Mais comment ?
Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par
lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays
obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de
rien. Chercher ? pas seulement : créer. Il est en face de
quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser,
puis faire entrer dans sa lumière.
Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état
inconnu, qui n’apportait aucune preuve logique, mais l’évidence de
sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres
s’évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître. Je
rétrograde par la pensée au moment où je pris la première cuillerée
de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je
demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois
la sensation qui s’enfuit. Et, pour que rien ne brise l’élan dont
il va tâcher de la ressaisir, j’écarte tout obstacle, toute idée
étrangère, j’abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits
de la chambre voisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans
réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que
je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire avant une
tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant
lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette
première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se
déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à
une grande profondeur ; je ne sais ce que c’est, mais cela
monte lentement ; j’éprouve la résistance et j’entends la
rumeur des distances traversées.
Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être
l’image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la
suivre jusqu’à moi. Mais il se débat trop loin, trop
confusément ; à peine si je perçois le reflet neutre où se
confond l’insaisissable tourbillon des couleurs remuées ; mais
je ne puis distinguer la forme, lui demander comme au seul
interprète possible, de me traduire le témoignage de sa
contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander
de m’apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle
époque du passé il s’agit.
Arrivera-t-il jusqu’à la surface de ma claire conscience, ce
souvenir, l’instant ancien que l’attraction d’un instant identique
est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de
moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est
arrêté, redescendu peut-être ; qui sait s’il remontera jamais
de sa nuit ? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers
lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche
difficile, de toute œuvre importante, m’a conseillé de laisser
cela, de boire mon thé en pensant simplement à mes ennuis
d’aujourd’hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans
peine.
Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était
celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray
(parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe),
quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie
m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de
tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé
avant que je n’y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant
souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des
pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se
lier à d’autres plus récents ; peut-être parce que, de ces
souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne
survivait, tout s’était désagrégé ; les formes – et celle
aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous
son plissage sévère et dévot – s’étaient abolies, ou,
ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût
permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien
rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des
choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles,
plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent
encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à
espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur
leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du
souvenir.
Et dès que j’eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé
dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas
encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce
souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise
sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre
s’appliquer au petit pavillon donnant sur le jardin, qu’on avait
construit pour mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que
seul j’avais revu jusque-là) ; et avec la maison, la ville, la
Place où on m’envoyait avant déjeuner, les rues où j’allais faire
des courses depuis le matin jusqu’au soir et par tous les temps,
les chemins qu’on prenait si le temps était beau. Et comme dans ce
jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine
rempli d’eau de petits morceaux de papier jusque-là indistincts
qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se
colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des
personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant
toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et
les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs
petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela
qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma
tasse de thé.
II
Combray de loin, à dix lieues à la ronde, vu du chemin de fer
quand nous y arrivions la dernière semaine avant Pâques, ce n’était
qu’une église résumant la ville, la représentant, parlant d’elle et
pour elle aux lointains, et, quand on approchait, tenant serrés
autour de sa haute mante sombre, en plein champ, contre le vent,
comme une pastoure ses brebis, les dos laineux et gris des maisons
rassemblées qu’un reste de remparts du moyen âge cernait çà et là
d’un trait aussi parfaitement circulaire qu’une petite ville dans
un tableau de primitif. À l’habiter, Combray était un peu triste,
comme ses rues dont les maisons construites en pierres noirâtres du
pays, précédées de degrés extérieurs, coiffées de pignons qui
rabattaient l’ombre devant elles, étaient assez obscures pour qu’il
fallût dès que le jour commençait à tomber relever les rideaux dans
les « salles » ; des rues aux graves noms de saints
(desquels plusieurs se rattachaient à l’histoire des premiers
seigneurs de Combray) : rue Saint-Hilaire, rue Saint-Jacques
où était la maison de ma tante, rue Sainte-Hildegarde, où donnait
la grille, et rue du Saint-Esprit sur laquelle s’ouvrait la petite
porte latérale de son jardin ; et ces rues de Combray existent
dans une partie de ma mémoire si reculée, peinte de couleurs si
différentes de celles qui maintenant revêtent pour moi le monde,
qu’en vérité elles me paraissent toutes, et l’église qui les
dominait sur la Place, plus irréelles encore que les projections de
la lanterne magique ; et qu’à certains moments, il me semble
que pouvoir encore traverser la rue Saint-Hilaire, pouvoir louer
une chambre rue de l’Oiseau – à la vieille hôtellerie de l’Oiseau
Flesché, des soupiraux de laquelle montait une odeur de cuisine qui
s’élève encore par moments en moi aussi intermittente et aussi
chaude – serait une entrée en contact avec l’Au-delà plus
merveilleusement surnaturelle que de faire la connaissance de Golo
et de causer avec Geneviève de Brabant.
