mais ma
grand’mère, elle, par tous les temps, même quand la pluie faisait
rage et que Françoise avait précipitamment rentré les précieux
fauteuils d’osier de peur qu’ils ne fussent mouillés, on la voyait
dans le jardin vide et fouetté par l’averse, relevant ses mèches
désordonnées et grises pour que son front s’imbibât mieux de la
salubrité du vent et de la pluie. Elle disait : « Enfin,
on respire ! » et parcourait les allées détrempées – trop
symétriquement alignées à son gré par le nouveau jardinier dépourvu
du sentiment de la nature et auquel mon père avait demandé depuis
le matin si le temps s’arrangerait – de son petit pas enthousiaste
et saccadé, réglé sur les mouvements divers qu’excitaient dans son
âme l’ivresse de l’orage, la puissance de l’hygiène, la stupidité
de mon éducation et la symétrie des jardins, plutôt que sur le
désir inconnu d’elle d’éviter à sa jupe prune les taches de boue
sous lesquelles elle disparaissait jusqu’à une hauteur qui était
toujours pour sa femme de chambre un désespoir et un problème.
Quand ces tours de jardin de ma grand’mère avaient lieu après
dîner, une chose avait le pouvoir de la faire rentrer :
c’était, à un des moments où la révolution de sa promenade la
ramenait périodiquement, comme un insecte, en face des lumières du
petit salon où les liqueurs étaient servies sur la table à jeu – si
ma grand’tante lui criait : « Bathilde ! viens donc
empêcher ton mari de boire du cognac ! » Pour la
taquiner, en effet (elle avait apporté dans la famille de mon père
un esprit si différent que tout le monde la plaisantait et la
tourmentait), comme les liqueurs étaient défendues à mon
grand-père, ma grand’tante lui en faisait boire quelques gouttes.
Ma pauvre grand’mère entrait, priait ardemment son mari de ne pas
goûter au cognac ; il se fâchait, buvait tout de même sa
gorgée, et ma grand’mère repartait, triste, découragée, souriante
pourtant, car elle était si humble de cœur et si douce que sa
tendresse pour les autres et le peu de cas qu’elle faisait de sa
propre personne et de ses souffrances, se conciliaient dans son
regard en un sourire où, contrairement à ce qu’on voit dans le
visage de beaucoup d’humains, il n’y avait d’ironie que pour
elle-même, et pour nous tous comme un baiser de ses yeux qui ne
pouvaient voir ceux qu’elle chérissait sans les caresser
passionnément du regard. Ce supplice que lui infligeait ma
grand’tante, le spectacle des vaines prières de ma grand’mère et de
sa faiblesse, vaincue d’avance, essayant inutilement d’ôter à mon
grand-père le verre à liqueur, c’était de ces choses à la vue
desquelles on s’habitue plus tard jusqu’à les considérer en riant
et à prendre le parti du persécuteur assez résolument et gaiement
pour se persuader à soi-même qu’il ne s’agit pas de
persécution ; elles me causaient alors une telle horreur, que
j’aurais aimé battre ma grand’tante. Mais dès que
j’entendais : « Bathilde, viens donc empêcher ton mari de
boire du cognac ! » déjà homme par la lâcheté, je faisais
ce que nous faisons tous, une fois que nous sommes grands, quand il
y a devant nous des souffrances et des injustices : je ne
voulais pas les voir ; je montais sangloter tout en haut de la
maison à côté de la salle d’études, sous les toits, dans une petite
pièce sentant l’iris, et que parfumait aussi un cassis sauvage
poussé au dehors entre les pierres de la muraille et qui passait
une branche de fleurs par la fenêtre entr’ouverte. Destinée à un
usage plus spécial et plus vulgaire, cette pièce, d’où l’on voyait
pendant le jour jusqu’au donjon de Roussainville-le-Pin, servit
longtemps de refuge pour moi, sans doute parce qu’elle était la
seule qu’il me fût permis de fermer à clef, à toutes celles de mes
occupations qui réclamaient une inviolable solitude : la
lecture, la rêverie, les larmes et la volupté. Hélas ! je ne
savais pas que, bien plus tristement que les petits écarts de
régime de son mari, mon manque de volonté, ma santé délicate,
l’incertitude qu’ils projetaient sur mon avenir, préoccupaient ma
grand’mère, au cours de ces déambulations incessantes, de
l’après-midi et du soir, où on voyait passer et repasser,
obliquement levé vers le ciel, son beau visage aux joues brunes et
sillonnées, devenues au retour de l’âge presque mauves comme les
labours à l’automne, barrées, si elle sortait, par une voilette à
demi relevée, et sur lesquelles, amené là par le froid ou quelque
triste pensée, était toujours en train de sécher un pleur
involontaire.
