Je n’étais pas non plus médiocrement fier vis-à-vis de
Françoise de ce retour des choses humaines, qui, une heure après
que maman avait refusé de monter dans ma chambre et m’avait fait
dédaigneusement répondre que je devrais dormir, m’élevait à la
dignité de grande personne et m’avait fait atteindre tout d’un coup
à une sorte de puberté du chagrin, d’émancipation des larmes.
J’aurais dû être heureux : je ne l’étais pas. Il me semblait
que ma mère venait de me faire une première concession qui devait
lui être douloureuse, que c’était une première abdication de sa
part devant l’idéal qu’elle avait conçu pour moi, et que pour la
première fois, elle, si courageuse, s’avouait vaincue. Il me
semblait que si je venais de remporter une victoire c’était contre
elle, que j’avais réussi comme auraient pu faire la maladie, des
chagrins, ou l’âge, à détendre sa volonté, à faire fléchir sa
raison, et que cette soirée commençait une ère, resterait comme une
triste date. Si j’avais osé maintenant, j’aurais dit à maman :
« Non je ne veux pas, ne couche pas ici. » Mais je
connaissais la sagesse pratique, réaliste comme on dirait
aujourd’hui, qui tempérait en elle la nature ardemment idéaliste de
ma grand’mère, et je savais que, maintenant que le mal était fait,
elle aimerait mieux m’en laisser du moins goûter le plaisir calmant
et ne pas déranger mon père. Certes, le beau visage de ma mère
brillait encore de jeunesse ce soir-là où elle me tenait si
doucement les mains et cherchait à arrêter mes larmes ; mais
justement il me semblait que cela n’aurait pas dû être, sa colère
eût été moins triste pour moi que cette douceur nouvelle que
n’avait pas connue mon enfance ; il me semblait que je venais
d’une main impie et secrète de tracer dans son âme une première
ride et d’y faire apparaître un premier cheveu blanc. Cette pensée
redoubla mes sanglots, et alors je vis maman, qui jamais ne se
laissait aller à aucun attendrissement avec moi, être tout d’un
coup gagnée par le mien et essayer de retenir une envie de pleurer.
Comme elle sentit que je m’en étais aperçu, elle me dit en
riant : « Voilà mon petit jaunet, mon petit serin, qui va
rendre sa maman aussi bêtasse que lui, pour peu que cela continue.
Voyons, puisque tu n’as pas sommeil ni ta maman non plus, ne
restons pas à nous énerver, faisons quelque chose, prenons un de
tes livres. » Mais je n’en avais pas là. « Est-ce que tu
aurais moins de plaisir si je sortais déjà les livres que ta
grand’mère doit te donner pour ta fête ? Pense bien : tu
ne seras pas déçu de ne rien avoir après-demain ? »
J’étais au contraire enchanté et maman alla chercher un paquet de
livres dont je ne pus deviner, à travers le papier qui les
enveloppait, que la taille courte et large, mais qui, sous ce
premier aspect, pourtant sommaire et voilé, éclipsaient déjà la
boîte à couleurs du Jour de l’An et les vers à soie de l’an
dernier. C’était la Mare au Diable, François le Champi, la
Petite Fadette et les Maîtres Sonneurs. Ma
grand’mère, ai-je su depuis, avait d’abord choisi les poésies de
Musset, un volume de Rousseau et Indiana ; car si
elle jugeait les lectures futiles aussi malsaines que les bonbons
et les pâtisseries, elles ne pensait pas que les grands souffles du
génie eussent sur l’esprit même d’un enfant une influence plus
dangereuse et moins vivifiante que sur son corps le grand air et le
vent du large. Mais mon père l’ayant presque traitée de folle en
apprenant les livres qu’elle voulait me donner, elle était
retournée elle-même à Jouy-le-Vicomte chez le libraire pour que je
ne risquasse pas de ne pas avoir mon cadeau (c’était un jour
brûlant et elle était rentrée si souffrante que le médecin avait
averti ma mère de ne pas la laisser se fatiguer ainsi) et elle
s’était rabattue sur les quatre romans champêtres de George Sand.
« Ma fille, disait-elle à maman, je ne pourrais me décider à
donner à cet enfant quelque chose de mal écrit. »
En réalité, elle ne se résignait jamais à rien acheter dont on
ne pût tirer un profit intellectuel, et surtout celui que nous
procurent les belles choses en nous apprenant à chercher notre
plaisir ailleurs que dans les satisfactions du bien-être et de la
vanité. Même quand elle avait à faire à quelqu’un un cadeau dit
utile, quand elle avait à donner un fauteuil, des couverts, une
canne, elle les cherchait « anciens », comme si leur
longue désuétude ayant effacé leur caractère d’utilité, ils
paraissaient plutôt disposés pour nous raconter la vie des hommes
d’autrefois que pour servir aux besoins de la nôtre. Elle eût aimé
que j’eusse dans ma chambre des photographies des monuments ou des
paysages les plus beaux. Mais au moment d’en faire l’emplette, et
bien que la chose représentée eût une valeur esthétique, elle
trouvait que la vulgarité, l’utilité reprenaient trop vite leur
place dans le mode mécanique de représentation, la photographie.