La cousine de mon grand-père – ma grand’tante – chez qui nous
habitions, était la mère de cette tante Léonie qui, depuis la mort
de son mari, mon oncle Octave, n’avait plus voulu quitter, d’abord
Combray, puis à Combray sa maison, puis sa chambre, puis son lit et
ne « descendait » plus, toujours couchée dans un état
incertain de chagrin, de débilité physique, de maladie, d’idée fixe
et de dévotion. Son appartement particulier donnait sur la rue
Saint-Jacques qui aboutissait beaucoup plus loin au Grand-Pré (par
opposition au Petit-Pré, verdoyant au milieu de la ville, entre
trois rues), et qui, unie, grisâtre, avec les trois hautes marches
de grès presque devant chaque porte, semblait comme un défilé
pratiqué par un tailleur d’images gothiques à même la pierre où il
eût sculpté une crèche ou un calvaire. Ma tante n’habitait plus
effectivement que deux chambres contiguës, restant l’après-midi
dans l’une pendant qu’on aérait l’autre. C’étaient de ces chambres
de province qui – de même qu’en certains pays des parties entières
de l’air ou de la mer sont illuminées ou parfumées par des myriades
de protozoaires que nous ne voyons pas – nous enchantent des mille
odeurs qu’y dégagent les vertus, la sagesse, les habitudes, toute
une vie secrète, invisible, surabondante et morale que l’atmosphère
y tient en suspens ; odeurs naturelles encore, certes, et
couleur du temps comme celles de la campagne voisine, mais déjà
casanières, humaines et renfermées, gelée exquise, industrieuse et
limpide de tous les fruits de l’année qui ont quitté le verger pour
l’armoire ; saisonnières, mais mobilières et domestiques,
corrigeant le piquant de la gelée blanche par la douceur du pain
chaud, oisives et ponctuelles comme une horloge de village,
flâneuses et rangées, insoucieuses et prévoyantes, lingères,
matinales, dévotes, heureuses d’une paix qui n’apporte qu’un
surcroît d’anxiété et d’un prosaïsme qui sert de grand réservoir de
poésie à celui qui la traverse sans y avoir vécu. L’air y était
saturé de la fine fleur d’un silence si nourricier, si succulent
que je ne m’y avançais qu’avec une sorte de gourmandise, surtout
par ces premiers matins encore froids de la semaine de Pâques où je
le goûtais mieux parce que je venais seulement d’arriver à
Combray : avant que j’entrasse souhaiter le bonjour à ma tante
on me faisait attendre un instant dans la première pièce où le
soleil, d’hiver encore, était venu se mettre au chaud devant le
feu, déjà allumé entre les deux briques et qui badigeonnait toute
la chambre d’une odeur de suie, en faisait comme un de ces grands
« devants de four » de campagne, ou de ces manteaux de
cheminée de châteaux, sous lesquels on souhaite que se déclarent
dehors la pluie, la neige, même quelque catastrophe diluvienne pour
ajouter au confort de la réclusion la poésie de l’hivernage ;
je faisais quelques pas du prie-Dieu aux fauteuils en velours
frappé, toujours revêtus d’un appui-tête au crochet ; et le
feu cuisant comme une pâte les appétissantes odeurs dont l’air de
la chambre était tout grumeleux et qu’avait déjà fait travailler et
« lever » la fraîcheur humide et ensoleillée du matin, il
les feuilletait, les dorait, les godait, les boursouflait, en
faisant un invisible et palpable gâteau provincial, un immense
« chausson » où, à peine goûtés les arômes plus
croustillants, plus fins, plus réputés, mais plus secs aussi du
placard, de la commode, du papier à ramages, je revenais toujours
avec une convoitise inavouée m’engluer dans l’odeur médiane,
poisseuse, fade, indigeste et fruitée du couvre-lit à fleurs.
