Aussi tous les changements bizarres qui
se produisent dans l’attitude respective de la meunière et de
l’enfant et qui ne trouvent leur explication que dans les progrès
d’un amour naissant me paraissaient empreints d’un profond mystère
dont je me figurais volontiers que la source devait être dans ce
nom inconnu et si doux de « Champi » qui mettait sur
l’enfant, qui le portait sans que je susse pourquoi, sa couleur
vive, empourprée et charmante. Si ma mère était une lectrice
infidèle, c’était aussi, pour les ouvrages où elle trouvait
l’accent d’un sentiment vrai, une lectrice admirable par le respect
et la simplicité de l’interprétation, par la beauté et la douceur
du son. Même dans la vie, quand c’étaient des êtres et non des
œuvres d’art qui excitaient ainsi son attendrissement ou son
admiration, c’était touchant de voir avec quelle déférence elle
écartait de sa voix, de son geste, de ses propos, tel éclat de
gaîté qui eût pu faire mal à cette mère qui avait autrefois perdu
un enfant, tel rappel de fête, d’anniversaire, qui aurait pu faire
penser ce vieillard à son grand âge, tel propos de ménage qui
aurait paru fastidieux à ce jeune savant. De même, quand elle
lisait la prose de George Sand, qui respire toujours cette bonté,
cette distinction morale que maman avait appris de ma grand’mère à
tenir pour supérieures à tout dans la vie, et que je ne devais lui
apprendre que bien plus tard à ne pas tenir également pour
supérieures à tout dans les livres, attentive à bannir de sa voix
toute petitesse, toute affectation qui eût pu empêcher le flot
puissant d’y être reçu, elle fournissait toute la tendresse
naturelle, toute l’ample douceur qu’elles réclamaient à ces phrases
qui semblaient écrites pour sa voix et qui pour ainsi dire tenaient
tout entières dans le registre de sa sensibilité. Elle retrouvait
pour les attaquer dans le ton qu’il faut l’accent cordial qui leur
préexiste et les dicta, mais que les mots n’indiquent pas ;
grâce à lui elle amortissait au passage toute crudité dans les
temps des verbes, donnait à l’imparfait et au passé défini la
douceur qu’il y a dans la bonté, la mélancolie qu’il y a dans la
tendresse, dirigeait la phrase qui finissait vers celle qui allait
commencer, tantôt pressant, tantôt ralentissant la marche des
syllabes pour les faire entrer, quoique leurs quantités fussent
différentes, dans un rythme uniforme, elle insufflait à cette prose
si commune une sorte de vie sentimentale et continue.
Mes remords étaient calmés, je me laissais aller à la douceur de
cette nuit où j’avais ma mère auprès de moi. Je savais qu’une telle
nuit ne pourrait se renouveler ; que le plus grand désir que
j’eusse au monde, garder ma mère dans ma chambre pendant ces
tristes heures nocturnes, était trop en opposition avec les
nécessités de la vie et le vœu de tous, pour que l’accomplissement
qu’on lui avait accordé ce soir pût être autre chose que factice et
exceptionnel. Demain mes angoisses reprendraient et maman ne
resterait pas là. Mais quand mes angoisses étaient calmées, je ne
les comprenais plus ; puis demain soir était encore
lointain ; je me disais que j’aurais le temps d’aviser, bien
que ce temps-là ne pût m’apporter aucun pouvoir de plus, puisqu’il
s’agissait de choses qui ne dépendaient pas de ma volonté et que
seul me faisait paraître plus évitables l’intervalle qui les
séparait encore de moi.
* * *
C’est ainsi que, pendant longtemps, quand, réveillé la nuit, je
me ressouvenais de Combray, je n’en revis jamais que cette sorte de
pan lumineux, découpé au milieu d’indistinctes ténèbres, pareil à
ceux que l’embrasement d’un feu de bengale ou quelque projection
électrique éclairent et sectionnent dans un édifice dont les autres
parties restent plongées dans la nuit : à la base assez large,
le petit salon, la salle à manger, l’amorce de l’allée obscure par
où arriverait M. Swann, l’auteur inconscient de mes tristesses, le
vestibule où je m’acheminais vers la première marche de l’escalier,
si cruel à monter, qui constituait à lui seul le tronc fort étroit
de cette pyramide irrégulière ; et, au faîte, ma chambre à
coucher avec le petit couloir à porte vitrée pour l’entrée de
maman ; en un mot, toujours vu à la même heure, isolé de tout
ce qu’il pouvait y avoir autour, se détachant seul sur l’obscurité,
le décor strictement nécessaire (comme celui qu’on voit indiqué en
tête des vieilles pièces pour les représentations en province) au
drame de mon déshabillage ; comme si Combray n’avait consisté
qu’en deux étages reliés par un mince escalier et comme s’il n’y
avait jamais été que sept heures du soir. À vrai dire, j’aurais pu
répondre à qui m’eût interrogé que Combray comprenait encore autre
chose et existait à d’autres heures. Mais comme ce que je m’en
serais rappelé m’eût été fourni seulement par la mémoire
volontaire, la mémoire de l’intelligence, et comme les
renseignements qu’elle donne sur le passé ne conservent rien de
lui, je n’aurais jamais eu envie de songer à ce reste de Combray.
Tout cela était en réalité mort pour moi.
Mort à jamais ? C’était possible.
Il y a beaucoup de hasard en tout ceci, et un second hasard,
celui de notre mort, souvent ne nous permet pas d’attendre
longtemps les faveurs du premier.
Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de
ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être
inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée, perdues
en effet pour nous jusqu’au jour, qui pour beaucoup ne vient
jamais, où nous nous trouvons passer près de l’arbre, entrer en
possession de l’objet qui est leur prison. Alors elles
tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons
reconnues, l’enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont
vaincu la mort et reviennent vivre avec nous.
Il en est ainsi de notre passé. C’est peine perdue que nous
cherchions à l’évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont
inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en
quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet
objet matériel), que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend
du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne
le rencontrions pas.
Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui
n’était pas le théâtre et la drame de mon coucher n’existait plus
pour moi, quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma
mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre,
contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne
sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux
courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été
moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et
bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la
perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une
cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de
madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du
gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se
passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait
envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt
rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres
inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère
l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt
cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de
me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir
cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût
du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne
devait pas être de même nature. D’où venait-elle ? Que
signifiait-elle ? Où l’appréhender ? Je bois une seconde
gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une
troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps
que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair
que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y
a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter
indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage
que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui
redemander et retrouver intact à ma disposition, tout à l’heure,
pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers
mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité.
1 comment