Elle essayait de ruser et, sinon d’éliminer entièrement la banalité
commerciale, du moins de la réduire, d’y substituer, pour la plus
grande partie, de l’art encore, d’y introduire comme plusieurs
« épaisseurs » d’art : au lieu de photographies de
la Cathédrale de Chartres, des Grandes Eaux de Saint-Cloud, du
Vésuve, elle se renseignait auprès de Swann si quelque grand
peintre ne les avait pas représentés, et préférait me donner des
photographies de la Cathédrale de Chartres par Corot, des Grandes
Eaux de Saint-Cloud par Hubert Robert, du Vésuve par Turner, ce qui
faisait un degré d’art de plus. Mais si le photographe avait été
écarté de la représentation du chef-d’œuvre ou de la nature et
remplacé par un grand artiste, il reprenait ses droits pour
reproduire cette interprétation même. Arrivée à l’échéance de la
vulgarité, ma grand’mère tâchait de la reculer encore. Elle
demandait à Swann si l’œuvre n’avait pas été gravée, préférant,
quand c’était possible, des gravures anciennes et ayant encore un
intérêt au delà d’elles-mêmes, par exemple celles qui représentent
un chef-d’œuvre dans un état où nous ne pouvons plus le voir
aujourd’hui (comme la gravure de la Cène de Léonard avant
sa dégradation, par Morgan). Il faut dire que les résultats de
cette manière de comprendre l’art de faire un cadeau ne furent pas
toujours très brillants. L’idée que je pris de Venise d’après un
dessin du Titien qui est censé avoir pour fond la lagune, était
certainement beaucoup moins exacte que celle que m’eussent donnée
de simples photographies. On ne pouvait plus faire le compte à la
maison, quand ma grand’tante voulait dresser un réquisitoire contre
ma grand’mère, des fauteuils offerts par elle à de jeunes fiancés
ou à de vieux époux, qui, à la première tentative qu’on avait faite
pour s’en servir, s’étaient immédiatement effondrés sous le poids
d’un des destinataires. Mais ma grand’mère aurait cru mesquin de
trop s’occuper de la solidité d’une boiserie où se distinguaient
encore une fleurette, un sourire, quelquefois une belle imagination
du passé. Même ce qui dans ces meubles répondait à un besoin, comme
c’était d’une façon à laquelle nous ne sommes plus habitués, la
charmait comme les vieilles manières de dire où nous voyons une
métaphore, effacée, dans notre moderne langage, par l’usure de
l’habitude. Or, justement, les romans champêtres de George Sand
qu’elle me donnait pour ma fête, étaient pleins, ainsi qu’un
mobilier ancien, d’expressions tombées en désuétude et redevenues
imagées, comme on n’en trouve plus qu’à la campagne. Et ma
grand’mère les avait achetés de préférence à d’autres, comme elle
eût loué plus volontiers une propriété où il y aurait eu un
pigeonnier gothique, ou quelqu’une de ces vieilles choses qui
exercent sur l’esprit une heureuse influence en lui donnant la
nostalgie d’impossibles voyages dans le temps.
Maman s’assit à côté de mon lit ; elle avait pris
François le Champi à qui sa couverture rougeâtre et son
titre incompréhensible donnaient pour moi une personnalité
distincte et un attrait mystérieux. Je n’avais jamais lu encore de
vrais romans. J’avais entendu dire que George Sand était le type du
romancier. Cela me disposait déjà à imaginer dans François le
Champi quelque chose d’indéfinissable et de délicieux. Les
procédés de narration destinés à exciter la curiosité ou
l’attendrissement, certaines façons de dire qui éveillent
l’inquiétude et la mélancolie, et qu’un lecteur un peu instruit
reconnaît pour communs à beaucoup de romans, me paraissaient
simples – à moi qui considérais un livre nouveau non comme une
chose ayant beaucoup de semblables, mais comme une personne unique,
n’ayant de raison d’exister qu’en soi – une émanation troublante de
l’essence particulière à François le Champi. Sous ces
événements si journaliers, ces choses si communes, ces mots si
courants, je sentais comme une intonation, une accentuation
étrange. L’action s’engagea ; elle me parut d’autant plus
obscure que dans ce temps-là, quand je lisais, je rêvassais
souvent, pendant des pages entières, à tout autre chose. Et aux
lacunes que cette distraction laissait dans le récit, s’ajoutait,
quand c’était maman qui me lisait à haute voix, qu’elle passait
toutes les scènes d’amour.
1 comment