Dans la chambre voisine, j’entendais ma tante qui causait toute
seule à mi-voix. Elle ne parlait jamais qu’assez bas parce qu’elle
croyait avoir dans la tête quelque chose de cassé et de flottant
qu’elle eût déplacé en parlant trop fort, mais elle ne restait
jamais longtemps, même seule, sans dire quelque chose, parce
qu’elle croyait que c’était salutaire pour sa gorge et qu’en
empêchant le sang de s’y arrêter, cela rendrait moins fréquents les
étouffements et les angoisses dont elle souffrait ; puis, dans
l’inertie absolue où elle vivait, elle prêtait à ses moindres
sensations une importance extraordinaire ; elle les douait
d’une motilité qui lui rendait difficile de les garder pour elle,
et à défaut de confident à qui les communiquer, elle se les
annonçait à elle-même, en un perpétuel monologue qui était sa seule
forme d’activité. Malheureusement, ayant pris l’habitude de penser
tout haut, elle ne faisait pas toujours attention à ce qu’il n’y
eût personne dans la chambre voisine, et je l’entendais souvent se
dire à elle-même : « Il faut que je me rappelle bien que
je n’ai pas dormi » (car ne jamais dormir était sa grande
prétention dont notre langage à tous gardait le respect et la
trace : le matin Françoise ne venait pas
« l’éveiller », mais « entrait » chez
elle ; quand ma tante voulait faire un somme dans la journée,
on disait qu’elle voulait « réfléchir » ou
« reposer » ; et quand il lui arrivait de s’oublier
en causant jusqu’à dire : « ce qui m’a réveillée »
ou « j’ai rêvé que », elle rougissait et se reprenait au
plus vite).
Au bout d’un moment, j’entrais l’embrasser ; Françoise
faisait infuser son thé ; ou, si ma tante se sentait agitée,
elle demandait à la place sa tisane, et c’étais moi qui étais
chargé de faire tomber du sac de pharmacie dans une assiette la
quantité de tilleul qu’il fallait mettre ensuite dans l’eau
bouillante. Le desséchement des tiges les avait incurvées en un
capricieux treillage dans les entrelacs duquel s’ouvraient les
fleurs pâles, comme si un peintre les eût arrangées, les eût fait
poser de la façon la plus ornementale. Les feuilles, ayant perdu ou
changé leur aspect, avaient l’air des choses les plus disparates,
d’une aile transparente de mouche, de l’envers blanc d’une
étiquette, d’un pétale de rose, mais qui eussent été empilées,
concassées ou tressées comme dans la confection d’un nid. Mille
petits détails inutiles – charmante prodigalité du pharmacien –
qu’on eût supprimés dans une préparation factice, me donnaient,
comme un livre où on s’émerveille de rencontrer le nom d’une
personne de connaissance, le plaisir de comprendre que c’était bien
des tiges de vrais tilleuls, comme ceux que je voyais avenue de la
Gare, modifiées, justement parce que c’étaient non des doubles,
mais elles-mêmes et qu’elles avaient vieilli. Et chaque caractère
nouveau n’y étant que la métamorphose d’un caractère ancien, dans
de petites boules grises je reconnaissais les boutons verts qui ne
sont pas venus à terme ; mais surtout l’éclat rose, lunaire et
doux qui faisait se détacher les fleurs dans la forêt fragile des
tiges où elles étaient suspendues comme de petites roses d’or –
signe, comme la lueur qui révèle encore sur une muraille la place
d’une fresque effacée, de la différence entre les parties de
l’arbre qui avaient été « en couleur » et celles qui ne
l’avaient pas été – me montrait que ces pétales étaient bien ceux
qui avant de fleurir le sac de pharmacie avaient embaumé les soirs
de printemps. Cette flamme rose de cierge, c’était leur couleur
encore, mais à demi éteinte et assoupie dans cette vie diminuée
qu’était la leur maintenant et qui est comme le crépuscule des
fleurs.
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