Ma seule consolation, quand je montais me coucher, était que
maman viendrait m’embrasser quand je serais dans mon lit. Mais ce
bonsoir durait si peu de temps, elle redescendait si vite, que le
moment où je l’entendais monter, puis où passait dans le couloir à
double porte le bruit léger de sa robe de jardin en mousseline
bleue, à laquelle pendaient de petits cordons de paille tressée,
était pour moi un moment douloureux. Il annonçait celui qui allait
le suivre, où elle m’aurait quitté, où elle serait redescendue. De
sorte que ce bonsoir que j’aimais tant, j’en arrivais à souhaiter
qu’il vînt le plus tard possible, à ce que se prolongeât le temps
de répit où maman n’était pas encore venue. Quelquefois quand,
après m’avoir embrassé, elle ouvrait la porte pour partir, je
voulais la rappeler, lui dire « embrasse-moi une fois
encore », mais je savais qu’aussitôt elle aurait son visage
fâché, car la concession qu’elle faisait à ma tristesse et à mon
agitation en montant m’embrasser, en m’apportant ce baiser de paix,
agaçait mon père qui trouvait ces rites absurdes, et elle eût voulu
tâcher de m’en faire perdre le besoin, l’habitude, bien loin de me
laisser prendre celle de lui demander, quand elle était déjà sur le
pas de la porte, un baiser de plus. Or la voir fâchée détruisait
tout le calme qu’elle m’avait apporté un instant avant, quand elle
avait penché vers mon lit sa figure aimante, et me l’avait tendue
comme une hostie pour une communion de paix où mes lèvres
puiseraient sa présence réelle et le pouvoir de m’endormir. Mais
ces soirs-là, où maman en somme restait si peu de temps dans ma
chambre, étaient doux encore en comparaison de ceux où il y avait
du monde à dîner et où, à cause de cela, elle ne montait pas me
dire bonsoir. Le monde se bornait habituellement à M. Swann, qui,
en dehors de quelques étrangers de passage, était à peu près la
seule personne qui vînt chez nous à Combray, quelquefois pour dîner
en voisin (plus rarement depuis qu’il avait fait ce mauvais
mariage, parce que mes parents ne voulaient pas recevoir sa femme),
quelquefois après le dîner, à l’improviste. Les soirs où, assis
devant la maison sous le grand marronnier, autour de la table de
fer, nous entendions au bout du jardin, non pas le grelot profus et
criard qui arrosait, qui étourdissait au passage de son bruit
ferrugineux, intarissable et glacé, toute personne de la maison qui
le déclenchait en entrant « sans sonner », mais le double
tintement timide, ovale et doré de la clochette pour les étrangers,
tout le monde aussitôt se demandait : « Une visite, qui
cela peut-il être ? » mais on savait bien que cela ne
pouvait être que M. Swann ; ma grand’tante parlant à haute
voix, pour prêcher d’exemple, sur un ton qu’elle s’efforçait de
rendre naturel, disait de ne pas chuchoter ainsi ; que rien
n’est plus désobligeant pour une personne qui arrive et à qui cela
fait croire qu’on est en train de dire des choses qu’elle ne doit
pas entendre ; et on envoyait en éclaireur ma grand’mère,
toujours heureuse d’avoir un prétexte pour faire un tour de jardin
de plus, et qui en profitait pour arracher subrepticement au
passage quelques tuteurs de rosiers afin de rendre aux roses un peu
de naturel, comme une mère qui, pour les faire bouffer, passe la
main dans les cheveux de son fils que le coiffeur a trop
aplatis.
Nous restions tous suspendus aux nouvelles que ma grand’mère
allait nous apporter de l’ennemi, comme si on eût pu hésiter entre
un grand nombre possible d’assaillants, et bientôt après mon
grand-père disait : « Je reconnais la voix de
Swann. » On ne le reconnaissait en effet qu’à la voix, on
distinguait mal son visage au nez busqué, aux yeux verts, sous un
haut front entouré de cheveux blonds presque roux, coiffés à la
Bressant, parce que nous gardions le moins de lumière possible au
jardin pour ne pas attirer les moustiques et j’allais, sans en
avoir l’air, dire qu’on apportât les sirops ; ma grand’mère
attachait beaucoup d’importance, trouvant cela plus aimable, à ce
qu’ils n’eussent pas l’air de figurer d’une façon exceptionnelle,
et pour les visites seulement. M.
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